RQM : Qui êtes-vous ?
Sophie Kardous : Nous avons travaillé, Karima Ourabah et moi, pendant plusieurs années comme éducatrices-monitrices auprès de personnes handicapées et nous nous sommes rencontrées à une formation d’esthéticiennes. C’est là que nous avons mis ensemble toutes les questions que nous nous posions sur la santé, la beauté et notre ancien métier. Sophie était plus axée sur l’insertion professionnelle des personnes handicapées.
De cette rencontre et de ces questionnements est née l’association que nous codirigeons. Cette association s’adresse à un public, assez large, de personnes fragilisées (vivant en prison, en hôpital, dans la rue, en accueil de jour) et à un public de femmes, isolées à la maison ou en parcours d’insertion sociale. Depuis, nous avons créé un Institut de Beauté solidaire qui porte le nom d’Hygia1, le nom de la déesse de la santé, la fille d’Esculape. Nous voulons sensibiliser la maman, pilier de la famille. Pour nous, santé et beauté sont synonymes. Notre travail auprès des femmes a des répercussions auprès des enfants, du père, de toute la famille et, au-delà, de tout le groupe.
RQM : Quel est l’historique de votre association ?
S. K : Nous avons commencé comme itinérantes en 2005. Nous allions dans les hôpitaux, les centres sociaux. Nous avons fait plus de mille soins en quatre ans. Nous avons animé une centaine d’ateliers collectifs dans différents lieux.
En 2008 nous avons postulé pour un concours de la Fondation de France « S’unir pour agir » et nous avons gagné les trois prix : le prix national, le prix régional, le prix départemental, ce qui a aidé à faire connaître la structure. Mais les femmes demandaient un lieu à elles. D’habitude, pour obtenir l’aide d’une mairie en vue d’un projet innovant, il faut au moins montrer que ce projet a bien réussi ailleurs. Ici rien de tel. La mairie d’arrondissement ne pouvait s’appuyer sur des résultats ; elle a pris le risque et accepté de mettre à notre disposition gratuitement des locaux de trois cents mètres carrés que nous avons inaugurés le 30 mars 2009 à l’occasion de la Journée internationale des Femmes. Il y avait à cette occasion deux cents femmes venues de tous les quartiers de Marseille, de Vitrolles, Marignane, Six Fours, etc. Ensuite le conseil régional et le conseil général ont donné des subventions pour le fonctionnement. La Fondation de France et la Fondation Raja Marcovici ont fait chacune un don pour la mise en route.
RQM : Comment travaillez-vous ?
S. K : Nous faisons tous les soins faits par un salon d’esthétique. Mais nous travaillons beaucoup sur l’autonomie. L’esthétique n’est qu’un outil de médiation pour que la personne se sente bien, retrouve l’estime de soi, ait confiance en elle, apprenne ou réapprenne le goût de s’occuper d’elle-même. Nous continuons les ateliers itinérants. Nous avons un salon de coiffure avec une coiffeuse professionnelle. Nous faisons des épilations et des soins du visage comme dans tout institut de beauté avec une esthéticienne professionnelle. L’acte de soin est toujours prolongé ou précédé de temps de parole. Chaque personne doit avoir son moment à elle où elle est écoutée. Nous animons des groupes de parole : ici, aujourd’hui, vous avez un groupe de parole animé par notre psychologue, qui permet la rencontre entre des femmes souffrant de handicap auditif et d’autres femmes. Grâce au langage des signes elles arrivent à communiquer entre elles. Nous organisons des séances de ciné-débat toutes les semaines. Nous recevons des femmes handicapées, des femmes voilées, des femmes qui ont subi une ablation du sein. Nous avons des femmes de tous les âges, de toutes les cultures, de toutes les religions. Les femmes proposent elles-mêmes le thème des ateliers de parole qui leur conviendraient. Elles ont déjà demandé à la psychologue qui s’occupe de ces ateliers de faire un planning pour l’année. Elles vont rédiger la Charte de l’Institut de Beauté solidaire sur le thème du respect.
Les femmes viennent seules ou avec d’autres qu’elles accompagnent. Les assistantes sociales veulent nous envoyer certaines personnes qui ont besoin de soins ou d’aide. Nous sommes un lieu ressource généraliste. Nous sommes non seulement un lieu d’écoute mais aussi d’information et d’orientation. Dans le « Plan cancer » il est indiqué que les esthéticiennes peuvent orienter vers le corps médical, sans bien sûr poser de diagnostic. Il peut arriver que l’on conseille à une femme de consulter un médecin. Nous aidons les femmes à réparer leur image d’elles-mêmes et éventuellement à se préparer à un entretien d’embauche en travaillant l’aspect de la présentation physique de la personne. Nous travaillons l’accompagnement social et, dans les hôpitaux, les médecins nous indiquent quelles femmes nous devons rencontrer. Ce que nous faisons devrait être généralisé mais les postes budgétaires n’existent pas.
