Traction Avant Compagnie

Marcel Notargiacomo et Josette Lacotte

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Marcel Notargiacomo et Josette Lacotte, « Traction Avant Compagnie », Revue Quart Monde [En ligne], 156 | 1995/4, mis en ligne le 01 juin 1996, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2975

Contre l'exclusion, comment tisser les perceptions multiples d'un même événement local ou historique, les moyens d'expression spontanée et l'exigence de qualité ? Cet article est extrait d'une communication faite au Colloque La culture et l'activité humaine pour refuser la misère. Bruxelles 8-9 juin 1995, organisé conjointement par la Commission de l'Union européenne (Direction générale X) et le Mouvement international ATD Quart Monde.

« Hé !... il y a un trésor dans la maison d'à côté !

- Mais... il n'y a pas de maison à côté !

- Ça ne fait rien, on va la construire ! » (Les Marx Brothers).

Il y a urgence à révéler la fertilité des lieux aux conditions de vie difficiles. C'est dans cette urgence que travaille la Compagnie Traction Avant, dans et à partir d'une ville de 60 000 habitants - Vénissieux - dont la moitié est rassemblée sur un grand ensemble, le quartier des Minguettes, composé d'un tissu humain très métissé, sans beaucoup d'histoire commune, sans imaginaire collectif construit dans la durée.

Dans ce contexte, Traction Avant tend depuis douze ans à contribuer à développer une activité éducative, culturelle et artistique à contre-courant des phénomènes d'exclusion, à partir des populations en voie ou en situation de marginalisation, en essayant de faire vivre la mémoire et d'ouvrir des perspectives d'avenir, à partir de projets et réalisations partagés.

Ce travail est fondé sur l'écoute des différences, la prise en compte des aspirations, des histoires de vies et richesses personnelles de ceux et celles qui habitent ces tissus urbains.

Nous présentons ici de façon synthétique les principaux éléments de trois expériences pariant la culture contre la misère, conduites par Traction Avant avec ceux et celles qu'on appelle les populations « mises au ban », avec la participation d'enseignants, de travailleurs culturels, sociaux, d'artistes et avec la confiance de partenaires institutionnels.

« Je me souviens... Un jour tu verras... » ou l'exorcisme d'une démolition

Le 11 octobre 1994, sur le quartier des Minguettes, 640 logements sociaux inoccupés ont été détruits. L'annonce de l'événement a été perçue de manière contradictoire par les habitants de ce lieu et au-delà : émotion, angoisse, sentiment de gâchis humain et financier, sentiment d'exclusion des prises de décision, conscience d'une forme d'impasse de société, à une époque où il y a tant de sans-logis, sentiment de soulagement également, ont diversement habité les têtes et les cœurs.

Face à la force des lieux, à l'épaisseur des histoires de vies qu'ils contenaient, à la présence de l'image médiatique zoomant sur l'exploit technique de l'événement, il nous a semblé impossible de rester spectateurs.

Dans une éthique de décence et de partage, près des gens d'ici et avec eux, la Compagnie a réalisé, quelques semaines avant la démolition des 10 tours, un recueil de paroles des habitants des quartiers, comme autant de mémoires vives. Ces paroles ont ensuite donné lieu à un spectacle théâtral pour tenter de passer du deuil à la renaissance : 10 comédiens, pour 10 tours, ont alors offert en partage ces traces de vies à leurs auteurs (des auteurs qui pour l'essentiel ne vont pas au théâtre) et à tous ceux et celles qui ont eu envie de venir écouter un témoignage mémoire d'habitants, à la fois drôle, triste, violent, émouvant, critique...

Nous avons voulu dans ce travail intégrer des éléments qui constituent la culture des gens d'ici en partant de leurs expressions : a été présentée par exemple dans le spectacle la manière de se dire bonjour, avec les différents mots et gestes venus de pays d'Afrique, d'Europe, d'Asie...

Cette expérience a montré combien chacun(e) est porteur de richesses à condition de vouloir s'en rapprocher et de prendre le temps d'être attentif à l'Autre.

« Je t'écris pour la vie » ou le pari de la conscience et du cœur contre violences et barbaries autour de nous et en nous

Nous vivons dans une époque terriblement marquée par l'expansion de la violence, la perte de repères et du sens de la vie, la dilution de la mémoire, la négation de l'Autre et en même temps l'angoisse de la peur.

