Privés des droits les plus élémentaires

Annelise Oeschger

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Annelise Oeschger, « Privés des droits les plus élémentaires », Revue Quart Monde [En ligne], 151 | 1994/3, mis en ligne le 05 janvier 1995, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3172

La jouissance des droits et des libertés fondamentales est garantie dans les pays démocratiques, en particulier ceux qui ont adhéré à la Convention européenne des Droits de l’homme. Et pourtant, l’expérience de personnes et de familles en grande pauvreté désigne des violations de ces droits et des progrès à rechercher.

Nous prenons la route qui mène à X., puis à droite, le petit chemin creux qui mène à la forêt. Nous continuons à pied, à cause de la boue. Dans la clairière, à droite, on aperçoit une tente faite de bâches et de branches, fixées avec des ficelles. A l’entrée, un fût renversé sert de poêle. Deux hommes sortent et nous allons leur serrer la main. « En hiver, nous faisons aussi du feu la nuit, explique l’un deux. Nous ne voulons pas mourir. » Sa voix est rauque et on le comprend difficilement. Nous n’arrivons pas à leur donner d’âge. Tous les deux sont un peu courbés, leurs visages sont ridés, ils ont des mains lourdes de travailleurs.

Plus loin, deux autres tentes, une caravane et trois baraques de chantier de type Algéco. Des enfants accourent et se précipitent sur le panier de livres que nous avons apporté pour la bibliothèque de rue, ou plus exactement bibliothèque au champ, que nous faisons là deux fois par semaine. Ce sont d’autres familles très pauvres que nous ont fait connaître ces familles.

Comme souvent, depuis les débuts du Mouvement ATD Quart Monde, ce sont les livres qui ont contribué à établir des liens. De beaux livres pour enfants, des livres d’art, des livres sur les métiers et sur la nature.

C’est un sale coup qu’elle nous fait !

Des adultes et des jeunes de ce groupe participent avec d’autres aux Universités populaires Quart Monde régionales. De réunion en réunion, ils prennent la mesure de ce que nous attendons d’eux, une vraie collaboration. « C’est à moi que vous demandez ça ? Jamais personne ne m’a demandé une chose pareille », disait une mère de famille à qui j’avais demandé son avis sur ce qu’il fallait créer comme conditions pour qu’à l’école tous les enfants, même les plus pauvres aient toutes les chances d’apprendre. Sa première réponse fit : « Vous pensez que nous pouvons rester calmes si nos enfants sont insultés ? Nous savons tellement ce que ça fait d’être insulté ! ».

Comment ces familles vivent-elles et conçoivent-elles les Droits de l’homme ? Pour exercer ces droits qu’on leur dénie, ils doivent fournir des efforts incessants. Et d’abord pour le simple droit d’exister. « C’est un sale coup qu’elle nous fait ! » osait dire un fonctionnaire en parlant d’une mère qui attendait un autre enfant . Elle et les siens habitaient sous tente, faute de propriétaires et de communes prêts à loger des familles comme la sienne. A d’autres familles dans la misère, on va jusqu’à enlever les enfants sous prétexte qu’ils grandiront mieux hors de leur milieu.

Les jeunes aussi vivent la même remise en question de leur droit à exister : « On ne trouve pas de travail, personne ne veut de nous »... « A la fin de mon apprentissage, ils m’ont dit que de toute façon je finirai à la rue »… « Déjà à 17 ans, ma fille a l’impression qu’elle n’est attendue par personne, que son espoir n’est entendu nulle part. Deux de ses copains sont montés sur une colline et se sont tiré une balle dans la tête. A 19 ans, ils n’avaient plus aucun espoir ».

L’ignorance de la réalité des familles dans la misère

De nombreux professionnels sont amenés à prendre des décisions à propos de familles vivant dans la grande pauvreté. Mais, combien d’entre eux connaissent vraiment la vie, les souffrances, la pensée, les aspirations et les efforts de ces familles ? Cette connaissance ne devrait-elle pas faire partie des exigences professionnelles ?

