Tous les collèges ont cette caractéristique commune : ils ne savent pas ce qu’ils doivent faire vraiment des élèves, ce que la société leur demande vraiment de faire des élèves. Nous n’avons pas redéfini clairement quelles étaient les connaissances et les compétences que l’on devait former au cours de la scolarité obligatoire, quelles étaient les valeurs auxquelles on devait faire adhérer ou tenter de faire adhérer les élèves, quelles étaient les capacités qui devaient être là et supporter le travail pédagogique de la classe (...)
La responsabilité de l'Etat
Pour moi, la scolarité obligatoire, c’est cette époque de la vie du jeune pour laquelle l’Etat, en tant qu’institution, a une responsabilité fondamentale, qui touche à la formation de sa citoyenneté et à la capacité de l’insérer dans un monde qu’il puisse comprendre, où il ne soit pas manipulé (…)
Trois choses me paraissent, pour l’essentiel, à définir et à construire :
clarifier les compétences exigibles, aujourd’hui, pour exercer la citoyenneté ;
clarifier les attitudes sur lesquelles il faut insister pédagogiquement pour fonder une société civile solidaire :
comprendre ce qui peut permettre à l’enfant d’aujourd’hui de prendre la parole en tant que citoyen de demain.
Définir les compétences
Cela est difficile parce que l’école n’y est pas habituée. En général, elle définit des connaissances, non des compétences. L’école forme à des connaissances qui, pour l’essentiel, ne servent qu’à réussir à l’école – ce qui fait de celle-ci une institution particulièrement chère sur le plan du rapport qualité/prix, puisqu’on n’apprend à l’école, qu’à réussir.
Compétences ou connaissances.
Ce serait un travail épistémologique très long de voir si la logique des compétences et celles des disciplines sont compatibles. La logique des compétences est celle des problèmes qu’un citoyen doit être amené à comprendre pour gérer à peu près correctement la vie quotidienne dans laquelle il va être projeté. Or, par définition, un problème est interdisciplinaire ; il fait appel à des éclairages, à des connaissances multiples. Une connaissance, elle, n’a de validité qu’à travers un champ disciplinaire déterminé.
Un exemple : j'ai vu un arbre sous mes fenêtres. Cet arbre peut faire l’objet d’une multiplicité de connaissances : je peux l’étudier en tant que biologiste et produire des connaissances biologiques, en tant que pédologue et produire quelques connaissances sur la nature du sol, en tant qu’historien pour regarder comment il est arrivé ici, dans ce pays, en tant que géographe pour voir comment il s’inscrit dans le paysage, en tant que paysagiste pour voir s’il est correctement harmonisé avec l’ensemble architectural dans lequel il se trouve, en tant que littéraire ou peintre, etc. D’une certaine manière, cet objet est atomisé par les multiples disciplines qui s’intéressent à lui et qui produisent chacune des connaissances sur lui.
Néanmoins, s’il s’agissait, dans un établissement agricole, d’apprendre quels arbres planter dans tel endroit, il faut faire tout autre chose que diviser l’arbre en une série de connaissances, afférentes chacune à des champs disciplinaires épistémologiques cohérents. Il s’agit de savoir quel arbre on va planter et, en fonction de variables extrêmement hétérogènes, qui vont de la tradition ancestrale de ce qui s’est passé dans le pays jusqu’à la climatologie, au rapport qualité /prix, au retour sur investissement que va définir l’économiste, etc.
Autrement dit, une compétence, planter un bon arbre au bon endroit, n’est jamais réductible à la somme des connaissances qu’il faut avoir acquises. Et l’école est très mal adaptée pour cela ; elle continue à équiper les jeunes en connaissances ; elle ne sait pas les équiper en compétences.
