Les intellectuels ont leurs sujets favoris. La famille n’en fait pas partie. A la limite, on commente l’augmentation du chiffre des divorces en constatant l’échec de cette institution bourgeoise, on entend les psychologues parler du complexe d’Oedipe et on prend ses distances à l’égard de ses propres parents. Mais quelqu’un qui parle de façon positive de la famille risque d’être considéré comme un conservateur, penché vers le passé, hostile à l’émancipation des femmes, voire au libre développement de l’individu.
La génération de 68 est le produit d’un conflit entre parents et enfants à l’échelle mondiale, et aucune institution sociale n’a été autant remise en question que la famille. Nous vivons toujours, peut-être en Allemagne plus qu’en France, sous l’impact de ces débats. La droite, d’un côté, vante les avantages de la famille tout en minimisant la gravité de la crise dans laquelle elle se trouve aujourd’hui ; la gauche quant à elle, la critique sans être capable de dire quelle autre forme de vie commune pourrait la remplacer.
Pour nous dégager de cette confrontation peu fructueuse, je voudrais rappeler deux faits. Il y a longtemps déjà les historiens qui ont étudié l’Allemagne nazie ont remarqué que certains milieux de la société allemande résistaient mieux au nazisme que d’autres. Il s’agissait notamment d’une partie de la classe ouvrière, puis des milieux où le catholicisme et le protestantisme étaient bien enracinés, et enfin de la noblesse, surtout en Prusse, qui, disposant de grandes propriétés dans les villages, offrait souvent refuge aux pasteurs contestataires et se trouvait ainsi au cœur de la résistance allemande. En cherchant le dénominateur commun de ces groupes, on découvre l’existence d’une forte tradition spirituelle ancrée dans la famille et transmise par elle. A un moment où, ni les partis, ni les syndicats, ni l’Eglise libre n’existaient plus, la famille a pris la relève en mettant en garde ses membres contre les fausses promesses de totalitarisme. Les nazis étaient entièrement conscients de ce danger. Ils investirent toutes leurs forces pour briser les liens familiaux, pour inciter les jeunes à trahir leurs parents, à les dénoncer s’ils se prononçaient contre le fascisme. Le film « Europa, Europa » de Agnieszka Holland a admirablement mis en évidence ce trait caractéristique du nazisme. Les jeunes dans le « Ordensburg », loin de leurs parents, se retrouvaient sans défense face à l’endoctrinement massif auquel ils étaient soumis. Ce film a en même temps le mérite de faire le lien entre le nazisme et le stalinisme. Il est frappant de voir à quel point l’orphelinat russe et le « Ordensburg » allemand se ressemblent !
Et nous voici arrivés au second point que je voulais évoquer. Je suis né et j’ai vécu toute ma jeunesse en Allemagne de l’Est. Mon père était pasteur et très critique à l’égard du système politique en place. Mon frère, mes sœurs et moi, nous vivions dans un monde double. D’un côté l’école avec son discours officiel ; de l’autre la famille parlant un langage tout à fait différent, en contradiction complète avec ce que nous entendions dans la matinée. La famille et l’Eglise étaient, dans mon pays, les seules structures sociales qui permettaient de garder une certaine indépendance face à une idéologie qui dominait tous les autres aspects de la vie sociale. La tradition orale, transmise dans les familles, remettait constamment en question la version officielle de l’histoire. Alors que l’école, pour ne citer qu’un seul exemple, avait coutume de vanter les avantages de l’agriculture socialiste de type collectiviste, le fils qui avait que son père fut obligé de mettre ses terres au service de la coopérative, apprit à se méfier et de ce que le professeur lui racontait. Le programme d’un des principaux groupes de la résistance allemande pendant la guerre, nommé « Kreisauer Kreis », essaya d’en tirer les conclusions suivantes : « La famille est la structure fondamentale pour une vie sociale pacifique. Elle bénéficie d’une garantie civique qui devrait concerner, outre l’éducation, les biens matériels comme l’alimentation, les vêtements, l’habitat, le jardin et la santé. »1 A un niveau plus théorique, le sociologue et historien Eugen Rosenstock-Huessy, professeur pendant les années vingt de plusieurs des futurs membres du « Kreisauer Kreis », essaya de distinguer les différentes structures sociales dans lesquelles nous vivons et d’en souligner l’indépendance respective. La famille, structure multiforme, qui a de plus subi beaucoup de transformations au cours des millénaires, reste néanmoins la forme sociale la plus ancienne. En fondant une famille, nous devenons un maillon de la chaîne qui relie notre époque à l’aube de l’humanité. Des gens qui n’ont rien de commun, ni la religion, ni la culture, peuvent trouver un terrain commun en parlant de leurs enfants. Car la famille est plus vieille que l’Eglise – ce n’est qu’au XVIème siècle que le mariage religieux devient un devoir pour les croyants, l’Eglise primitive ne connaissant pas cet acte – et elle est encore beaucoup plus vieille que l’Etat moderne, structure sur laquelle se sont appuyés tous les totalitarismes de notre époque.
