L’argent : en avoir ou pas

Marie-Odile Novert

p. 32-36

Citer cet article

Référence papier

Marie-Odile Novert, « L’argent : en avoir ou pas », Revue Quart Monde, 238 | 2016/2, 32-36.

Référence électronique

Marie-Odile Novert, « L’argent : en avoir ou pas », Revue Quart Monde [En ligne], 238 | 2016/2, mis en ligne le 15 octobre 2016, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6618

L’argent : quel mot provocateur surtout quand on veut parler de grande pauvreté ! Combien de fois est-il prononcé avec désespoir ? Comment un mot peut-il recouvrir autant de souffrance ?

Autour de ce mot, s’est réuni, pendant Campus 2015, un groupe de travail, composé de personnes de plusieurs nationalités : péruvienne, mexicaine, française, camerounaise, espagnole, burkinabè1. Parmi elles, certaines avaient vécu longuement au Canada, à Madagascar et au Sénégal. Quasi toutes étaient engagées dans une solidarité avec des populations très pauvres. Ce fut pour ce groupe un réel défi de pouvoir se parler de l’argent alors que les expériences étaient si différentes. En peu de temps, impossible, bien entendu, de faire une étude approfondie sur la question de l’argent, sur les revenus, l’utilisation de l’argent, les besoins et cela dans tous ces pays.

Il n’y a pas d’arbres où pousse l’argent

Une première étape de travail a été de comprendre comment notre rapport à l’argent est si différent d’un pays à l’autre. Pour ce faire, les participants ont voulu partager certaines réalités vécues par les plus pauvres autour d’eux, dans ces différents pays :

« Nous, on peut manger du pain pourri, mais il faut que les enfants aient des pommes de terre, et du lait. Si nous on peut vivre sur notre faim, les mômes non ! On ne peut pas y arriver si on a des dettes derrières… Ça n’a jamais de fin, je ne vois pas la vie bien belle ! », disaient des parents dans un film tourné en région parisienne en France.

Film ancien2 mais qui fait écho à la réalité d’aujourd’hui, où de nombreuses familles n’ont plus rien dès le 20 du mois avant de toucher quelque argent le 5 ou le 6 du mois suivant. 

« En France, la question de l’argent est obsédante quand tu n’en as pas, parce que tout tourne autour de l’argent. À la ville, tout coûte. »
« Chez nous, au Cameroun, l’argent ne sert pas à penser comment sera demain. Demain on ira encore chercher. Vivre aujourd’hui. Si mes enfants ont à manger chaque jour, je ne suis pas pauvre, mais cela dépend du regard posé sur moi. Il n’y a pas d’arbre où on cueille de l’argent. L’argent ça n’a pas beaucoup de considération. Ce n’est pas un absolu. Si une famille passe plusieurs jours sans entrée d’argent, la solidarité africaine se manifestera alors. »
« Au Mexique, nous allions dans un quartier travailler avec les gens. À l’heure de manger, un petit groupe d’enfants très pauvres partaient, revenaient vite, et disaient qu’ils avaient mangé mais ils n’avaient rien mangé. C’est la dignité des enfants, ils avaient peur que cela se sache. »

L’argent pour les uns est une sécurité, ailleurs une obsession ou inexistant ; pour d’autres, il ne permet ni de penser, ni de se projeter dans un avenir, ou encore - comme pour ces enfants - il est défi à la dignité. Partout, on voit que l’argent et le manque d’argent produisent de la souffrance. Or la souffrance ne se mesure pas, ne se hiérarchise pas. Alors face à cette souffrance, comment faire ? Quel impact le manque d’argent des uns peut-il avoir sur d’autres, proches ou solidaires ? C’est à ces questions qu’est arrivé petit à petit ce groupe de travail à Campus 2015.

L’aide financière, dans un système institutionnel, se paie toujours

Les systèmes mis en place par les États ou les banques ne s’embarrassent pas de sentiments, et donc la souffrance n’y est pas prise en compte. L’argent, c’est de l’argent. Certains systèmes officiels octroient un minimum d’aides pour éviter le point de non-retour. Celui où les soins, l’éducation, et manger à sa faim deviendraient impossibles. Mais ces aides publiques, existant dans plusieurs pays d’Europe, ont comme contrepartie des contrôles sur la vie privée et restent insuffisantes. Les banques, quant à elles, font crédit, mais à quel taux ? On dit en France que les banques font beaucoup de bénéfices aux fins de mois, quand les gens attendent leurs revenus d’aide ou de travail, et qu’il faut que la banque avance quelques euros pour pouvoir vivre. Des millions de personnes paient alors un intérêt sur cette somme prêtée, et cela génère en fin de compte beaucoup de bénéfices pour la banque. Un participant rappelle son étonnement lorsqu’il était au Canada, sur l’évolution de ce crédit : « Les gens vivent à crédit. Ils ont des cartes de crédit et dépensent l’argent qu’ils n’ont pas. » Souvent, comme en France, les familles en grande pauvreté utilisent le crédit pour des besoins de première nécessité, pour l’ordinaire, pour manger, et le taux d’intérêt est aussi important.