Sortir d'un empilement de connaissances
Je ne prétends pas connaître les compétences auxquelles il faudrait former les élèves dans l’école obligatoire. Je dis qu’il faut y réfléchir. Par exemple, il est extrêmement curieux de voir, alors qu’une récente enquête de l’INSEE montre que 60 % des Français sont menacés de surendettement, qu’il n’y a, dans la scolarité obligatoire, jamais d’apport quelconque sur la manière de tenir un compte en banque, sur la législation concernant la dette et le surendettement… Je ne dis pas qu’il faut mettre cela au programme, mais qu’il faut en discuter.
Il faut sortir d’une logique qui faisait de la scolarité obligatoire une logique d’empilement des connaissances, pour entrer dans une logique qui en fasse un lieu de construction de compétences, aujourd’hui requises pour exercer une citoyenneté un peu lucide.
Je ne tranche pas. Provocateur, je souhaite que ce travail ne soit pas fait par les spécialistes des différentes disciplines ! Mais par un groupe qui implique non seulement des élus, mais aussi l’ensemble des partenaires sociaux, les partenaires économiques, le mouvement associatif, etc. Je souhaite qu’on se mette d’accord sur un « profil de sortie » ou un « portefeuille de compétences minimales », allant du discernement politique jusqu’à la capacité de gérer son programme télévisuel hebdomadaire, son compte en banque, mais aussi jusqu’à comprendre les enjeux historiques de notre temps, à choisir un programme théâtral ou, parmi plusieurs poèmes, à choisir celui qui va correspondre à votre sensibilité.
Définir la scolarité obligatoire en termes de compétences, c’est changer complètement la logique et la structure actuelle ; Cela me paraît une priorité.
Autre priorité de la scolarité obligatoire, le sursis à la violence
Il faudrait essayer de recentrer la scolarité sur l’attitude qui me paraît fondatrice de la société civile, et même de toute société civile : le sursis à la violence. Dans les collèges où je vais, je ne cesse de décrire l’attitude éducative par excellence, la seule qui vaille qu’on se batte : essayer de discuter avant de se taper dessus. Nous sommes tous convaincus que cette attitude est la bonne, mais je peux constater que ce n’est pas une attitude généralisée chez les élèves. Il y a une responsabilité fondamentale de l’école dans l’apprentissage au sursis à la violence, apprentissage dans lequel peut s’immiscer un peu d’intelligence, un peu de « retenue », qui permette d’entendre, d’écouter, sans nécessairement approuver, mais sans « taper tout de suite ».
Il n’y a pas de société civile sans sursis à la violence. Ce n’est pas une banalité de dire : c’est la responsabilité civile de l’école elle-même. Je ne dis pas qu’il faille, pour cela, ajouter une discipline : apprentissage du sursis à la violence. Il faut que cet apprentissage, cette attitude fondamentale traverse la totalité des disciplines.
Il y a une manière de faire des mathématiques qui est sursis à la violence : on peut faire des maths en travaillant avec les élèves sur le fait que celui qui a raison n’est pas celui qui crie le plus fort, qui est toujours le premier de la classe, ni même celui qui a les meilleurs diplômes, ou qui trouve le raisonnement le plus intelligent, la résolution du problème la plus fine, la plus efficace.
Mobiliser tous les partenaires de la collectivité éducative
Si l’on fait découvrir cela à des élèves, on est déjà dans une construction d’une société civile où il y a sursis à la violence. Dans ce sursis à la violence, qui est le lieu de l’émergence de l’intelligence, tous les partenaires de la collectivité éducative ont leur place. Les partenaires, ce sont les enseignants au premier chef, les éducateurs qui participent à la vie de l’établissement, également (et j’y crois énormément) le personnel de service, dont je peux mesurer au quotidien l’importance déterminante dans les processus éducatifs dans les collèges. Ce sont aussi tout le personnel, toute la vie associative et tous ceux qui s’associent, d’une manière ou d’une autre, au travail du collège.