Objectivement, ces structures sont indépendantes. On ne peut ni les déduire l’une de l’autre, ni les ramener à des origines communes comme, par exemple, l’autorité paternelle. Au niveau du vécu de l’individu, chaque structure correspond à une perception particulière du temps. La mémoire familiale englobe deux à trois générations, parents, grands-parents et peut-être arrière-grands-parents. Dans l’avenir, son horizon englobe les enfants et les petits-enfants. La famille nous fait entrer dans cette histoire. Elle nous donne un héritage et nous charge de sa transmission à nos propres enfants. En tant que parents, nous avons une vocation et par conséquent une place dans l’histoire, deux points essentiels pour devenir un être humain digne de ce nom.
La Nation nous place dans un autre horizon, de même l’Eglise. La seconde nous confronte à une perspective qui s’étend de la création jusqu’à la fin du monde, la première remonte à un passé plusieurs fois séculaire. Chaque être est alors le point de rencontre de plusieurs histoires, selon les différents groupes sociaux auxquels il doit sa culture, et en cas de conflit entre ces traditions qui ont chacune leurs propres exigences, c’est à lui de décider laquelle il veut suivre. En ce cas de guerre, qui est le plus fort : l’amour maternel ou l’appel de la patrie ? Quand faut-il obéir à ses parents ? Quand faut-il les quitter, voire les haïr (Luc XIV, 26), pour rester dans le vrai ? Ce sont des questions auxquelles nous devons répondre à chaque instant et surtout lors des grands tournants de notre vie.
La liberté, c’est la faculté de dire oui ou non, de reprendre une tradition ou d’y renoncer, de choisir parmi les différents discours qui forment notre société et de participer de cette manière au grand dialogue humain, qui est l’histoire universelle.
Grand critique du libéralisme du XIXème siècle qui prône l’individu et dont l’idéal est le penseur solitaire, Rosenstock-Huessy attire notre attention sur la parole qui précède la pensée et qui fait partie de la sphère sociale. Grâce à la parole, nous faisons partie de l’humanité. Grâce à elle, nous avons un passé et par là un avenir.
Mais le monde industriel risque de nous priver de notre enracinement dans le temps. En analysant la vie des ouvriers, Rosenstock-Huessy découvrit dans les années vingt un phénomène qui depuis lors n’a fait que s’aggraver en menaçant toutes les structures sociales. Il s’agit de l’accélération de la vie de plus en plus soumise au rythme des machines. L’écrivain est-allemand Heiner Müller décrit le problème auquel nous devons faire face dans les termes suivants : « Maintenant, dans ce parc de machines qui ne cesse de s’agrandir et se meut de plus en plus vite, le seul problème est de ménager un espace réservé à l’élément humain, au rythme biologique de l’homme. Dans le cadre du capitalisme, le temps est une catégorie économique. L’objectif suprême est de toujours produire plus dans un laps de temps toujours plus court… la croissance à l’infini.2 »
La discussion actuelle sur la guerre en direct3 nous montre dans quelle mesure l’homme avec ses souffrances, mais aussi avec ses souvenirs et ses espérances, a déjà disparu de la scène. L’homme est, selon les analyses de Rosenstock-Huessy, en train de devenir un « Minutenwesen », un « être au rythme de la minute », toujours branché en direct sur la toute dernière nouvelle.
