Le 17 octobre 1987, j'étais à New York. Ce jour-là à Paris, en présence de cent mille personnes, était inauguré sur le Parvis des libertés et des droits de l'homme un monument ou mémorial, sous forme d'une dalle de marbre gravée d'une inscription signée du père Joseph Wresinski.
De New York, comme bien d'autres personnes à travers le monde, j'avais pris part à cet événement en transmettant les messages des familles de la misère. Unanimes elles disaient : « La misère nous n'en voulons pas, elle nous écrase, nous voulons un autre avenir pour nos enfants. »
En même temps, les hautes autorités dans le domaine des droits de l'homme appuyaient la phrase inscrite sur la dalle, affirmant que « la misère est une violation des droits de l'homme et qu'elle n'est pas fatale. »
J'étais bien loin de comprendre l'importance de cette inscription, et pleine de doutes, de réticences quant à l'opportunité de rassemblements réguliers au cours desquels seraient lus des témoignages.
Je ne m'en souciais pas jusqu'à ce que je reçoive la responsabilité d'animer ces rassemblements ; ils avaient déjà eu lieu très régulièrement depuis plus de deux ans. J'ai relu d'une traite tous les témoignages qui y avaient été dits publiquement et dès lors j'ai été passionnée.
Quelle force dans ces témoignages, quelle insistance dans la volonté et l'espoir de parler afin que le monde sache et que par conséquent chacun s'engage pour que la misère soit détruite !
J'ai compris peu à peu que le père Joseph Wresinski avait eu une intuition extraordinaire. Plein d'espoir pour l'humanité, il disait en substance : « J'ai vu des hommes ignorer, fuir, mettre la main au portefeuille ou dire "Qu'allons-nous faire ensemble ? » mais je n'ai jamais vu quelqu'un d'indifférent. » J'ai donc commencé à animer ces rassemblements avec la conviction que si les hommes savaient réellement ce qu'était la misère elle ne persisterait pas.
Pour le reste, j'ai tout appris des familles du Quart Monde, des amis, du public, en écoutant leurs réactions, leurs hésitations, leurs peines, leur fierté de se retrouver ensemble autour de la dalle.
Se forger une identité
D'abord j'ai entendu des personnes très pauvres dire leur immense soulagement. « Avec cette dalle à Paris, je ne me sens plus seule désormais. C'est comme si l'on m'avait enlevé un lourd fardeau des épaules. »
Elles trouvaient là une reconnaissance, une identité qu'elles n'avaient eu nulle part ailleurs.
C'est ce dont témoigne ce texte dicté par un jeune homme qui ne sait ni lire ni écrire : « Il m'est arrivé de venir sur la dalle, un autre jour qu'un 17 parce que je n'allais pas bien. Cela m'a remonté le moral de penser que je pouvais aider d'autres personnes et me vider la tête de mes soucis. Par exemple, je suis passé à la dalle quand j'ai appris que la formation que je devais faire ne marchait pas, cela m'a aidé à tenir. »
La dalle permet à ces hommes et à ces femmes de se bâtir une identité nouvelle à partir de leur histoire, à partir du mépris qu'ils ont chaque jour à affronter. Elle est avant tout un lieu de reconnaissance de leur dignité.
Témoigner pour se libérer
Puis j'ai admiré ce courage pour témoigner. Quelle force faut-il avoir en soi-même, quel espoir en l'humanité faut-il avoir pour oser dire en public sa blessure et sa soif d'avenir :
« Un matin de janvier, ma famille et moi emménagions à la cité. J'arrivais d'un hôtel social où j'avais vécu six mois d'enfer. Avant cela et depuis ma plus tendre enfance j'avais vécu de foyers de la DDASS en bidonville, en passant les nuits d'hiver sous les ponts ou dans les voitures (...) Tous ensemble, la main dans la main nous pouvons gagner. Plus un enfant, un adulte, un jeune ne doit être exclu. Nous devons tous nous unir pour que nos droits soient respectés. »
Vis-à-vis de ces témoignages, mon rôle est d'aider à écrire ceux qui pensent ne rien avoir à dire au monde, puis de donner tout leur poids aux paroles, de créer une écoute pour être sûre qu'elles soient reçues à leur juste valeur.
Certains ont témoigné alors qu'ils n'avaient jamais parlé en public ; ils n'avaient ni l'expérience ni l'élocution voulue mais ils avaient leur immense espoir à faire partager à l'auditoire.
J'ai découvert que témoigner est un acte qui libère. Son auteur doit oser se regarder autrement, non plus comme victime, mais comme le détenteur d'une vision particulière du monde, d'une connaissance qui va faire évoluer ce monde. Témoigner, c'est transformer sa honte en un scandale pour l'humanité.
