Les femmes, les hommes pris dans la misère, lui opposent une résistance jour après jour. Bien sûr, la précarité extrême de leurs conditions matérielles s'impose sans qu'ils puissent généralement la changer seuls. Elle mine leur santé. Elle fait obstacle à leurs responsabilités et à leurs droits de citoyens, de parents, de travailleurs.
Une société ne tolère que certains vivent cette précarité extrême que s'ils subissent un certain mépris. Oui, précarité extrême et mépris subi sont inséparables. Ensemble, ils s'opposent à la démocratie car ils font taire des hommes, des citoyens sur leur expérience de la vie et du monde, sur la pensée qu'ils en tireraient au bénéfice de tous.
Voilà pourquoi l'ambition de la revue Quart Monde est d'introduire le(s) regard(s) des plus pauvres dans le dialogue des citoyens autant que dans la réflexion des spécialistes.
Nous publions ici son cent cinquantième numéro en continuité avec ceux d'Igloos - nom de la revue d'alors - qui furent d'abord publiés, il y a plus de trente ans, dans le bidonville de Noisy-le-Grand. Notre souci reste de faire aimer ces personnes, ces familles aux prises avec la pauvreté extrême, de les faire respecter et comprendre.
L'Année internationale de la Famille ne donnera pas ses fruits sans faire place aux familles les plus défavorisées. Notre dossier y contribue d'abord par une monographie de famille. Quoi de plus difficile à délimiter qu'une famille ? Plus encore quand la misère la rend dépendante des appréciations, des jugements et des interventions extérieures. Dans la tête et le cœur de ceux qui la bâtissent, qu'est-ce qui tient la famille ? Commençons par un récit qui met dans la réalité, la durée, en prenant délibérément le point de vue des parents, ici, surtout de Vicky W., la mère.
Ce point de vue donne une globalité. Celle de ce qu'il faut vivre simultanément pour être une famille et que les spécialistes découpent, que la misère harcèle.
Des monographies, publiées il y a vingt ans dans Igloos, ont véritablement fait prendre conscience de l'accumulation des précarités d'un domaine à l'autre de l'existence. Elles ont fait comprendre que la menace de la faim, au lieu de le faire durer dans un travail, obligeait paradoxalement un père de famille à l'interrompre pour demander son compte, que les difficultés de se loger faisaient obstacle au travail bien sûr, mais également aux droits civils et politiques - celui d'avoir une vie privée, une carte d'identité, de voter et d'avoir un poids sur la politique de logement - qu'elles faisaient fondamentalement obstacle au droit de l'enfant, comme de ses parents, de vivre en famille. Elles ont fait comprendre que la menace de placement des enfants minait le sens même du soutien aux familles défavorisées que cherchaient à établir bien des politiques sociales.
Ces monographies consacrent une grande attention aux gestes et aux paroles exprimés dans la vie quotidienne, autant qu'au dialogue pour s'assurer de les comprendre. Elles restituent l'enracinement dans une histoire personnelle, familiale, dans l'histoire d'un milieu social. Et justement là demeurent les blessures, les déracinements pourrait-on dire, que provoque à toute époque de la vie la misère, parce qu'elle menace et brise jusqu'aux liens les plus essentiels. Brise ? Bien de ces liens brisés subsistent néanmoins, au mieux en cicatrices, mais aussi en points douloureux, silencieux.
A ce regard enraciné dans la durée et l'obligation d'agir que donne la monographie, notre dossier ajoute deux autres perspectives. D'abord celle du dialogue, ensuite celle du sens.
Perspective du dialogue. La monographie donnait ici la cohérence d'un regard par rapport à son propre enracinement. Or, des autorités publiques, des administrations, des professionnels, par exemple, développent aussi chacun leur regard en cohérence avec leurs histoires et leurs contraintes. Sans en avoir l'intention, ils maintiennent souvent une ignorance du monde « vu d'en bas. » Comment mettre fin à cette ignorance mutuelle ?
Autour de sujets, en l'occurrence la naissance, la santé et la vie du quartier, des professionnels des services sanitaires ou sociaux ont créé des circonstances nouvelles dans lesquelles des familles en grande pauvreté et précarité pouvaient révéler leurs espoirs pour leurs enfants, leur soif de confiance et de reconnaissance, leur volonté de changement et leurs capacités concrètes qui n'apparaissent pas dans le cours ordinaire du fonctionnement de la société. Ainsi le regard des plus pauvres constitue-t-il une source de savoir qui permette d'améliorer les pratiques d'intervention.
Perspective du sens. Bien souvent, les plus pauvres sont simplement inexistants dans notre vision du monde. Et ceci probablement parce qu'ils semblent n'entrer dans ce monde par aucune contribution, par aucune simplification. Mais tant que l'existence de certains hommes n'a pas de sens pour autrui, ils sont en danger d'être simplement considérés comme « en trop. » Quoi de plus menaçant, et malheureusement, quoi de plus actuel ? C'est pourquoi il n'est pas inutile de comprendre leur place dans une perspective de contribution politique, de contribution civilisatrice de tous les hommes. Donner sens pour être capable d'attention mutuelle, c'est ouvrir une histoire différente.