J’habite depuis six ans dans un quartier pauvre près du stade olympique à Montréal (Québec), face à une HLM où vivent 250 familles, un vrai ghetto. Dans ce secteur, les bâtiments des industries entraînent une séparation psychologique des gens. Même rejoindre l’arrêt des bus, est difficile. On est comme emprisonné. Dans cette HLM, il y a 150 enfants de moins de 17 ans. Dans le quartier, il existe une grosse structure avec un volet communautaire (YMCA), mais pas de communautés de développement. Et moi, je crois aux petits regroupements, aux petits réseaux qui permettent la respiration.
Alors, j’ai commencé à me promener, je ne voyais personne et je me demandais où étaient les familles. J’ai continué de marcher, le journal du quartier sous le bras, pour découvrir ce qui se passait dans les rues, dans les ruelles, pour sentir la vie à partir de ses drames et ses joies. L’école a été fermée dans le quartier ; les autobus viennent chercher les enfants sur le coin d’une rue et je restais là avec les mères. Je cherchais aussi à découvrir comment les gens pouvaient se regrouper. Quand j'arrivais chez moi, je notais, je regroupais ce que j'avais appris.
Entrer en contact avec les familles
La démarche de connaissance a été très longue, j’ai dû faire du porte à porte : 150 visites pour identifier les besoins des familles. Dans cette grande HLM, tout est caché, c’est l’anonymat. Certains finissent par dire : « Je ne veux pas sortir de là, je n’ai plus le goût, je reste là. » Comment développer le communautaire dans ce contexte ? Comment permettre aux gens de faire face à la drogue, à la violence ? Comment faire pour casser le ghetto, pour que les gens sortent dans le quartier et que le quartier puisse aller jusque-là ? Comment créer ces deux mouvements ? Je me suis permis de flâner, d’observer ainsi pendant six mois. Pour moi, c’est important de fréquenter longuement pour essayer de saisir la logique de ce qui se passe.
Pour rencontrer les jeunes familles, j’ai rejoint une équipe qui, dans la paroisse, accueille celles qui demandent le baptême de leur enfant. J’ai trouvé là un point de départ, dans le souci de travailler avec l’ensemble de la famille. A chaque personne que je rencontrais, je disais : « Tu vas m’aider. Tu vas me dire de quoi les familles ont besoin. Pas seulement la tienne, mais aussi les autres familles que tu connais. » Je demandais à la personne si je pouvais écrire pendant qu’elle parlait parce qu’il y avait beaucoup de choses qui sortaient.
Puis je demandais : « Connais-tu d’autres familles qui vivent la même réalité ? » Je demandais à chacun : « Qu’est-ce qu’on peut faire ? As-tu une idée ? – « Je ne sais pas, mais je vais y penser. » Puis j’allais voir d’autres familles. Plusieurs ont répété : « On pourrait se reposer un petit peu, si on avait des gardiennes pour les petits. » Ces mères étaient intéressées par l’idée de mettre leurs enfants quelque part, pour aller faire des commissions, aller à l’hôpital, ou aller à la banque chercher le chèque de l’aide sociale. Mais il ne fallait pas que cela entraîne une dépense. Il fallait donc que cela soit un échange de services. On a marché dans le quartier, pour voir si on ne trouverait pas un local quelque part. On est passé devant l’église et on a téléphoné au curé pour voir s’il avait un local à offrir. Il y en avait un. A trois, nous avons tout lavé et nous avons organisé les locaux. C’est une belle-mère qui a commencé à garder les petits. Peu à peu, les femmes se sont mises à parler de ce qu’elles vivaient.
Alors, tranquillement, la fréquentation a augmenté par le bouche à oreilles, bien que les maris aient du mal à l’accepter. Alors on a cheminé ensemble et la confiance s’est développée autour de petits projets où des mères ne se sentaient pas jugées, mais accueillies. Elles ont pris conscience que ça développait leur propre estime, et les enfants étaient bien. C’était seulement une journée par semaine, mais cela a permis que la confiance s’installe.
La société ne considère pas les plus pauvres comme partenaires
C’est vraiment un autre monde. Il faut déceler tout l’anonymat caché derrière tout ce que j’entends, écouter les silences, comprendre les préjugés qui écrasent, déceler la méfiance aussi. Souvent, la nuit, des « boubou-macoutes »1 filment en cachette toutes les entrées et les sorties des gens des HLM, alors les familles se cachent dans leur logement. Cette situation crée beaucoup de méfiance et de délation.
Même si cela fait treize ans que je travaille dans le milieu, il y a encore plein de choses que je n’arrive pas à saisir : le phénomène des gangs, par exemple.
Je pense aussi à une jeune femme qui a quatre enfants. A treize ans, elle passait déjà les journaux2, elle a été placée huit fois. Elle est riche de possibilités malgré sa misère. Il faudrait lui apporter du soutien, la seule possibilité serait que la DPJ (Direction de la protection de la jeunesse) trouve des problèmes dans cette famille. Alors, cette femme pourrait être aidée par une intervenante, deux après-midi par semaine. Pourquoi faut-il attendre que la situation s’aggrave pour qu’une aide soit apportée ?
J’ai découvert aussi que quand tu es pauvre, c’est un vrai problème d’aller à l’hôpital. Si tu habites le quartier d’Hochelaga-Maisonneuve, tu es étiquetée comme une mère qui ne s’occupe pas de son enfant. Aller au CLSC3, ce n’est pas facile non plus, parce que si ton enfant a des bleus, on va te dire que tu le bats. C’est pour cela que les parents préfèrent encore aller aux urgences à l’hôpital que dans bien des CLSC.
Il faut aussi vaincre la méfiance à l’intérieur même de la famille et vis-à-vis de l’entourage. Par exemple, au stade olympique, on invitait les gens à aller remplir des paniers de Noël4. Beaucoup de femmes et d’hommes du HLM sont allés aider. Ils disaient : « Ce gâteau-là, me le donnerais-tu ? », le responsable de la distribution répondait : « OK, 10 dollars ». Mais un autre à côté en recevait un gratuitement. Alors, les gens sont devenus trois fois plus agressifs.
Le manque de travail emmure les hommes
Le manque de travail a beaucoup de conséquences pour les familles : des tensions s’installent entre les adolescents et leur mère, qui va alors demander leur placement, et les jeunes commencent à être très violents. Dans les HLM, c’est la culture du non-travail. Avant, il y avait beaucoup d’hommes qui partaient avec leur sac à lunch5 le matin au travail, mais ce n’est plus le cas. Alors, je me suis demandée : « Qui est cet homme sans travail ? » Avant, il subvenait aux besoins de sa famille, et maintenant, il n’a plus de travail, il ne va plus au travail. On peut deviner toute la non-valorisation qui peut en résulter. Pour se protéger, les hommes utilisent beaucoup la violence verbale et parfois, la violence physique, parce qu’ils ont beaucoup de difficultés à s’exprimer sur toutes les choses qui se passent à la maison. Ils n’arrivent pas à pourvoir à la nourriture jusqu’à la fin du mois. Ils sont isolés aussi, à cause de la perte de leur emploi, dans une usine ou une jobbine de peinture, à cause d’une séparation ou d’un divorce. Certains n’arrivent plus à travailler, ils ont fait des déménagements et ils ont mal à la colonne vertébrale. Alors, ils ne savent pas trop quoi faire de leurs longues journées.
Ce malaise sérieux, ils n’arrivent pas à l’exprimer, sauf en prenant de la coke. Ils sont souvent fermés et c’est très difficile de trouver une fissure, pour être capable de déceler des traces de fun sur lesquelles on pourrait bâtir quelque chose. Pas de job, pas d’argent, la troisième, la quatrième, la sixième compagne, peu de stabilité, alors pas de place pour respirer. Je peux paraître pessimiste, mais c’est la réalité.
En même temps, c’est ce gars que je trouve assez débrouillard pour aider à un déménagement ou rendre service à plein de monde ; il va passer plein de papiers (2) dans les HLM. Il y en a qui sont bons dans le travail du bois ; il y a plein de débrouillardise et plein de possibilités en même temps. Mais les hommes n’ont pour ainsi dire pas le droit d’évoluer, ils n’ont pas de lieux pour le faire, parce qu’ils ne savent pas où se regrouper, parce qu’à part la petite taverne du coin, il n’y a pas de place où ils peuvent aller parler.