En conséquence de ces aides ou prêts bancaires, les personnes pauvres paient de toute façon : en déconsidération, contrôles de toutes sortes, dettes de plus en plus grandes, stress…

Peut-être verra-t-on un jour la création de banques et de systèmes éthiques pour lesquels certains bénéfices ne se feraient pas sur le manque d’argent des pauvres ? On en est encore loin !

Des cercles de solidarité ?

En dehors de systèmes formels, et face à cette souffrance du manque d’argent, existent les solidarités traditionnelles et collectives dans certains pays d’Afrique, dont on pourrait aussi s’inspirer.

G. Charvon, qui était volontaire d’ATD Quart Monde au Burkina Faso, explique3 qu’au fond les personnes ou familles vivent dans un cercle de solidarité. Plus ou moins grand, plus ou moins pauvre... Une personne sait qu’elle peut donner un peu à une personne qui demande de l’aide, sans pour autant couvrir la totalité du besoin exprimé, car elle fait partie alors d’un cercle de solidarité, et d’autres donneront aussi.

Cette notion de cercle de solidarité dans ce pays rejoint un peu le système de tontine au Cameroun :

« Un groupe familial par exemple, d’un même village, se rencontre chaque dimanche et chacun apporte une pièce par semaine. Cet argent devient empruntable avec un intérêt très faible, le jour où une grosse difficulté apparaît. »

Ces formes d’entraides traditionnelles peuvent être plus ou moins organisées. Avec l’argent qui circule ainsi de manière informelle, elles font partie, d’une certaine façon, de l’économie des pays. Dans certains pays africains, l’entraide est affaire de discrétion. La « sutura » fonctionne ainsi au Sénégal :

« Traditionnellement, personne ne doit savoir d’où vient le riz que tu vas manger et celui qui le donne va le faire la nuit, sans que personne ne le voie. »

L’argent partout est aussi synonyme de liens ou de non liens. Par exemple, au Sénégal, pour faire partie d’un groupement, ou d’une église, il faut apporter une cotisation. Une personne qui ne paie pas risque d’être mise de côté. Or le plus souvent, les personnes qui ne peuvent pas cotiser se retirent d’elles-mêmes et finalement participent peu à la vie de la communauté. De nombreux exemples dans le monde confirment bien comment l’argent ou le manque d’argent brise les relations.

Demander ou ne pas demander ? Donner ou ne pas donner ?

Les systèmes informels, s’ils apportent des réponses, ne réussissent pas complètement à résoudre le problème. Restent alors l’intelligence et la générosité individuelle, la dignité de chacun, sur lesquelles le manque d’argent des uns à un réel impact : culpabilité, solidarité, impuissance ? Quel peut être le rapport dans ce contexte entre celui qui n’a pas d’argent, qui en a besoin d’une manière vitale, et celui qui en a ? Le premier se demande continuellement - et souvent sans savoir s’il fait bien - : est-ce que je lui demande de l’argent ou pas ? Et inversement, toute personne solidaire en arrive à se poser la question : je donne ou je ne donne pas ? Sans savoir si elle fait bien ou pas. Comment se situer, comment et de qui apprendre ce qui est la meilleure solution ?

En France, un participant du groupe de travail racontait comment dans la proximité avec des familles pauvres, il voyait des familles s’aider :

« Une famille S. venait emprunter chaque fin du moi, un peu d’argent à une voisine. Celle-ci, un jour en début de mois, a emprunté à son tour à Mme S. Et à la fin du mois, quand Mme S. est venue lui demander un peu d’argent, sa voisine lui a en réalité rendu ce qu’elle lui avait mis de côté pendant tout le mois. Elle l’avait aidée en quelque sorte à faire une épargne ! Il y a à apprendre de l’intelligence de ceux qui ont la vie difficile, de ce qu’ils doivent inventer. »

Au Pérou, rapporte un autre participant,

« Il y a un lien entre la solidarité et l’argent. Mais une famille ne peut pas donner de l’argent à une autre tous les jours, et surtout donner en sachant qu’il manquera tous les jours quelque chose. On ne peut pas aider tous les jours, et ce n’est pas un manque de solidarité ! »

Alors nécessairement, si on se pose des questions sur les raisons du manque d’argent, on cherche à s’organiser, à faire autrement :

« J’étais prêtre dans une paroisse qui avait beaucoup d’argent et comme la réalité des quartiers est très contrastée en Afrique, à la fin de la messe, des personnes venaient nous demander de l’argent, pour des maladies graves par exemple ; c’était existentiel. Et on donnait, on donnait… On se substituait à Dieu ! Un jour, à trois, on a laissé tout ça et on est allé vivre dans le quartier. Les gens sont venus nous demander de l’argent, mais on leur a dit : ‘Regardez comment nous vivons, nous sommes devenus pauvres’, et ils se sont moqués de nous. On a commencé à réfléchir avec eux comment sortir de cette pauvreté tous ensemble. Au bout de deux ans, on a vu des projets sortir des familles. Sans argent. Mais c’est vrai qu’on voyait des enfants qui n’avaient pas à manger, et des malades ; il fallait gérer notre impuissance. Nous ne sommes pas des dieux, il faut se dire aussi que les gens ont beaucoup d’astuces, quel que soit leur niveau de pauvreté. On a toujours une solution dans la tête, quelque chose à donner, des capacités à créer. »

La solidarité, hors aide financière individuelle, peut changer la vie ; comme par exemple, avoir créé une arrivée d’eau potable ensemble, ou réussir à mettre l’État devant ses responsabilités, mais il reste néanmoins des moments où l’argent est là ou pas là, et l’existence est en jeu. Souvent on a opposé « donner » et « ne pas donner ». En réalité dans la vie de tous les jours, les deux questions se posent.

