«Ils vont chercher l’eau à un truc rouge»

Marlène Jourdan

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Marlène Jourdan, « «Ils vont chercher l’eau à un truc rouge» », Revue Quart Monde [En ligne], 209 | 2009/1, mis en ligne le 05 août 2009, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3122

Samedi 15 décembre 2007, rencontre Tapori en Ile-de-France. L’animatrice a invité un « plaidoyeur » de l’Unicef pour échanger sur les droits des enfants. Mais comment le convaincre que cela vaut la peine d’écouter également l’expertise des enfants vivant dans des conditions difficiles en France ? Même avec les meilleures intentions du monde, la rencontre ne se fait pas toujours.

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Enfance, Tapori, Unicef

Depuis un peu plus de deux ans, les enfants disent qu'ils « vont à Tapori ». Tapori1, ce n’est pas un endroit, ça peut se faire partout, c'est un état d'esprit. Une fois par mois des enfants (certains ont la vie difficile, d'autres pas) se réunissent : ils voudraient avoir des amis, avoir le droit de jouer, que tous aient le droit de faire des belles choses. Ils voudraient avoir le droit d'avoir un « appart »  et être sûrs de toujours vivre en famille. Ils se retrouvent autour de la lettre Tapori, de la journée mondiale du refus de la misère, ou d'un « plaidoyeur »2 de l'Unicef.

J'avais rencontré Bertrand à l'assemblée générale du mouvement ATD Quart Monde du département, il avait beaucoup aimé notre exposition de silhouettes Tapori3.

Il voulait rencontrer les enfants. Malheureusement notre groupe Tapori ne se réunissait pas sur le secteur de Bertrand et c'est avec Denis que j'ai préparé la rencontre Tapori où il devait intervenir en tant que « plaidoyeur » de l'Unicef. Je lui parle des enfants, il m'explique qu'il a l'habitude d'aller dans des classes, des centres sociaux, etc. Notre sujet : la Convention relative aux droits de l'enfant. Nous nous mettons d'accord sur une vidéo de sept minutes qui présente les droits de l'enfant et la manière dont les enfants se sont mis ensemble pour faire valoir leurs droits. Il nous semble à tous les deux important d'insister sur ce point-là. Nous regarderons ensuite une seconde vidéo sur le droit à l'éducation et l'égalité entre les filles et les garçons.

Le monsieur de l'Unicef se présente aux enfants en racontant sa vie, employé à Gaz de France puis envoyé en mission en Inde, en ex-Yougoslavie, etc., puis à la retraite et enfin ici. Sûrement une vie passionnante ! Il passe la première vidéo. Les images sont un peu « choc » : c'est une série de photos montrant les enfants soldats, la famine, le sida, les victimes des mines, l'eau, les réfugiés, … Une voix « off » cite des chiffres.

A la fin de la cassette Denis parle du nombre de vaccinations que l'Unicef a fait, de la fois où ils sont intervenus dans un atelier où des enfants travaillent et quand ils sont arrivés, il n'y avait pas d'enfants. Ils ont finalement trouvé les enfants cachés dans des cartons. Alors l'Unicef a proposé de rémunérer les enfants pour qu'ils aillent à l'école et de rémunérer également l'entreprise qui avait un manque à gagner. Denis informe, récite, ne laissant pas de place à l'expression des enfants. Pourtant, eux aussi connaissent le sujet. Je voudrais tant que les enfants puissent également informer le « plaidoyeur » de l'Unicef. Alors tant pis si je suis mal polie : au moment où il prend une inspiration plus longue pour se lancer dans un nouveau monologue, je demande aux enfants ce qu’ils ont retenu, eux, de la cassette. Alicia et les deux sœurs ont retenu « qu'ils donnaient une cuillère d'eau mélangée avec du sucre et du sel ». Pendant le visionnage de la cassette les filles se sont émerveillées devant les bébés. Le monsieur de l'Unicef explique qu'on met du sel et du sucre parce qu'ils contiennent des vitamines.

Et sur l'eau ? Je demande aux deux sœurs comment ça se passe pour leur famille. Pauline répond qu’« ils vont chercher l'eau à un truc rouge, il faut tourner et c'est très dur ». Elle s'est levée et fait le geste de dévisser devant nous. « Et puis il y a l'eau qui sort. C'est à côté de ED ». Je demande combien de temps dure « la tonne ». Elles ne savent pas, parce que des fois leurs familles vont chercher l'eau pendant qu'elles sont à l'école.