De ce constat, il nous est apparu également urgent d'alerter collectivement les consciences sur ces réalités en s'interrogeant aussi soi-même sur le sujet.

En pensant au drame d'Oradour-sur-Glane, en Limousin, aux horreurs qu'on croyait disparues et qui ressurgissent, aux fractures et aux battements de vies de l'époque dans laquelle nous vivons, nous avons imaginé un projet avec 150 enfants et adolescents du Limousin et de Vénissieux, pour frayer contre l'oubli et l'exclusion de l'Autre.

Il s'agissait au travers d'ateliers d'écritures, d'arts plastiques de théâtre, de danse... d'exprimer comment violences et barbaries résonnent à la fenêtre de ces enfants et adolescents, dans l'histoire, dans la réalité présente et dans leur propre quotidien.

Il s'agissait aussi de construire de nombreux petits ponts pour faire le pied de nez à la guerre, faire grandir la vie, et déjouer les barbaries autour de nous et en nous.

Des plasticiens, des écrivains... en collaboration avec des enseignants de six classes impliquées ont accompagné ce parcours.

Des personnalités, hommes et femmes de lettres, d'art, de sciences, de cœur et de raison ont aussi participé à ce projet.1

Avec l'expression culturelle et artistique comme porte d'entrée de la connaissance, de la pensée, de l'émotion, de l'imaginaire, cette action a appris à chacun(e) à se mieux connaître, à se mieux comprendre, mieux s'accepter sans préjugés.

Elle a permis également de vérifier ce que peut parfois une action éducative et culturelle : appréhender des événements de manière sensible en même temps que mettre à distance la réalité, se réinscrire dans une histoire humaine, vivre autrement le rapport au temps et à l'espace. Ce qui est d'autant plus important que lorsque l'on vit mal, on vit au jour le jour.

Les paroles écrites par les enfants sont le meilleur témoignage de ce qui a été vécu ensemble :

« Je t'écris parce que j'aime beaucoup les ponts » Dara.

« L'amitié c'est quand les canons servent de bancs » Julien.

« Dans l'ombre du visage méconnu est le secret » Marina.

« Mes larmes coulent sur la terre meurtrie. Mon âme a faim, faim d'amour, faim d'amitié, faim de présence. Comment boucher le trou de mon cœur ?

Mes larmes ne me servent plus, comment pleurer ? Mon cœur ne bat plus, comment pourrais-je partager mon amour avec toutes ces roses des champs ? Je suis envahi de vide, que me manque-t-il ? Un brin d'amour, un brin de présence, alors mon cœur battra, mes larmes se dessécheront. Votre amour est mon air. Comment pourrais-je vivre sans air ? J'ai besoin de vous » Étienne.

« A cœur danse » ou faire émerger des signes d'une culture urbaine

Nous connaissons un garçon qui était fou de tag. Il taggait sur les métros de Lyon. Nous lui avons demandé pourquoi il faisait cela. Il nous a répondu : « Vous ne pouvez pas savoir le bonheur que j'ai quand je vais m'asseoir à une station de métro et que je regarde passer mon nom. »

Que ce soit à travers le tag, le graffiti, le rap ou la break-danse, composants de ce que l'on appelle la Hip Hop culture, de jeunes adolescents et adultes de banlieue souvent en difficultés scolaires et/ou professionnelles, sans repères, sans perspectives, en quête d'identité et de reconnaissance, empruntent ces langages comme pulsions vitales et gestes de survie.

C'est autour de la culture Hip Hop, née aux États-Unis, dans les quartiers populaires new-yorkais, à la fin des années 70, que des jeunes de banlieues se sont ralliés. A l'origine, elle clamait le droit à l'existence, proposait une alternative à la violence, annonçait la fin d'un monde : celui de la soumission et de l'exil intérieur, revendiquant ainsi une citoyenneté nouvelle. Aujourd'hui, cette culture se développe dans un environnement qui se radicalise et balance entre la soif de réussite et de starisation pour certains et une volonté de rébellion pour d'autres.

Dès sa création, Traction Avant a réuni de jeunes breakers des différents quartiers de Vénissieux pour tenter, à partir de leur expression culturelle spontanée, de leur permettre de (re)trouver une identité, de se « mettre » en projet, et de le construire, ici encore à contre-courant des situations d'exclusion.

Cette expérience s'est déroulée et se déroule avec des groupes de jeunes, selon une démarche :

- Mettant des groupes, dans le cadre d'ateliers, en relations d'échanges avec des créateurs intervenants.