L'universalité de la misère
D'Europe, Odette écrit : « Le toit de la maison était plein de trous ; quand il pleuvait, on était obligé de mettre des plastiques sur les lits. »
D'Amérique du nord : « Esperanza est morte, de toute sa vie elle n'a jamais eu d'appartement à elle. »
D'Asie : « Aling Vising, c'est à vos yeux et à votre sourire que je pense quand je vous revois assise dans votre minuscule cabane, sombre, bruyante et étouffante. »
D'Afrique, Marie Lourdes dit : « Tant qu'on a pas de maison, on ne peut pas inscrire les enfants à l'école puisqu'on ne sait pas où on sera dans un mois. »
La réalité de la misère est universelle, je le savais. Mais, j'ai découvert grâce à Roselyne qu'au fond de la misère, il est encore possible, il est même essentiel de penser à d'autres, à un ailleurs.
Elle écrit des Caraïbes : « Nous envoyons nos salutations à tous ceux qui habitent de l'autre côté de la mer. Nous tenons bon nous-mêmes, tenez bon aussi. J'ai perdu mon petit bébé d'à peine quinze jours, nous ne lui avions pas donné de nom. J'allais partir à l'hôpital et il est mort dans mes bras. Prenez courage, nous aussi qui vivons dans cette misère nous gardons courage. »
Un combat pour les droits de l'homme
Le père Joseph a conçu l'idée que la misère est une atteinte aux droits de l'homme. Les témoignages montrent à l'évidence, qu'au quotidien les familles de la misère sont les premières à défendre les droits de l'homme :
« Tu t'es retrouvé seul, sans eau, sans électricité, t'éclairant à la bougie. Maintenant que tu as une chambre, tu accueilles d'autres personnes en difficulté (...) Toi, Jean, tu m'aides beaucoup à comprendre les autres et surtout à ne jamais juger. »
« Mang est aveugle de naissance, Aling le guide. Un jour ils mendient plus longtemps que de coutume (...) Ils me disent : "Il y a eu un terrible accident dans la maison, Lucy est à l'hôpital, nous devons lui acheter son souper, il nous manque encore quelques pesos, mais ne vous inquiétez pas, nous les aurons bientôt.
« Olivia, Patricia, Ricardo, vous faites la classe dans une pièce noire et humide, que vous a prêtée Mme Laure qui a déjà si peu. Sans tableau, sans cahier, sans crayon, inventant mille manières pour que les enfants apprennent tout de même. »
Le symbole du Trocadéro, lieu de la signature de la Déclaration universelle des droits de l'homme en 1948, n'échappe pas non plus aux personnes du Quart Monde. Lorsqu'en 1987 à sa libération, Nelson Mandela choisit ce lieu pour s'exprimer publiquement, M Louis Trognon, un habitué des rassemblements, vivait dans une cabane sans eau et sans électricité de la banlieue parisienne. Ce jour-là, à la radio, il entendit le discours de Mandela. Il nous dit : « C'était les droits de l'homme, c'était nous ! ».
Alors j'ai compris, grâce à M. Louis Trognon, que le 17 octobre 1987 le père Joseph Wresinski a infléchi l'histoire et la pensée des pauvres et les a inscrites dans le combat pour les droits de l'homme.
L'engagement de tous
Est-ce à dire que seuls les plus pauvres sont concernés ? Sûrement non. Leurs gestes de résistance, de réconciliation resteraient vains s'ils n'étaient pas perçus ni reconnus par d'autres. Leurs témoignages sont un appel à la mobilisation de tous. Voilà comment l'exprime une femme qui vient pour la première fois à un rassemblement :
« Il y a quelques années, j'avais rencontré des témoins d'une autre misère, celle des camps de réfugiés au Honduras et vu ce courage des familles pour s'organiser ; je m'étais dit : "Si elles-mêmes y croient, nous qui sommes en sécurité pouvons-nous refuser d'y croire avec elles ?" Cela avait motivé mon engagement à l'époque. J'ai vécu une chose semblable au Trocadéro. »
Chacun est ainsi invité à témoigner de l'engagement qu'il prend au quotidien pour faire barrage à la misère.
M. et Mme Aubry, artisans ébénistes embauchent et se lient d'amitié avec Maurice ; leur amitié les pousse loin dans le combat pour le métier, puis le logement et le respect de la personne, l'intégrité du couple et jusque dans la lutte contre la maladie.
Une institutrice mobilise toute sa classe pour aider un enfant.
Un médecin de PMI outrepasse les strictes limites se son métier pour aller au-devant d'une famille qui vit dans un taudis dans les bois.
Ces témoignages sont importants car l'engagement des uns sans celui des autres n'a guère de chance d'aboutir.
Les plus pauvres ne l'ignorent pas. Cette femme âgée sait bien que ce soutien, cette alliance sont indispensables. Elle témoigne de la réaction qu'elle a eue en parlant à travers la porte à l'agent de l'office des poursuites : « Vous faites une telle histoire à cause de 25 francs suisses, vous avez besoin de la police pour être fort ; et nous, qui est derrière nous ? Savez-vous comment nous devons être forts sans quelqu'un derrière nous ? ».
