Dans un monde idéal, les savoirs inspireraient les vouloirs, en éclairant les choix, et les vouloirs inspireraient à leur tour les pouvoirs en les organisant et en les légitimant, au lieu des phénomènes d’autoreproduction et d’autolégitimation trop souvent observables.
Mais la réalité est beaucoup plus cloisonnée : chacun s’isole dans sa vision des bons choix, et ceux « d’en haut », comme on dit parfois, choisissent pour eux et pour les autres, ce qui n’est guère conforme à l’objectif démocratique. L’objectif démocratique ne devrait pas être d’isoler « le » savoir, mais plutôt de relier pouvoirs, vouloirs et savoirs en plaçant la décision politique « au croisement des savoirs », c’est-à-dire en associant savoirs scientifiques (les savants) et savoirs vécus (les sachants).
Pour y parvenir il faut « démocratiser les savoirs », c’est-à-dire non seulement garantir l’accès des citoyens au savoir, mais aussi leur participation à la production du savoir. C’est pourquoi, travaillant sur La refondation des pouvoirs, pour mon cours au Collège de France, j’avais emprunté l’expression « croisement des savoirs », au livre dans lequel le mouvement ATD Quart Monde présentait un programme de « formation-action-recherche » entre le Quart Monde et l’Université1. Universitaire moi-même, j’avais emprunté ce titre, parce qu’il m’avait ouvert les yeux sur une façon nouvelle « d’expérimenter la démarche de l’autonomie et de la réciprocité des savoirs, entre le savoir vécu de la misère, le savoir issu de l’action et le savoir des sciences. »
Il me semblait que cette façon nouvelle était indispensable pour améliorer le présent et imaginer l’avenir : la démocratisation reste un processus inachevé et la notion même de citoyenneté se transforme. En même temps qu’elle s’internationalise par addition (on est citoyen de sa ville et de son pays, mais aussi citoyen européen, citoyen du monde), la citoyenneté se transforme par multiplication : d’active, elle devient interactive, préparant ainsi le passage de la démocratie représentative à des formes participatives et délibératives.
Il y a donc plusieurs façons de relier savoirs et pouvoirs. L’accès aux savoirs commence par le droit à l’éducation, qui commande le bon usage de la démocratie représentative, mais le droit à l’information (c’est-à-dire le droit de recevoir et de communiquer des informations) est tout aussi nécessaire car il favorise la démocratie participative, et l’interaction est sans doute un moyen pour rapprocher gouvernants et gouvernés dans une même « gouvernance ». L’exemple, cité au cours de la table ronde, des cadres territoriaux formés par des personnes en grande pauvreté est tout à fait significatif d’une application concrète de cette idée.
Or l’interaction appelle la réciprocité, ou la « qualification mutuelle » selon la belle expression de Suzanne Rosenberg2 : « on se donne mutuellement des qualités, on se donne de la valeur dans une reconnaissance réciproque ». Dans le même livre, vous citez également Olivier Favreau3, soulignant que la grande pauvreté engendre « un esprit de résistance et une grande créativité ». Or résistance et créativité sont des qualités essentielles qu’à l’image des plus pauvres chacun de nous devra apprendre à pratiquer pour faire face aux nouveaux défis en ces temps de crises (crise financière, énergétique, climatique, etc.).
Il s’agirait, comme l’a dit le président Dermagne4, d’une véritable révolution si l’ancienne frontière qui séparait les « savants » et les « sachants » devait s’estomper ainsi à travers un partage des savoirs qui renouvelle les rapports humains et enrichit la démocratie de toute la diversité qui accompagne le principe de l’égale dignité. Car la démocratisation n’est pas l’uniformité. Au contraire, en proclamant le principe de diversité culturelle, la Convention Unesco de 2005 invite à corriger les effets uniformisants d’une vision partielle et partiale. Elle invite à inverser le nord et le sud : quand on les inverse, la carte du monde devient méconnaissable et on découvre des figures inconnues jusqu’alors. Mais la découverte se fait aussi de bas en haut. Comme le père Wresinski l’avait si bien perçu5,, regarder le monde par en bas « entraine un recadrage de toutes nos disciplines et relie les savoirs à l’action transformatrice »6.
Pour transformer le monde, il faut en effet refuser de privilégier un modèle unique de la connaissance, celui qui s’imposerait de haut en bas ou du nord au sud : il est temps de reconnaître l’importance des savoirs du vécu, et en particulier les systèmes de connaissance des plus pauvres, en tant que source de richesse, immatérielle et matérielle.
Accepter la pluralité des savoirs, c’est aussi changer les modes de fonctionnement des vouloirs, donc des pouvoirs : le principe de concurrence, bâti sur la volonté de compétition, se trouve ainsi confronté au principe de solidarité, fondé sur la volonté de partage. Un mot riche de sa signification ambivalente : car le partage, fait observer Dominique Lecourt, désigne « tout à la fois, presque indissociablement, la division et la réunion »7. Pour aborder la pluralité des voies d’accès à la vérité, nous ne devons pas craindre de valoriser le débat et la controverse : « il faut oser la confrontation » écriviez-vous dans Le croisement des pratiques, ajoutant : « pour faire progresser la confiance à travers le conflit, il convient de créer l’ouverture, la découverte et le partage culturel »8. Oser la confrontation et oser le malentendu comme une intervenante de la table ronde l’a dit avec force. Elle a raison, car le malentendu est déjà un premier échange.
En somme il faut rechercher une sorte de « concorde discordante », qui n’est pas sans évoquer la méthode dialectique pratiquée par les grands passeurs d’idées et autres « passagers du vent » (comme Pic de la Mirandole)9 qui transformèrent la vision du monde à l’époque de la Renaissance. C’est aussi la condition, dans l’incertitude des temps présents, d’une nouvelle renaissance.