Découvrir sa valeur
Je cherche aussi à découvrir les terrains de valorisation des gens. Je pense à une famille où les fins de mois étaient bien difficiles. J’ai demandé à la femme si c’était possible d’aller faire de la soupe avec elle ; elle m’a répondu : « C’est pas moi qui fais la bouffe à la maison, c’est mon chum8. Je ne sais pas s’il va te laisser entrer. » Finalement il a accepté. Il était là, très silencieux, le visage très fermé. J’ai dit : « Tu vas me dire comment tu fais la soupe et on va se compléter ». En fin de compte, ça a été comme valorisant pour lui. J’essayais de percer sa cuirasse et je n’arrivais pas à voir un terrain de valorisation. Il a de trop jeunes d’enfants et il fallait qu’il trouve des jobbines pour compléter ses revenus parce qu’il prenait beaucoup de coke.
Un autre exemple : un jour, un monsieur, très bon dans la réparation du bois, s’est fait une table dehors mais l’Office municipal a dit que sur son terrain il ne pouvait pas faire ça, il a dû détruire sa table. Alors, on cherche les endroits où ce gars pourrait explorer toutes ses forces. Il faut développer de petits réseaux et en même temps, développer des aspects culturels, car les gens savent plein de choses. Pour cela, il faudrait un local dans le quartier où des gens pourraient lancer une petite entreprise.
On est en train d’apprendre ensemble à développer des nouveaux modèles de relation, à ne plus être dépendants de ceci ou de cela.
Prendre la parole
Dans le groupe, on apprend à prendre la parole. Ensemble, on apprend lentement à dire non, mais aussi à dire oui. Oui ou non à son conjoint, par exemple. Les conjoints participent depuis cinq ans à des activités ou à des projets, mais bien souvent ils ne sont pas là. Malgré tout, une relation positive s’est développée à travers des fêtes ou des projets. Les gens veulent connaître les effets de la loi 379 : pourquoi leur chèque est diminué de 100 dollars, pourquoi l'HLM leur demande 67 dollars parce que les enfants vivent avec leurs mères. Un autre va dire : « J’ai vécu la même chose, il y a deux ans », puis d’autres, etc. Alors, ça brasse10, et tout à coup, on téléphone au Front commun des personnes assistées sociales. Toute une conscientisation se fait, on nomme les lois qui nous amènent à vivre des situations impossibles et on s’aperçoit qu’il y a des décideurs quelque part, on regarde les rapports de forces. Depuis cinq ans, on avance tranquillement.
On regroupe une quarantaine de familles, qui ne sont pas toutes là en même temps ; une partie vient de l’HLM. Chaque mercredi on se retrouve une quinzaine environ. Il faut une approche individuelle et collective à la fois : « Moi, j’ai tel problème, toi aussi, et toi aussi ; eh bien ! on va regarder cela ensemble. » Mais c’est comme un écheveau de laine, on ne sait pas quelle ficelle tirer, car dans la même famille, il y a plein de problèmes : les enfants peuvent être pénibles entre eux, et en même temps, il faut inviter les parents à venir soutenir un atelier de devoirs. Comment soutenir cet atelier si la personne ne sait pas lire ? Où aller chercher des ressources quand il n’y a pas de sous ? On doit amener la personne à croire en elle-même, en ses forces, à se rendre compte qu’elle a elle-même la clé du changement.
On développe le respect, on apprend à se parler. C’est incroyable comment, entre elles, elles se disent des choses que moi, je n’arriverais jamais à dire : des affaires gaies autant que des affaires dures. Je trouve intéressant d’étoffer ces façons de faire, de regrouper les gens avec une animation saine, où tout le monde participe : « Bon, telle affaire, je n’accepte pas que tu me parles de cette façon ; il y a moyen de se le dire autrement. » Cela bouge, c’est un laboratoire avec plein d’expériences.
Un nouveau mode de relation
Je disais que mes pieds m’amènent à la rencontre de ces familles, mes yeux et mes oreilles m'amènent au cœur, et mon cœur me dit de rester aux aguets. Au plan économique, culturel, il me faut être attentive avec les gens. Cela m’amène à sortir de beaucoup de problèmes qui m’enferment et à aller voir un ailleurs. C’est fatigant un ailleurs, parce que parfois j’ai peur, ou c’est un ailleurs qui m’énerve. Pour certaines familles, l’ailleurs, c’est juste sortir de chez elles pour aller à Interaction-Famille qui n’est pas loin, c’est un ailleurs qui comporte des risques. Mais c’est comme si l’on se mettait les uns les autres en liberté, et en même temps on voit surgir des nouvelles valeurs différentes, et nous autres, on appelle ça un nouveau projet de société.