Chacun a droit à un traitement équitable. Et ce droit est violé quand des personnes issues d’autres milieux et sans connaissance de la vie dans la misère décident du sort des familles très pauvres.

Une des erreurs commises le plus fréquemment, par manque de connaissance du milieu sous-prolétaire, est de croire que les familles très pauvres se complaisent dans leur situation. « C’est vrai, nous sommes habitués à vivre comme ça, disait un jeune de 17 ans , mais ça ne veut pas dire que nous le voulons ».

Et, parce qu’on croit que les familles très pauvres ne veulent pas que ça change, on prend des mesures qui les enfoncent davantage.

En voilà un exemple vécu par des familles vivant dans la forêt quelque part en France :

Au cours d’une réunion de concertation, à laquelle participent jusqu’à 25 personnes intervenant dans ces familles, une idée a surgi, celle de menacer les familles du placement de leurs enfants : « Si on les met un peu sous pression, peut-être comprendront-ils qu’il faut envoyer leurs enfants à l’école ! » Nous avons dû expliquer que c’était justement la peur du placement qui faisait hésiter les parents par rapport à l’école. Ils connaissent des familles auxquelles les enfants ont été enlevés précisément pendant qu’ils étaient à l’école. On ne voulait pas nous croire ! Pourtant cette mesure de sécurité utilisée par les familles très pauvres est aussi bien connue des travailleurs sociaux.

Quand ces familles découvrent des menaces de placement, à cause d’une enquête sociale menée par des gendarmes, par exemple, souvent elles s’enfuient avec le minimum pour se cacher dans les bois, au bord d’une rivière, jusqu’à ce qu’elles soient chassées une nouvelle fois. Les enfants sont toujours très marqués par cette épreuve et ont tendance à refuser alors tout contact avec des personnes extérieures à leur famille.

La méconnaissance de leur situation fait donc que les plus pauvres ne sont pas à égalité devant la loi.

Pour le bien des enfants

Comment mesurer l’héroïsme des parents qui envoient malgré tout leurs enfants à l’école ? Malgré la menace de placement, malgré le fait que les autres « les traient de sauvages », malgré la difficulté de laver le linge sans eau courante ni électricité, malgré le peu de progrès scolaire de leurs enfants et, le comble, malgré le reproche qu’enfants et parents entendent si souvent et qui est tellement injustifié : « Vous pourriez quand même faire un effort ! ».

Les ambitions des familles très pauvres sont énormes et dans tous les pays, elles l’expriment avec la même phrase : « Nous ne voulons pas que nos enfants vivent ce que nous avons vécu. » Parfois les parents le disent autrement : « Je ne veux pas que mon enfant devienne comme moi. » Pour montrer à leurs interlocuteurs qu’ils ont compris qu’ils ne correspondaient pas au modèle d’adulte socialement désirable, pour leur prouver qu’ils ont conscience de leurs responsabilités de parents, ils nient leur propre valeur, pour le bien de leur enfant, pour qu’il ne soit pas jugé d’après eux, pour qu’on lui donne une chance. C’est l’expression d’un don complet de soi pour le bien de son enfant.

Tous les efforts de ces familles pour faire connaître leurs droits et ceux de leurs enfants expriment leur aspiration à une promotion familiale, sociale et culturelle. Depuis toujours, les plus pauvres luttent pour un avenir meilleur.

« Déjà nos grands-parents étaient chassés de partout. Déjà ils cherchaient une maison, un domicile fixe. Nous en avons assez de vivre dehors, nous voudrions habiter dans une maison », nous disent les familles qui vivent dans la forêt de X. Il y a quelques années, ils ont habité dans une grande cité. Mais ils ont été terrifiés par ce qui s’y passait et sont repartis sous tente « pour protéger les enfants de la violence et de la drogue. »

Ce départ leur est souvent reproché. Au lieu de voir le courage qu’il leur a fallu pour quitter un logement confortable pour le bien de leurs enfants, on n’y voit que la preuve qu’ils veulent « continuer à vivre comme des sauvages. » Ceux qui émettent ce jugement ignorent leurs souffrances, ignorent leurs espoirs, ignorent les humiliations que sont pour eux de tels propos.

