Détruire la misère, c'est possible

Victor Hugo

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Victor Hugo, « Détruire la misère, c'est possible », Revue Quart Monde [En ligne], 156 | 1995/4, mis en ligne le 05 juin 1996, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2959

Un an après l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, Victor Hugo en appelle à l’abolition de la misère en France. L’auteur des « Misérables » a clairement perçu que leur souffrance engage la conscience de la société tout entière. Selon lui, le premier devoir politique des législateurs et des gouvernants est d’y mettre un terme. Aujourd’hui, le rappel de cette précarité est toujours d’actualité.

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« Je ne suis pas de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère.

Remarquez-le bien, je ne dis pas diminuer, amoindrir, militer, circonscrire, je dis détruire. La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain : la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. Détruire la misère ! Oui, cela est possible. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli.

La misère, voulez-vous savoir jusqu’où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au Moyen Age, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons ?

Il y a dans Paris…

Mon Dieu, je n’hésite pas à les citer, ces faits. Ils sont tristes, mais nécessaires à révéler ; et tenez, s’il faut dire toute ma pensée, je voudrais qu’il sortît de cette assemblée, une grande et solennelle enquête sur la situation vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Comment veut-on guérir le mal si l’on ne sonde pas les plaies ?

Il y a, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vêtements, que des morceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèces de fumier des villes, où des créatures humaines s’enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l’hiver.

Voilà un fait. En voici d’autres. Ces jours derniers, un homme est mort de faim et l’on a constaté, après sa mort, qu’il n’avait pas mangé depuis six jours. Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des charniers de Mautfaucon !

Eh bien, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout entière : que je m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l’homme, que ce sont des crimes envers Dieu !

Voilà pourquoi je voudrais que cette assemblée, majorité et minorité, n’importe, je ne connais pas, moi, de majorité et de minorité en de telles questions ; je voudrais que cette assemblée n’eût qu’une seule âme pour marcher à ce grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime, l’abolition de la misère !

Vous venez, avec le concours de la garde nationale, de l’armée et toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l’Etat ébranlé encore une fois. Vous n’avez reculé devant aucun péril, vous n’avez hésité devant aucun devoir. Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable… Eh bien ! Vous n’avez rien fait !

Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre matériel raffermi n’a point pour base l’ordre moral consolidé ! Vous n’avez rien fait tant que le peuple souffre ! Vous n’avez rien fait tant qu’il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous n’avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l’âge et qui travaillent peuvent être sans pain ! Tant que ceux qui sont vieux et qui ont travaillé peuvent être sans asile ! Tant que l’usure dévore nos campagnes, tant qu’on meurt de faim dans nos villes, tant qu’il n’y a pas des lois fraternelles, des lois évangéliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cœur ! Vous n’avez rien fait, rien fait, tant que, dans cette œuvre de destruction et de ténèbres qui se continue souterrainement, l’homme méchant a pour collaborateur fatal l’homme malheureux !

Vous le voyez, ce n’est pas seulement à votre générosité que je m’adresse, c’est à votre sagesse, et je vous conjure d’y réfléchir. Songez-y, c’est l’anarchie qui ouvre les abîmes, mais c’est la misère qui les creuse. Vous avez fait des lois contre l’anarchie, faites maintenant des lois contre la misère ! »

1 Extraits de l'intervention de Victor Hugo devant l'Assemblée législative, le 9 juillet 1849
1 Extraits de l'intervention de Victor Hugo devant l'Assemblée législative, le 9 juillet 1849

Victor Hugo

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