Quand le conte révèle

Claire Heatley

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Claire Heatley, « Quand le conte révèle », Revue Quart Monde [En ligne], 156 | 1995/4, mis en ligne le 05 juin 1996, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2971

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Culture

Ma première expérience avec des personnes les plus démunies a été ma pratique d'enseignante dans le quartier Elephant and Castle à Londres, mais ma vie professionnelle a débuté dans un environnement relativement aisé. Après trois années d'enseignement, j'ai décidé de plier bagage pour aller faire du bénévolat dans la communauté de Corrymeela en Irlande du Nord. C'est un centre qui organise des stages à temps complet en vue du travail auprès des populations les plus démunies de la province. Ma décision a été entièrement dictée par la foi : je me sentais « aspirée » vers cette tâche, comme si Dieu lui-même me poussait à faire ce choix. Cette année-là m'a ouvert les yeux. Même si je suis étrangère, et anglaise de surcroît, les gens m'ont laissée approcher de très près leurs vies et leurs difficultés ; c'était épuisant, poignant et rarement exaltant. Je sentais que les choses qui m'étaient les plus chères, la littérature par exemple, n'avaient plus aucune valeur dans le contexte de la vie de ces gens.

Je me suis rendu compte que le système éducatif n'est pas un moyen de rencontrer les gens dont la vie est aux antipodes de la mienne. Aussi, au lieu de reprendre l'enseignement, je me suis mise alors en quête d'une activité qui soit une passerelle me permettant de partager des choses qui, dans mon milieu, me paraissaient précieuses, tout en rencontrant des gens ayant des expériences et des attentes différentes. Le centre de Bromley by Bow m'attirait car on y mettait l'accent sur la créativité et les arts. On y a choisi une voie moyenne : d'une part, les arts ne sont pas réservés aux riches et, d'autre part, ils ne remplacent pas les solutions pratiques à apporter au chômage, au logement et à la santé précaire. L'expression artistique, qui vous comble d'un sentiment de plénitude, est une fin en soi car elle peut enrichir la qualité de la vie. En clair, on se sent mieux dans sa peau quand on a acquis et fait preuve d'un certain niveau de créativité. C'est pourquoi j'essaie de mettre sur pied un groupe d'initiation à l'art de conter, d'aider un atelier de poésie et d'entraîner des jeunes vers diverses activités artistiques dans un quartier où les couches populaires n'y ont guère accès.

Désormais, je considère que la créativité, quelle que soit la forme sous laquelle elle s'exprime, est un besoin humain fondamental et qu'elle fait considérablement grandir l'estime de soi-même. Dans notre société, l'individu ne trouve pas toujours un lieu où exprimer ses capacités de création. Dans un travail que je fais avec des jeunes (inventer des histoires, les écrire et les raconter), je considère que j'ouvre un espace où l'on peut partager, célébrer et affirmer des talents jusque-là enfouis, et que je mets en contact des gens qui s'entraident. L'expression « détruire la pauvreté » est trop grandiloquente pour décrire ce geste qui, petit à petit, pousse à l'expression personnelle sans complexe et à la compréhension mutuelle. Mais à mesure que les membres d'un groupe découvrent des possibilités nouvelles, ils élargissent peu à peu les choix limités qui caractérisent habituellement une situation de pauvreté.

Les résultats sensationnels sont rares, mais encourageants. J'ai collaboré cet été avec un artiste dans un certain nombre d'activités de plein air où les enfants, après avoir raconté des histoires, avaient la possibilité d'explorer diverses techniques, la peinture sur soie ou l'imprimerie par exemple. Un garçon habituellement très agressif a été capable de travailler d'une façon constructive dans ce contexte et de produire des dessins d'une qualité certaine. Il a été lui-même étonné de ses capacités. Il a déclaré que ce qu'il trouvait de mieux dans l'atelier était l'absence de bagarres. Habituellement, c'était lui le meneur : il était donc réconfortant de voir comment une chose aussi simple qu'un travail créatif au sein d'un petit groupe lui avait permis de faire surgir des énergies différentes de celles qui le lançaient tête baissée dans la confrontation avec ses parents, professeurs et camarades. Sa mère m'a demandé de lui trouver quelque chose de similaire, mais de plus régulier, et il participe actuellement à des ateliers hebdomadaires sous la houlette de l'Opéra national d'Angleterre.

Je rêve à une foule de choses... L'un de ces rêves est que les jeunes des secteurs les plus défavorisés jouent un rôle positif dans la construction de leur cité. Je rêve que la spirale descendante de la « culture de la rue », avec ses drogues et sa criminalité, soit renversée par des alternatives positives, et que la cité abonde en équipements de loisirs et de formation ainsi qu'en opportunités d'emplois, ce qui donnerait aux jeunes les chances de s'épanouir pleinement.

1 Interview publiée dans Fourth World Journal, Autumn 1995 (48 Addington Square, London SES 7LB). Nous remercions ce journal pour l'autorisation de
1 Interview publiée dans Fourth World Journal, Autumn 1995 (48 Addington Square, London SES 7LB). Nous remercions ce journal pour l'autorisation de reproduire cet article.

Claire Heatley

Claire Heatley1, anglaise, a fait des études littéraires à l'université, puis elle a suivi une formation d'enseignante. Elle travaille actuellement au Centre de Bromley by Bow et organise des stages de conteur pour les enfants.

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