Le droit à un logement familial dans un environnement accueillant n’est pas la seule condition de la promotion. La régularité des revenus en est une d’importance. L’incertitude permanente sur leurs moyens de survie pèse lourdement sur les familles très pauvres.

Les diverses activités exercées par les parents, les jeunes ou les enfants, comme la récupération de la ferraille, la vente de gui, de muguet, de jonquilles, la fabrication de paniers, rapportent de moins en moins. Le travail que peuvent offrir les paysans, les vignerons, etc. est en forte diminution.

Pour diverses raisons, les allocations familiales sont souvent suspendues ou diminuées. Soit la Caisse d’allocations n’accepte plus de les adresser poste restante, soit sanctionne la non-scolarisation de certains enfants, soit fait des retenues pour éponger des dettes d’hospitalisation… Pendant ce temps, les familles ont faim, ce que n’ignorent pas les fonctionnaires !

Quant au RMI, il est souvent utilisé comme moyen de contrôle, voire de pression. Certains y renoncent pour échapper à ce contrôle, d’autres le vivent très douloureusement. Et comment se défendre, se faire reconnaître lorsqu’aucun membre de la famille ne sait lire et écrire ?

L’absence d’un revenu régulier assuré rend impossible tout projet d’avenir à moyen ou à long terme. Assurer la survie au jour le jour est alors le seul mode de vie qui leur est autorisé. Un mode de vie qu’elles n’ont pas choisi mais qui les marginalise encore et suscite autour d’elles rejet et mépris.

Très peu de jeunes ou d’adultes de ce milieu peuvent accéder à une véritable formation professionnelle qualifiante et reconnue. Déjà le simple fait de savoir lire et écrire reste un rêve inaccessible pour un grand nombre de ces enfants, freinés par leurs difficiles conditions de vie.

Pourtant, les parents mettent un immense espoir dans l’école et vivent très mal le fait que leurs enfants y soient malheureux, souvent mis à l’écart et que, de ce fait, ils y apprennent peu ou très mal. Ils retrouvent leur propre échec et perçoivent très vite le risque pour leurs enfants d’être « comme eux » plus tard et de vivre dans les mêmes difficultés.

Certains directeurs d’école excluent les enfants très pauvres. C’est aussi ce qui est arrivé aux familles vivant dans la forêt de X.

Après la visite chez eux de deux directeurs d’école, ils ont envoyé deux de leurs enfants de 13 et 14 ans qui avaient  déjà une expérience scolaire en classe SES, une filière scolaire spéciale. Dès la fin de la première journée, le directeur  et leur institutrice déclaraient, en leur présence, qu’ils ne pourraient pas revenir parce que les autres enfants les rejetaient, et parce que l’écart entre eux et les autres était trop grand. Les deux enfants sont repartis très abattus. A leur retour, le père exprimait son désarroi : « J ne comprends plus. D’abord, ils sont venus ici pour nous dire que les enfants devaient aller à l’école, t maintenant  ils ne les veulent plus ! ».

Leurs frères et sœurs qui vont à l’école primaire ont la vie dure. Pour le directeur, « c’est clair, les jeunes, il faut essayer de les sauver. Mais pour les autres, maintenant, c’est terminé. Ils ne font aucun effort. S’ils reviennent, je ne les accepte plus. C’est fini, je les ai barrés de la liste. » Et le maire d’ajouter : « Faire asseoir un gamin à côté d’eux, non, ce n’est pas possible. Les parents des autres élèves me reprochent déjà de les avoir pris à l’école ».