On regarde la seconde vidéo. C'est un dessin animé. C'est l'histoire d'une petite fille qui ne va pas à l'école. Ça se passe dans un autre pays, on voit que les gens ne sont pas habillés comme nous et la couleur de peau est différente. Les parents ne veulent pas que leur fille aille à l'école parce qu'ils disent que les filles n'ont pas besoin de savoir lire et écrire. Le fils, lui, va à l'école. Il aimerait bien que sa sœur vienne avec lui mais cela n'est pas possible. Pendant qu'elle reste à la maison pour garder les poules, il lui vient une idée : elle envoie son perroquet à l'école, il se met sur le bord de la fenêtre de l'école, il écoute et quand il revient, il répète tout à la petite fille. Et la petite fille apprend à compter. Ce qui lui permet un jour de se rendre compte qu’il lui manque une poule, et de poursuivre le voleur. Les parents se rendent compte de l'importance de l'école et décident d'envoyer leur fille à l'école. La maman lui demande alors de bien écouter pour pouvoir ensuite lui apprendre.

Les enfants réagissent tout de suite, ils disent que ce n'est pas bien de ne pas aller à l'école, que c'est important d'apprendre à lire et à écrire. Nicolas connaît un garçon qui ne va plus à l'école, c'est Mohamed, mais il ne sait pas pourquoi, « il habite dans le camp derrière ». Jean aussi connaît un petit Enzo qui ne va pas à l'école. Pauline et sa sœur parlent de Sheila, qui ne vient pas des fois, elle habite dans une caravane un peu plus loin, mais la sienne peut rouler ! Solène dit que dans sa classe il y a Antoine. Sa maman est très malade, il ne travaille pas très bien et tout le monde se moque de lui. Clara dit que tout le monde devrait pouvoir se nourrir correctement. Elle voit bien que tous les enfants ne grandissent pas pareil.

Et le monsieur de l'Unicef, qu'a-t-il compris de ces enfants ? Pourquoi n'a-t-il pas essayé de les connaître plus ? Que comprend-il du droit à l'éducation ? Les enfants de cette rencontre ont de la chance : ils vont tous à l'école ! Mais certains n'apprennent pas, ils se font traiter à l'école. Denis savait-il avant cette rencontre, qu'aujourd'hui en France près de chez lui, des familles font des kilomètres pour aller chercher de l'eau ? Imagine-t-il que malgré toutes les aides, en France des enfants mangent mal ? A-t-il mesuré combien ces familles se sentent menacées ? Les enfants qui viennent à Tapori savent qu'ils ont des choses importantes à dire sur les droits de l'enfant, même s'ils ne peuvent pas les lister tous. Comment convaincre des adultes comme ce monsieur de l'Unicef que ça vaut la peine de les écouter et de se laisser changer le regard par eux ?

1 Voir note 1 page 37
2 « Le Comité français pour l’UNICEF agit par des actions de plaidoyer, en sensibilisant les publics de France, en les informant sur la situation des
3 Campagne annuelle lancée par Tapori  pour la Journée mondiale du refus de la misère, à partir d’une histoire vraie d'enfant du courage. Il est
1 Voir note 1 page 37
2 « Le Comité français pour l’UNICEF agit par des actions de plaidoyer, en sensibilisant les publics de France, en les informant sur la situation des enfants, en mettant en évidence les causes des difficultés des enfants, en proposant des remèdes, en créant un état d'esprit favorable aux enfants et, d'abord, aux enfants de France ». Cfr le site Unicef/ Convention des droits de l’enfant.
3 Campagne annuelle lancée par Tapori  pour la Journée mondiale du refus de la misère, à partir d’une histoire vraie d'enfant du courage. Il est ensuite propose aux enfants de dessiner leur silhouette en taille réelle et d'y inscrire un message dans le cœur.

Marlène Jourdan

Volontaire permanente d’ATD Quart Monde, Marlène Jourdan a fait partie de l'équipe du Val d'Oise de 2005 à 2008, avec pour principale mission une présence au moyen de Tapori et de l'Université populaire Quart Monde, auprès de familles vivant en caravanes et en habitat précaire à Herblay. Elle est actuellement au secrétariat du Savoir dans la rue.

CC BY-NC-ND