L’adhésion à l’association coûte 3 € et, pour bénéficier des soins, il faut apporter un justificatif de la situation sociale. Chaque personne donne une participation au soin. Le reste est à la charge de l’association. Les soins coûtent entre 4 € et 15 €. Nous ne vendons pas de produits. Nous conseillons des produits naturels ou orientaux à bas coût, que les femmes peuvent fabriquer elles-mêmes. Il peut arriver que certaines personnes sorties de la précarité continuent à nous aider. Il est important de comprendre que nous ne sommes pas un commerce mais que nous voulons conserver la valeur éthique de notre travail. Nous avons pour le moment cinq salariées qui partagent nos façons de voir : une psychologue, une coiffeuse, une esthéticienne, une directrice technique, Karima Ourabah, et une directrice administrative chargée du développement, Sophie Kardous, qui sont les fondatrices. Il faudrait que nous puissions engager une personne supplémentaire pour couvrir les besoins des trois-quarts des hôpitaux de Marseille.
RQM : Comment travaillez-vous avec les centres sociaux ?
S. K : Dans les centres sociaux, nous intervenons avec des groupes constitués de femmes sur des thèmes qui tournent autour de la remobilisation de soi. On sait que les freins à l’insertion sociale sont notamment l’hygiène et la connaissance du code social en matière de présentation vestimentaire. On travaille collectivement ces deux thèmes. On essaie d’autonomiser les personnes sans leur faire faire des dépenses importantes. Il ne s’agit pas d’acheter des vêtements neufs coûteux. Il s’agit simplement de savoir trouver une bonne adéquation entre la tenue vestimentaire et la situation. A la Maison d’arrêt de Luynes, j’ai travaillé avec un groupe d’hommes en recherche d’emploi. Ils se préparaient à la journée de rencontre avec les entreprises durant laquelle ils allaient être recrutés ou non recrutés. Ils ont été très réceptifs aux conseils en image. Lors de ces rencontres avec les entreprises, leur animateur ANPE2 a été surpris de leur tenue très correcte - suivant les normes en vigueur dans le monde du travail - Aux Chartreux3, nous sommes au point d’accueil RMI4. Notre volet insertion a fait dix ateliers. On croit souvent que lorsqu’une personne est à la recherche d’un emploi, elle sait quel métier elle veut faire et qu’elle est prête à l’emploi. Or ce n’est généralement pas vrai. Tout le monde sait bien que trouver un emploi est une question de réseau de connaissances. Ce n’est pas seulement être inscrit au pôle emploi sous la rubrique d’un métier exercé à un moment donné. Nous avons permis des réorientations très positives. Par exemple, une dame qui peignait et repeignait ses meubles et qui avait un tout autre métier : nous l’avons incitée à se présenter à Emmaüs pour aider à repeindre des meubles. Elle a ainsi élargi son réseau de connaissances. Le fait de mobiliser la personne, de lui permettre de trouver sa place dans son propre corps, fait qu’elle se redynamise, qu’elle ose dire ce qu’elle aime faire, qu’elle ose avoir des nouveaux contacts, et finalement a pour conséquence qu’elle élargit son réseau. Les femmes de l’association se voient avec plaisir, elles se rencontrent, elles vont au cinéma. La confiance se construit facilement. Si le groupe est contenant, l’émotion se libère. Le groupe les sauve et les encadre. C’est très important pour toutes celles qui n’ont plus de groupe familial ou social suffisant. Nous faisons de la médiation sociale et professionnelle, et de la médiation santé.
RQM : Quelle définition donneriez-vous à la médiation sociale ?
S. K : C’est redonner une place dans une société.
Nous insistons beaucoup sur la valorisation de ce que les femmes aiment faire. Elles n’arrivent même pas à le dire. Elles disent plus souvent : « Je ne suis rien » ou « Je ne fais rien ». On leur fait remarquer qu’elles élèvent leurs enfants et que ce n’est pas rien. Et puis elles finissent par dire quelque chose qu’elles aiment faire, par exemple : « J’aime faire des gâteaux ». À partir de là, on leur dit : « Au lieu de vous présenter comme quelqu’un qui n’est rien ou qui ne fait rien, dites : ‘j’aime faire des gâteaux’ ; vous verrez que ça changera tout ». Et en effet, directement le contact devient possible car quelqu’un d’autre va vouloir une recette de gâteaux, etc. Nous essayons de convaincre la personne qu’elle a une place indispensable, exceptionnelle dans la société.
RQM : Quels sont vos projets ?
S. K : L’an prochain, je vais faire un master en Économie sociale et solidaire à Marseille. J’aimerais valoriser l’esthétique au sein du milieu médical, social, carcéral. Je ferai un travail de fond. Ici nous continuerons à privilégier la relation à l’autre. Nous chercherons aussi des collaborateurs qui sont aptes à aller chercher au fond d’eux-mêmes leur humanité.