Quel chemin ma pensée a-t-elle suivi ?
Tout d’abord ce fut un retour sur mon histoire de vie, mon enfance, mes voisins du bidonville d'à côté, dont le souvenir imprégné en moi est celui de personnes vivant des situations de grande pauvreté et violence, et de mères que je voyais souvent pleurer. Le choc pour moi, enfant, de voir des personnes vivre dans de telles conditions et, malgré tout, des liens entre enfants, des liens d’écoliers, des livres ou des devoirs qu’on se prêtait. Habitant au bout de la ville, à côté du bidonville, j’ai donc aussi connu à l’école des moments d’exclusion.
Malgré tout cela, nous avons vécu heureux en famille, une famille nombreuse, des parents patients, une vie simple, beaucoup d’humour et de chansons. Plus tard j’ai compris que ces instants de bonheur furent des plus précieux. Je les garde au fond de moi, ils sont des repères, pas toujours conscients, de mes agissements d’aujourd’hui. Quels sont-ils ces moments précieux qui bâtissent chaque personne ?
Au sein d’ATD Quart-Monde, j’ai rencontré des personnes dont la grande pauvreté rendait parfois incompréhensibles certaines manières d’agir, mais qui m’ont donné encore plus envie d’être proche d'eux, de comprendre et d’agir. Et j’ai eu la chance de pouvoir me poser cette question : « qu’est-ce qui rendrait heureuse cette personne ? », avant même d’avoir un projet pour, sur, ou avec elle.
Pourquoi et comment avoir du bonheur en situation de malheur ?
Les mots « bonheur » ou « malheur » sont des mots dont des siècles d’histoires humaines, des milliards de personnes ont recherché le sens. Pour mon étude, il fut naturel pour moi d'en rechercher le sens avec des personnes en situations de grande pauvreté. J’ai relu des écrits quotidiens du temps où je travaillais dans une maison de vacances familiales qui accueillent des familles ayant une histoire de grande pauvreté. Puis pour actualiser et compléter, j’ai aussi interviewé deux personnes en situation d’isolement, de grande pauvreté, des personnes qui savent que veut dire être malheureuses. Mme G. et Mme D. Celle-ci m’avait dit : « Ce n’est pas la peine de m’interroger, moi !... Quand j’étais enfant ? Je n’étais pas heureuse. Quand j’étais jeune ? Je n’étais pas heureuse. Et maintenant, depuis que je suis mariée, (25 ans) je ne suis pas heureuse ! » Un mois avant l’interview, dans une activité d’écriture, elle avait écrit après maints essais : « Est-ce que je vais être heureuse ? » Elle était réellement fatiguée d’avoir réussi à trouver cette phrase! Mais, elle était sûre d’elle-même, elle n’a plus essayé de changer les mots. C’est sa réalité. Elle n’est pas heureuse et elle se demande si elle va enfin l’être !
Ce que j’apprenais alors avec mes écrits et mes interviews, après analyse, rejoignait ce que des auteurs avaient travaillé dans quatre grands domaines de recherche :
- l’environnement culturel, l’imaginaire, l’esthétique
- les notions de temps, de rythmes, de mouvement et de ruptures de rythmes
- les relations humaines
- l’extrême pauvreté.
L’environnement culturel, l’imaginaire, l’esthétique
En vacances, une famille avait petit à petit trouvé une sorte d’harmonie alors qu'elle vit dans un grand dénuement et subit la violence de voisins. La nature l’avait aidée, en particulier la taille d’un rosier. Et la famille avait retrouvé l’espoir que le rosier planté chez elle ne serait pas détruit cette année (comme il le fut chaque année à cause de bagarres). Les moments heureux dont nous parlent Mme G. et Mme D sont des voyages, des fêtes, la découverte d’Internet et les poèmes que Mme D. recopie et accroche dans sa salle. Ne sont ils pas des morceaux de vie qui agrandissent l'imaginaire, libère un tant soi peu la vision de la vie ?
B. Cyrulnick, très connu par le phénomène de la résilience, phénomène qu’il présente comme « l’art de naviguer dans les torrents », explique « qu’une même situation me rendra heureux ou malheureux selon mon système de représentation, selon la manière dont il a été circuité quand j’étais petit. Et selon le contexte ou la culture environnante. »1
Pour Edgar Morin, «l’esthétique nous aide à supporter le trop plein insupportable de la réalité et du même coup à affronter la cruauté du monde », « elle crée le contre mouvement qui régénère le pacte poétique avec la vie. »2
Les notions de temps, rythme et rupture de rythme
En 1991, dans la maison de vacances, un événement m’avait vivement opposée à une femme très malheureuse du décès de son mari. Elle était violente avec ses enfants qu’elle aimait pourtant au plus haut point. Cette confrontation, vive, avait déclenché une envie de vivre autrement chez cette femme. Elle avait eu lieu après des temps où nous avions ri ensemble, où nous avions joué à plusieurs dans la rivière, où elle s’était sentie respectée. Ces petits temps « heureux » ensemble avaient permis que la confrontation soit juste et féconde.