Le sursis à la violence est nécessaire pour fonder une société civile qui soit celle dans laquelle l’acte premier ne soit pas celui de taper, d’humilier, voire de tuer, mais celui d’entendre, d’écouter, même pour ne pas approuver. Une école qui ne se recentrerait pas autour de cette préoccupation pour une société civile, serait suicidaire, à mon sens. Ceux qui, aujourd’hui, nous font des incantations sur la nécessité d’abandonner toute velléité éducative dans l’école, pour nous replier sur la stricte diffusion de savoirs disciplinaires, sont de dangereux apprentis–sorciers. Ils nous préparent des violences sociales, lesquelles susciteront des clivages sociaux dont nous aurons du mal à nous remettre.
Apprendre à communiquer
Je découvre de jour en jour, quelque chose de très important, en particulier dans les entretiens que je mène avec des élèves dans des ZEP : la capacité pour le jeune d’accéder à sa propre parole.
Dire « je » pour pro-je-ter
En discutant avec des élèves de seize ans, je suis frappé par leur impossibilité à dire « je », par cet espèce d’éclatement absolu de leur propre histoire en événements multiples qui ne sont reliés par rien. Ils ont une extrême difficulté à nouer ce qui leur arrive dans une histoire, même inventée (dès qu’on raconte, sa propre histoire, on invente), à dire « j’ai fait ceci, cela… et, alors un jour, il m’est arrivé ça, ce jour-là… » Ils en sont incapables. Il n’y a pas de parole. Il y a du discours, du flash, du slogan, du cri, de l’onomatopée, toute une série de choses comme cela. Pour une très grande partie des élèves que j’appelle les exclus – ceux qui ont été progressivement écartés du système central – il n’y a pas de parole, pas de « je » , donc il n’y a pas de possibilité de se mettre en jeu. Je ne mets rien en jeu quand je ne suis pas capable de me penser dans ma propre histoire.
On exige des élèves qu’ils construisent leurs projets. Mais moins les élèves sont formés à construire leur propre projet, plus ils doivent le faire tôt, parce que plus ils doivent choisir tôt leur orientation professionnelle. On insiste beaucoup aujourd’hui sur la formation du projet personnel ; je suis frappé de l’impossibilité des jeunes de parler en termes de projet dans la mesure où ils ne peuvent même pas parler en terme d’histoire, où il n’y a même pas de passé assumé, même pas de lien, même au niveau des « déclencheurs narratifs ». Le déclencheur narratif est de pouvoir dire : « C’est alors qu’il m’est arrivé que... - Tout à coup, il m’est arrivé... - A ce moment-là, j’ai compris que… » Je relève cette impossibilité de parler autrement que sous forme d’événements juxtaposés,qui n’ont point de sens, qui sont dans l’ordre de ce qu’on pourrait appeler « le plus mauvais clip qui soit ».
Accès à la parole
On l’a beaucoup dit, mais je crois que si l’école échoue dans l’écriture, dans l’acquisition de l’orthographe (ce n’est pas si sûr qu’elle soit plus mauvaise qu’il y a vingt ans), elle échoue infiniment plus encore dans l’accès à la parole. Le collège est un lieu où les jeunes ne parlent pas.
Dans les classes, ils bavardent ; dans la cour, ils crient. Entre les deux, il n’y a pas de parole, pas de lieu d’expression pour que se noue un dialogue avec un adulte, ou même un pair. Certains vont parler en famille. Mais lesquels ? Ceux qui ont la chance d’y trouver quelqu’un pour les former à cette parole.
Les moyens
Si l’on se donne comme objectif, pour la scolarité obligatoire, de former non pas 20, 30 ou 40 % des jeunes, mais 100 % des jeunes avec des objectifs « noyaux » forts, qui sont de l’ordre du profil de sortie, qui sont de l’ordre du profil de sortie, qui sont les conditions d’accès à la citoyenneté responsable, alors il faut forger des structures susceptibles de prendre en charge des élèves pendant cette scolarité obligatoire pour leur faire atteindre ces objectifs.