Pourtant, quand ces enfants rencontrent un instituteur qui croit en eux, c’est toute une famille qui reprend espoir et qui se mobilise pour leur donner les moyens nécessaires à leur réussite.

La violation des droits à l’éducation entraîne, on le sait, celle du droit à participer à la vie associative et politique.

Ils n’avaient que 35 ans

Dans le domaine de la santé, on peut citer cet homme qui vient d’interdire à sa fille un stage où elle aurait dû porter des poids, au risque de « se casser le dos » : « Nos parents, dit-il, nos frères et sœurs, sont toujours morts jeunes. Parce qu’ils vivaient dehors, même l’hiver . C’est mauvais pour les poumons. Les travaux que nous faisons sont durs. Ils sont morts à 40-45 ans. Aujourd’hui encore nous mourons jeunes ».

Il ne serait peut-être pas inutile de faire une étude sur la mortalité des personnes très pauvres actuellement, dans nos pays. Il est probable qu’on trouverait, pour eux, une situation comparable à celle de la population française en 1850.

Les deux hommes qui étaient venus à notre rencontre à notre arrivée dans la forêt, usés, courbés, vieillis… ont 35 ans ! Leur frère vient de mourir brûlé dans une baraque Algéco, le lendemain de son 33ème anniversaire.

Le droit à la santé est, lui aussi, refusé aux plus pauvres.

Tout est à l’envers !

Il y a une dernière chose contre laquelle il faut nous battre tous : les demi-solutions, les solutions sous conditions,  les solutions qui répondent plus aux demandes de la société qu’à celles des bénéficiaires : «  Ce n’est pas une baraque que nous voulons mais une vraie maison ». « Ils disent qu’ils vont nous installer des WC. Mais ils ne le font pas pour nous, ils le font pour protéger la forêt ».

Récemment, des organismes privés et publics ont proposé une vieille maison d’écluse isolée à une famille qui vivait dans une baraque de chantier. « Lorsqu’ils seront dans cette maison, ils devront faire leurs preuves », disent alors des intervenants sociaux. Le maire de la commune où se trouve la maison d’écluse leur a déjà interdit de faire venir des gens de leur parenté. Mais le maire de la commune qu’ils vont quitter leur a conseillé : « Vous partez d’abord seuls et plus tard, sans que vous ne disiez rien à personne, votre sœur viendra avec son enfant… »

Quand toutes ces familles rejetées, vivant dans des conditions inhumaines auront-elles enfin le droit d’exister parmi les autres, comme les autres, sans devoir se cacher, sans devoir inventer mille et une astuces pour simplement survivre ?

Au cours d’une Université populaire Quart Monde, on a présenté les travaux pour le rapport sur la grande pauvreté de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme. Il y était, entre autres, question d’une famille à laquelle on avait enlevé son enfant parce qu’il vivait avec ses parents dans un logement insalubre et était souvent malade.

Un des hommes vivant dans la forêt de X qui participait à l’université réagit : « Alles ist umgekehrt ( tout est à l’envers) ! Ils auraient dû donner un logement propre à cette famille au lieu de lui enlever son enfant ! ».

Oui, tout est à l’envers !

Voilà où en arrivent les sociétés qui ne reconnaissent pas la dignité de chaque personne, et pour lesquelles les Droits de l’homme ne sont pas prioritairement à réaliser pour les plus pauvres, ceux qui vivent et résistent dans la misère malgré l’indifférence et le rejet des autres.

Annelise Oeschger

Annelise Oeschger, née à Bâle en Suisse, est avocate de formation. Elle rejoint en 1983 le volontariat du Mouvement ATD Quart Monde. Avec les familles du Quart Monde de la région transfrontalière d’Alsace et de Bâle, où elle est engagée depuis 1990, elle redécouvre le droit, les droits de l’homme et la représentation en partant des expériences et de la pensée des personnes les plus enfoncées dans la misère et l’exclusion.

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