Sauver une vie

M. explique :

« Pour moi, à Madagascar, c’est le fait d’avoir de l’argent qui peut sauver une vie quand on est malade et/ou hospitalisé. Certaines familles vivent au jour le jour, et si une maladie rentre dans une famille, toutes ses petites économies vont aux remèdes traditionnels, et souvent trop tard, à l’hôpital. Ce qui me pose question, c’est que si une personne très pauvre tombe malade, personne ne peut l’aider, ou rarement. Et dans ce cas, l’aide est insuffisante comparée au coût de la santé. Si la personne meurt, les proches aident sa famille à lui donner un enterrement digne. Mais pourquoi pas ‘s’aider à sauver une vie’ ? » 

Ces urgences quotidiennes ont conduit à la création d’une Université populaire Quart Monde à Madagascar pour favoriser l’information, l’engagement et les échanges sur des sujets aussi cruciaux que la santé, mais aussi d’autres par la suite, comme la scolarisation. Face à la réalité quotidienne du manque d’argent, les réponses sont multiples, et « chercher ensemble » est aussi une piste.

Charité, solidarité et combat politique

Pendant des millénaires, face à la grande pauvreté, la réponse a été de donner : c’était la charité distributive ou le paternalisme. Puis dans les derniers siècles seulement, la solidarité a pris de la place, des luttes ont été menées, des situations ont évolué, des réponses politiques ou économiques ont été essayées. Mais une grande idée s’est alors mise à circuler aussi, pour respecter la liberté des personnes : ne pas rendre dépendants les gens en particulier si l’on en vient à prêter ou donner de l’argent4. Des exemples français et péruvien ont conduit au raisonnement suivant : les gens ne sont-ils pas déjà dépendants de ne rien avoir ? Et qui peut juger qu’une personne investira correctement, remboursera ou pas, utilisera bien ou mal son argent, restera ou pas autonome, indépendante ? Et les gens moins pauvres ne sont-ils pas eux aussi dépendants de tout un monde autour d’eux ?

L’argent et le manque d’argent confrontent chacun à ces dilemmes : aider financièrement jusqu’à être dépouillé soi-même et parfois sans fin, sans résultats, ou bien s’organiser avec les forces de tous pour changer la vie, faire du plaidoyer, mais voir encore des gens souffrir tant que certains n’auront pas assez pour vivre ! L’urgence, ou le long terme (le plaidoyer, le combat politique)… L’espoir avec l’engagement dans une lutte d’aujourd’hui, ou la souffrance.

En fin de compte, ne sommes-nous pas obligés de réfléchir en termes de partage individuel et de solidarité collective et de combat politique, encore pendant longtemps ? C’est une longue histoire mêlée. L’essentiel pour certains est alors de la vivre sans diviser les gens, et toujours à la recherche de la paix et de la dignité ! 

1 Marius Ilboudo, Véronique Davienne, Chantal Laureau, Carine Aussedat, Rosario Ugarte, Philippe Hamel, Blaise Ndeenga, Sophie Bézineau, Pilar Jordan

2 Le film : Y a vraiment des gens qui vivent avec très peu, 1985. Réalisatrice : Carole Raissopoulos, avec M. et J-C. Caillaux, à Herblay (95) France.

3 Cf. Revue Quart Monde n° 229, janvier 2014, L’argent

4 À ce sujet, voir l’article d’Axelle Brodiez-Dolino, page 43.

1 Marius Ilboudo, Véronique Davienne, Chantal Laureau, Carine Aussedat, Rosario Ugarte, Philippe Hamel, Blaise Ndeenga, Sophie Bézineau, Pilar Jordan, et Marie-Odile Novert qui a coordonné la rédaction de ce compte-rendu.

2 Le film : Y a vraiment des gens qui vivent avec très peu, 1985. Réalisatrice : Carole Raissopoulos, avec M. et J-C. Caillaux, à Herblay (95) France. Consultable au Centre Joseph Wresinski - Mémoire et Recherche - Mouvement international ATD Quart Monde - 2, rue de la Gare - 95560 Baillet-en-France.

3 Cf. Revue Quart Monde n° 229, janvier 2014, L’argent

4 À ce sujet, voir l’article d’Axelle Brodiez-Dolino, page 43.

Marie-Odile Novert

Marie-Odile Novert est volontaire permanente d’ATD Quart Monde.

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND