Faire reconnaître un droit : affaire de spécialistes ?

Anne-Marie Simonnot et Bénédicte Berry

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Anne-Marie Simonnot et Bénédicte Berry, « Faire reconnaître un droit : affaire de spécialistes ? », Revue Quart Monde [En ligne], 151 | 1994/3, mis en ligne le 05 janvier 1995, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3181

Le débat à propos des instruments juridiques pour défendre les Droits de l’homme ne peut laisser dans l’ombre la mobilisation de tout un chacun. Comme le montre le récit ci-dessous. Par respect pour les personnes concernées, les noms ont été changés.

1992. La famille Martin vit dans la banlieue parisienne : les parents et cinq enfants : deux grandes filles, Sophie (17 ans) et Cécile (10 ans) d’un premier mariage de la mère, et trois petits, Jessica (4 ans), Anita (3 ans) et Mathieu (20 mois). La maman attend un petit sixième.

Sophie est en apprentissage, en dehors du foyer. Cécile a été placée en 1991 avec l’accord de sa mère, cette dernière ayant une période difficile tant sur le plan matériel que moral, à cause de difficultés conjugales ayant abouti à un divorce : Cécile avait, à l’époque, des problèmes scolaires.

La famille a maintenant des moyens de subsistance, provenant du salaire du père, maçon, et des allocations familiales. Jessica et Anita sont normalement scolarisées. Cependant, la famille est suivie par un éducateur, car une mesure d’AEMO (Assistance éducative en milieu ouvert) avait été prise en 1991, au moment du placement de Cécile. Situation ressentie plus comme une « surveillance » que comme un soutien.

La décision de placement

Les parents sont convoqués au tribunal, le 8 décembre, par le juge des enfants, suite à un rapport de l’éducateur portant sur l’exiguïté du logement : manque de sécurité de la mezzanine où dorment les enfants. Le père avait pourtant arrangé cette mezzanine et l’éducateur est venu voir cinq mois plus tard. Le juge les informe de son intention de rendre deux décisions : une ordonnance décidant le placement provisoire, pour six mois, de Jessica, Anita et Mathieu ; un jugement ordonnant le maintien du placement de Cécile et de la mesure d’AEMO pour le reste de la famille. Ces décisions sont rendues le 14 décembre.

Le 21 décembre, après une démarche sans succès auprès de l’éducateur, la mère fait appel des deux décisions. Malheureusement, l’exécution provisoire est ordonnée, ce qui signifie que, même si les parents obtiennent gain de cause en appel, les enfants doivent être placés en attendant l’arrêt de la Cour. La date fixée pour qu’ils soient conduits au foyer est celle du lendemain, 22 décembre.

La mobilisation autour de la famille

L’entourage est aussi stupéfait que scandalisé par cette situation. A l’école que fréquentent Jessica et Anita, la psychologue scolaire, qui connaît la famille depuis des années, estime qie, si la famille connaît des difficultés, les enfants sont bien traités et ne sont pas en danger. Etonnée de ne pas avoir été entendue avant la prise de décision, et soutenue par l’inspecteur d’académie, elle téléphone au juge. Elle prend aussi contact avec un médecin–pédiatre qui connaît la famille.

Le directeur de l’école et les enseignants s’organisent avec un conseiller municipal, le commissaire de police et les familles du voisinage. Plusieurs associations, alertées, apportent leur soutien, dont l’association Korczack1, elle-même membre du COFRADE ( Conseil français des associations pour le Droit de l’Enfant).

Le 22 décembre, jour où les enfants doivent, en principe, être placés, une importante délégation de l’école – des parents et leurs enfants – et des membres des associations  accompagnent la famille jusqu’au foyer de l’Aide sociale. Le directeur du foyer, bouleversé par cette manifestation de soutien, estime qu’il ne peut garder les enfants dans ces conditions et leur permet donc de passer Noël en famille.

Le nouveau bébé est né entre-temps. Les fêtes passées, l’éducateur convoque les parents pour le 8 janvier 1993, leur signifiant qu’à cette date, « il conduira lui-même les enfants à un autre foyer ». Les parents se présentent à la convocation sans les enfants, accompagnés d’un représentant de l’école et du président de l’association Korczak, mais sans leur avocat qui n’était pas d’accord avec leur refus d’obéir à une décision de justice.

Le développement de l’affaire

L’audience à la Cour d’appel a lieu le 25 février. Là encore, la solidarité se manifeste de façon extraordinaire car, à côté d’un nouvel avocat représentant les parents, d’un autre représentant les enfants, un avocat s’est constitué pour l’équipe enseignante (directeur d’école, institutrices, psychologue scolaire).

L’arrêt de la Cour d’appel, rendu le 18 mars, infirme la décision du juge : Jessica , Anita et Mathieu ne seront pas placés ; la mesure d’AEMO pour le reste de la famille est levée ; quant à Cécile, son placement est maintenu pour une durée de deux ans.

Les motifs de la décision, après un certain nombre de détails sur l’historique et l’évolution de la famille, se terminent par un paragraphe significatif du fait que les plaignants ont obtenu gain de cause grâce à leur entourage et à la persévérance de celui-ci :

« …la Cour est fondée à estimer que, si le maintien du placement de Cécile s’impose avec évidence, celui des quatre plus jeunes enfants de la famille peut, sous la responsabilité partagée de leurs parents et de leurs partisans,  être évité quant à présent, et que le maintien de la mesure d’AEMO… par le Service de …(que la Cour n’a pas pouvoir de remplacer de son propre chef par un autre service…) ne s’impose pas ».

Quels enseignements tirer ?

La force immense que représentent tous ceux qui ont fait confiance à la famille a permis une réussite spectaculaire. Il faut se réjouir du fait que la Cour a maintenu l’intégrité familiale en faisant confiance à la famille pour construire elle-même son avenir, avec le soutien des citoyens.

Plusieurs remarques s’imposent néanmoins. La « victoire » - si l’on ne hasarde à employer ce terme – n’est pas complète :le placement de Cécile a été maintenu, compte tenu des éléments que les magistrats avaient en main ; une inquiétude plane encore sur l’avenir car le non-placement des quatre derniers enfants n’est que provisoire (« peut être évité quant à présent ») ; la mise en œuvre de la mesure d’AEMO est retirée au service qui l’exerçait jusqu’alors, mais il est sous-entendu qu’un autre service pourrait être désigné.

En effet, les deux décisions du juge des enfants du 14 décembre 1992 étaient régulièrement rendues et normalement motivées, même si – ce qui semble être le cas – le juge ne s’était pas informé autant qu’il aurait dû le faire. Le fait de ne pas exécuter la décision de placement ordonnée constituait, de la part des parents, le délit de non-représentation d’enfant (art. 227-5 du nouveau Code pénal) dont le directeur du foyer se rendait complice.

D’ailleurs, le placement aurait pu être exécuté avec l’aide de la force publique. L’action menée présentait donc de gros risques (raison pour laquelle le premier avocat n’a pas voulu suivre.) Cette remarque ne minimise en rien la valeur et l’importance d’une manifestation de solidarité et de soutien, mais elle comporte des risques lorsqu’elle intervient après une décision de justice.

En outre, force est de constater que, dans certains cas, le droit français donne, notamment au juge des enfants, un pouvoir trop grand à un juge unique. Quand il s’agit d’une décision aussi grave que celle d’un placement  - même provisoire -  d'enfants, les répercussions psychologiques peuvent être dramatiques. Il est anormal que la décision ne soit pas prise de manière collégiale.

Enfin, plutôt que de placer les enfants, les services sociaux concernés n’auraient-ils pas pu conjuguer leurs actions afin de trouver un logement adapté aux besoins de cette famille ?

En guise de conclusion, ne faut-il pas opportunément rappeler l’article 9 de la Convention internationale des Droits de l’Enfant du 20 novembre 1991, ratifiée par la France ?

- Les Etats parties veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident… que cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant…

- ... Toutes les parties intéressées doivent avoir la possibilité de participer aux délibérations et de faire connaître leurs vues.

A ce deuxième alinéa, il conviendrait d’ajouter

« … à temps ».

1 Du nom du pédagogue polonais Janusz Korczak.
1 Du nom du pédagogue polonais Janusz Korczak.

CC BY-NC-ND