Mais les structures actuelles sont extrêmement mal adaptées. Il y a des problèmes purement techniques : la scolarité obligatoire, c’est 16 ans, la fin du collège, c’est 15 ans, officiellement. Ainsi, pour certains élèves, la scolarité obligatoire est étalée sur trois ou quatre établissements différents, ce qui ne facilite pas l’identification d’une série d’objectifs clairs qu’on pourrait affecter à cette période de scolarité.
Mixité ou filières spécifiques
Au delà de ce problème technique, un problème de fond se pose actuellement, à savoir si les mêmes objectifs doivent être atteints en mettant les élèves dans les mêmes structures, ou s’il faut des structures différentes parce qu’on se donnerait ainsi mieux les moyens d’atteindre les mêmes objectifs.
Ce problème n’est pas superposable au premier. On peut parfaitement être d’accord pour dire qu’il y a des objectifs qui sont requis pour exercer une citoyenneté solidaire minimale et considérer qu’il est tout à fait légitime, pour les atteindre, de devoir multiplier les structures, qu’il faille différencier pour coller plus précisément aux besoins des jeunes.
Sans entrer dans les détails, disons que notre système scolaire oscille sur cette question depuis le Plan Langevin-Vallon, entre deux types de traitement : l’un par l’homogène qui consiste à dire : on va mettre ensemble les gens qui ont à peu près le même profil, parce que c’est plus efficace pour enseigner ; l’autre par l’hétérogène qui consiste à dire : quand on met les gens ensemble et qu’ils se ressemblent trop, cela fait des ghettos, cela crée des exclus, des marginaux…
On oscille en passant de l’un à l’autre, voire, dans certains collèges, d’une année sur l’autre. Les professeurs disant : « Si l’on mettait tout le monde dans la même classe, ce serait bien ; il y aurait de la stimulation. » On va donc faire un projet d’établissement autour de cela. On le fait et un an après, quelques professeurs disent : « Ce n’était pas mal, mais c’est un peu difficile à gérer. Alors, si on regroupait tous les élèves qui ont des difficultés en maths, en français, en faisant des classes particulières, ce serait peut-être mieux pour eux. » On le fait et deux ans après, on change de nouveau !
On n’a jamais su résoudre ce problème de l’homogénéité et de l’hétérogénéité, parce qu’on a toujours confondu la notion de procédure et celle de processus. Parce que l’école s’est toujours sentie responsable de procédures d’enseignement, au lieu de se sentir responsable du processus des apprentissages. Une école, cela reste d’abord un ensemble de procédures d’enseignement juxtaposées ; ce n’est pas un lieu où l’on organise des processus d’apprentissage adaptés aux individus, adaptés avec des temps de socialisation , de spécialisation, avec des temps hétérogènes, homogènes, centrés sur les besoins des personnes.
Tout ceci est très difficile, extrêmement lointain pour certains d’entre nous et nous vivons des situations à caractère dramatique bien loin des idéaux que je propose aujourd’hui.
Un débat à ouvrir
Pour conclure, en ayant conscience d’avoir été très lacunaire et même caricatural sur certains points, je veux dire qu’il y a un enjeu fondamental, philosophique, sur la finalité même de l’école aujourd’hui. Il faudra bien en débattre.
Est-ce que nous acceptons comme finalité de l’école la paix sociale, l’unité sociale, la solidarité – qui est peut-être la forme moderne de la fraternité ? – Ou est-ce que nous voulons faire de l’école d’abord, aujourd’hui, un outil efficace, rentable, qui soit susceptible de pourvoir, le plus rapidement et dans les meilleures conditions possibles, des emplois qui seront, une bonne fois pour toutes, définis et répartis entre concepteurs, exécutants et chômeurs ?
Je fais partie de ceux qui pensent que l’école, au moins jusqu’à la scolarité obligatoire, a d’abord la vocation de construire une paix sociale, d’assurer une unité sociale, qu’elle a la fonction d’éducation tout autant et en même temps que la fonction d’instruction et d’instrumentation.