F. Lesourd emploie un beau mot : « Epiphanie (…) moment d’expérience problématique qui éclaire le caractère personnel et souvent signifie un tournant de la vie de la personne »3. P. Galvani introduit la notion de moments intenses. Ces moments intenses nous dévoilent ce que nous sommes, ils mettent en valeur l’ « intelligence rusée et cachée, ce génie de l’action » que Noël Denoyel a étudié la nommant Métis -déesse grecque qui représente la ruse- , racine du « métier » , intelligence d’une pratique. Galvani rapproche de ces notions de moments intenses, d’intelligence inconsciente du métier, la notion de l’opportunité du moment… Sa réflexion concerne surtout une manière d’analyser une pratique : « Le savoir d’action est semi conscient tout comme la Métis qui n’a pas d’image d’elle-même. Le geste propre se loge dans les moments intenses comme la Métis émerge au moment opportun (kaïros). Le geste propre est porteur d’un sens vocationnel comme la Métis est associée au génie personnel (Daïmon)» 4. Mais cela n’est-il pas vrai aussi dans le parcours de vie de n’importe qui ? Les moments forts, précieux que nous vivons et que nous ressentons ainsi, ne sont-ils ceux qui justement nous bâtissent, soutiennent notre vie quoiqu’elle puisse être ?
Il me faut ne pas omettre de parler de la routine, opposée justement à cette notion de moment intense. Bien souvent discriminée, qu’est- elle, justement, dans les moments de malheur ? B.Cyrulnick rappelle que les êtres fragiles se raccrochent à la routine dans laquelle ils trouvent une sécurité ». Mais avec le temps, comme le révèle B. Reynaud5, cette routine se détériorera ou bien évoluera. Car la routine porte en elle une dynamique. Elle oblige, à un moment donné, à y introduire des gestes nouveaux. Elle est donc cette sécurité qui permet aussi de changer. Prenons l’exemple de la jeune veuve citée plus haut. Elle a pu pendant tout un temps ne pas arriver à s’occuper correctement de ses enfants, d’une part à cause de sa tristesse qui l’enfermait, mais aussi parce qu’elle ne prenait pas conscience qu’il manquait aussi à ses enfants et à la vie familiale tout simplement ce que son mari apportait. La routine l’a aidée à tenir le coup. Mais si elle n’y avait pas introduit à un moment des nouveaux gestes, (là, ce furent ceux déclenchés par le séjour de vacances), la vie de cette personne et de ses enfants aurait été aspirée vers le bas. Par contre, introduisant dans sa routine des nouveaux gestes, elle et ses enfants auront eu une vie qui s’est mise « en mouvement ». La routine est porteuse d’un mouvement, en schématisant, vers le bas ou vers le haut. Ce mouvement est nécessaire. Pour qu’il mène vers « le haut » il faut qu’il soit déclenché grâce à une relation humaine que nous pouvons définir comme bienveillante, respectueuse, joyeuse. A. de Peretti parle aussi de l’humour : « L’humour bien tempéré n’est-il pas tout indiqué comme modalité de liant, de raccord, d’apprivoisement, d’acclimatation à la tendresse ?»6 N’est-il pas aussi une rupture, un temps de répit, dans un enchainement de morceaux de vie plutôt malheureux ?
Les relations humaines
Celles-ci sont évidemment primordiales dans la vie de chacun. Tout ce que j’avais pu lire dans mes écrits quotidiens, et de mes interviews, met en évidence que plus des personnes sont malheureuses, plus la proximité qu’une autre personne peut avoir avec elle est importante. C.Rogers explique : « Cette manière d’être que l’on appelle empathique […] signifie entrer dans le monde personnel perçu par autrui [...] Cela implique une sensibilité de tous les instants aux changements de significations ressenties par autrui, à la crainte, à la rage, à la tendresse ou à la confusion, à tout ce dont il ou elle est en train de faire l’expérience ; cela signifie vivre temporairement la vie de l’autre, [...] sans porter de jugements [...] ».7
La proximité permet de capter les rêves, d’agir par essai-erreur, de reconnaitre la personne. T. Todorov affirme que « la reconnaissance de notre existence qui est la condition préliminaire de toute coexistence est l’oxygène de l’âme : pas plus que le fait de respirer aujourd’hui ne me dispense de l’air de demain, les reconnaissances du passé ne me suffisent pas dans le présent. »8
Le malheur fait vivre des réalités trop difficiles à la personne qui a besoin d’exister pour quelqu’un d’autre, et aujourd’hui. L’exclusion de Mme D. dans son village lui fait avoir une obsession de la relation que certains renvoient facilement à la psychiatrie. Comment alors continuer d'y voir un manquement de la société à son devoir de fraternité ?
L’extrême pauvreté
Le malheur de ces personnes est mêlé à la réalité de l'extrême pauvreté. Le Mouvement ATD Quart Monde permet de prendre la mesure que ce malheur n’est pas le seul résultat d’une défaillance personnelle. Il est personnel et collectif. Un combat collectif est donc nécessaire. Celui-ci doit apporter nécessairement cette reconnaissance collective, un changement de société, et l’absolu besoin de temps heureux. Le 17 octobre, Journée mondiale du refus de la misère, par exemple représente tout cela et une mère de famille en parle dans cette maison de vacances, en 1988, avec beaucoup d’émotion. Cependant chaque personne reste unique : la question se pose du « que faire ? ».
Offrir des temps forts, déployant l'imaginaire et le respect, peut être un agir personnel ou professionnel. S'ils arrivent «au moment opportun », ils peuvent happer la personne dans un mouvement vers la vie. Si les personnes « aidantes » sont proches des personnes en situation difficile, elles ne tomberont pas à leur tour, car un temps de bonheur offert, bien que provisoire, est une dynamique positive.