La dalle est un lieu d'alliance et d'unité. Quelle que soit la personne, chacun y est à égalité devant la dureté et la persistance de la misère. Le 17 février 1990, M. Mattéoli, président du Conseil Economique et Social français, était attendu à un rassemblement. Il devait se trouver ce jour-là en Hongrie pour une mission importante, et, pour ne pas faire changer l'heure du rassemblement, il avait dû affréter un avion.
J'ai été très touchée de le voir arriver à côté des gens qui venaient en train de banlieue ou en métro, avec ceux qui avaient du mal à marcher ou pour lesquels le ticket de train était onéreux. Cet homme avait compris l'importance d'être au coude à coude avec les familles du Quart Monde.
Une dimension universelle du refus de la misère
Cette dalle représente une ambition universelle pour l'humanité. Le père Joseph Wresinski souhaitait que le Quart Monde soit reçu au Vatican, à l'Elysée, à l'ONU. Ceci a été réalisé. Je crois que l'existence de la dalle est un pas de plus. Parce que maintenant ce sont des personnes, personnalités ou gens modestes, qui se déplacent et qui publiquement font la démarche de se reconnaître aux côtés du Quart Monde.
Cela m'apparut tout à fait clairement lorsque, en avril 1989, M. Perez de Cuellar, alors secrétaire général de l'ONU, est venu se recueillir sur la dalle du Trocadéro. Il est venu publiquement dire : « Nous ne pouvons parler de paix tant qu'il y a de la misère dans le monde. »
Ainsi, l'une des plus hautes autorités morales du monde, s'est mise à égalité avec ceux qui représentent l'humanité la plus abandonnée, en écoutant leurs témoignages.
Cette dalle est-elle un mémorial, un lieu du passé ou de l'avenir ?
Cette dalle en elle-même est une inscription datée. Sans les témoignages elle serait une inscription figée. Mais sans elle les témoignages seraient inexistants ou anecdotiques.
Les témoignages ouvrent sur l'avenir et apportent une dimension universelle. Ils sont l'actualité de la misère. La vie des plus pauvres est sans c esse en point d'orgue avec les événements du monde.
Au moment de la violation des tombes juives de Carpentras les plus pauvres disent qu'eux non plus ne sont pas respectés dans leur dernier repos.
Au moment des hostilités de la guerre du Golfe, les témoignages nous rappellent ce qu'est la paix des pauvres.
Au moment de la chute du mur de Berlin, on apprend des plus pauvres que la liberté n'existera que si elle est réelle pour les plus faibles.
C'est ainsi que peut se bâtir l'histoire, la mémoire du courage de tous ceux dont la dignité est bafouée. C'est parce que notre culture est privée de cette mémoire que nous comprenons si mal ce qu'ils vivent. Et pourtant quelle injustice, quelle humiliation est faite aux pauvres alors que leur vie n'est tenue pour rien, n'est utile à personne. L'injustice est plus grande encore quand la mort résulte de la misère, de l'indifférence. Ceci ne peut être passé sous silence.
« Ronald avait trente-huit ans. A travers ce qu'il nous a fait partager de sa vie, il nous a livré un message : En se remettant bien des fois debout, il affirmait » que tout homme porte en lui une valeur inaliénable qui le situe au rang de tous les hommes. « Pourtant couché il nous faisait aussi comprendre combien il est dur de survivre sous le poids du rejet et finalement à quel point l'indifférence peut être meurtrière. »
La dalle est décisive pour que prenne corps le refus universel de la misère. Elle a été créée par le fondateur du mouvement ATD mais ne peut rester dans ses limites. Dès son origine elle a été pensée pour qu'autour d'elle des citoyens de tous horizons s'y expriment pour renforcer le combat des droits de l'homme à partir de la vie des plus pauvres.
Enfin, si la dalle est unique dans sa nature, elle ne doit pas être unique en nombre.
Arriver à dire l'indicible, arriver à comprendre afin que le monde change, voilà la force du témoignage ; donner soif de connaître et de recevoir les gestes de refus de la misère pour pouvoir continuer à espérer dans l'humanité.
Ce n'est pas l'image première que l'on peut avoir de la misère. Elle est souvent perçue d'abord comme une déchirure, une violence, une soumission, une exclusion, qui aboutissent à la mort. Le témoignage, sans nier cette réalité, permet d'aller au-delà. Il permet de faire surgir et d'exprimer le refus qui existe potentiellement dans tout homme, pour aboutir à un engagement, donc à un changement radical. Voilà la perspective d'unité et de progrès que cette inscription gravée dans le marbre nous propose pour l'humanité tout entière.