- Puisant dans des réalités locales tout en ouvrant à d'autres formes et pratiques culturelles apportées par les créateurs, cassant des situations d'enfermements culturels.

- Liant en permanence formation, production, mise en communication, en direction de publics, dans une exigence de qualité, et selon une pédagogie de la responsabilisation, à l'opposé de logiques de victimisation.

Cette expérience a permis à la fois à chaque participant à des degrés divers :

- De développer son identité, de sortir de soi-même, de reprendre confiance, de s'ouvrir aux autres.

- De se (re)mettre en perspective de projet et d'agir.

- Pour certains, d'en faire progressivement métier.

La reprise « d'appétits » culturels et de vie, le développement de la capacité à communiquer avec les autres, sans agressivité et sans frime, sont quelques premiers indicateurs permettant de se dire que le travail entrepris est porteur de sens.

Et construire... dans la vigilance

Ces différentes expériences nous ont confirmé qu'il est possible de conduire des actions éducatives et culturelles à contre-courant des phénomènes d'exclusion en veillant à :

- Intégrer les richesses de vies et d'expressions de ceux-là mêmes qui sont exclus.

- Développer une éthique de travail défendant des valeurs de solidarité (et non d'individualisme), de responsabilités partagées (et non d'assistanat), de cohérence entre ce que l'on dit et les actes que l'on pose.

- Dévoiler la toute puissance de l'image qui s'exacerbe, et qui opère un véritable raid sur les sensibilités et les consciences humaines (notamment auprès d'enfants et d'adolescents) en médiatisant de façon spectaculaire les violences et en banalisant le sens de la vie.

- Démasquer le statut pervers de l'argent dans la société et dans les relations des hommes entre eux. Quelles indécence et provocation inacceptables à voir cohabiter dans une même communauté humaine des individus qui gagnent des milliards, pour une « performance » économique, sportive, artistique ... et des êtres qui témoignent en ces termes de leur quotidien : « Je ne savais pas qu'un jour je serais sans abri. Ma première nuit dehors, je l'ai passée à marcher ; j'allais où personne ne pouvait me voir, protégé par le vent et la pluie. J'avais froid, j'avais faim, j'avais peur. Je ne savais pas qu'il pouvait exister un stress de la pauvreté ».

- Ne pas subir les peurs contemporaines qui s'accompagnent de sentiments d'impuissance.

- (Re)penser la relation de la culture et de l'art à la société : notamment en tissant des alliances d'intelligence et d'énergie pour apprendre à travailler ensemble, casser les cloisonnements entre le social et le culturel, mettre en œuvre une répartition plus équitable des moyens octroyés à des activités “proches du terrain” au regard des moyens octroyés à des lieux de créations légitimés qui ont bien souvent perdu le sens de la proximité et du local.

Dans un monde qui va vers le moribond, le triomphe du bluff et des apparences, il nous semble essentiel d'aller du côté du désir de construire, d'aimer et de vivre, plutôt que du désir de détruire.

C'est un défi que nous partageons avec ferveur avec ceux et celles, d'ici et d'ailleurs, qui contribuent, même modestement, à « reboiser l'âme humaine » selon la belle formule du poète Julos Beaucarne.

C'est un défi plus urgent qu'il n'y paraît.

1 Elisabeth Badinter, Christian Bobin, Rolande Causse, Jean-Paul Chavent, Georges Emmanuel Clancier, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Jean Ferrat

1 Elisabeth Badinter, Christian Bobin, Rolande Causse, Jean-Paul Chavent, Georges Emmanuel Clancier, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Jean Ferrat, Jochen Gerz, Patrice Giorda, Albert Jacquard, Charles Juliet, Koulsy Lamko, Françoise Lefèvre, Jean Piat, Madeleine Riffaud, Jean-Pierre Spilmont, Marc Wilmart.

Marcel Notargiacomo

Marcel Notargiacomo est initiateur et responsable de la Compagnie de théâtre Traction Avant. Il a été précédemment agent de développement dans un Centre culturel, directeur d'un Service municipal de la Jeunesse et de Maisons de Jeunes et de la Culture.

Josette Lacotte

Josette Lacotte a été enseignante puis coordinatrice d'une Mission locale. Elle est actuellement conseillère en formation continue dans un GRETA (Groupement d'établissements d'appui) et membre du Conseil d'administration de Traction Avant.

CC BY-NC-ND