Les conséquences pour la famille sont considérables. La famille a, comme nous l’avons vu plus haut, une extension temporelle. Or, l’idéal de la jeunesse fait disparaître les différences ente parents et enfants comme, par ailleurs, entre professeurs et élèves. L’expérience des personnes âgées qui leur assurait autrefois un grand prestige social, se dévalue de plus en plus vite dans un monde en changement accéléré. Le temps que les enfants passent à l’école ne cesse d’augmenter. Dans ces conditions, la famille risque de ne plus s’inscrire dans l’histoire et de devenir ainsi un simple lieu dans l’espace où l’on passe son temps libre, partage ses repas et regarde la télé. J’exagère, bien sûr, les exemples donnés plus haut montrent qu’on n’en est pas là. Mais les dangers qui menacent la famille sont d’une double nature. Il s’agit premièrement de l’Eta totalitaire. Face à lui, la famille a démontré sa puissance comme garante de la pluralité de la sphère sociale. Deuxièmement, c'est la mise en cause des rythmes humains, à laquelle elle doit faire face. Et là, l’issue de la lutte reste pour le moins incertaine.
Rosenstock-Huessy ne s’est pas contenté d’analyser ces dangers. Car pour lui les divers totalitarismes ne sont que des réactions désespérées de l’homme moderne visant à remplacer l’histoire universelle dont il se trouve privé par une histoire truquée, particulière, centrée sur un seul peuple, une classe ou une race. L’âme proteste contre cette vie au rythme de la minute, elle aspire à un avenir et à un passé qui donnent enfin un sens au présent. Mais sans point de repère, elle tombe dans le piège de ces faux prophètes qui ont marqué profondément notre siècle. La science universitaire s’est montrée impuissante face à ces aspirations. C’est la raison pour laquelle Rosenstock-Huessy, en 1979, quitta l’Université pour étudier la vie des ouvriers en travaillant dans l’usine de Mercédès-Benz. Avec d’autres pédagogues ; il développa le programme d’une éducation pour adultes dans le but d’aider les gens à trouver la parole et à découvrir leur dignité humaine. Dans les années vingt, il créa pour ouvriers, paysans et étudiants, les premiers chantiers qui, en combinant le travail physique et la discussion, avaient pour objectif de mettre en contact des jeunes venant de différentes couches sociales pour les sensibiliser aux problèmes d’autrui. Emigré en 1933, il continua son travail aux Etats-Unis, où il compte parmi les fondateurs du « Peace Corps. »
L’œuvre du père Joseph, qui n’a vraisemblablement jamais entendu parler de ce philosophe allemand, montre quelques étonnants parallèles avec ce que Rosenstock-Huessy enseignait et pratiquait. D’abord, ni l’un ni l’autre n’abordent les gens comme des individus. En s’érigeant contre une tendance individualisante au sein de notre société, le père Joseph s’interdisait de traiter les pauvres comme des « cas. » Il fallait, selon lui, les situer dans leur contexte social. En cherchant ce contexte, on découvre sans aucun doute la famille comme structure fondamentale. Des gens qui n’ont jamais été envoyés à l’école font partie d’une famille, même si elle n’est que rudimentaire. Dans une société qui expulse les plus pauvres, c’est elle qui leur donne un dernier port d’attache. La responsabilité qu’ils ont à l’égard de leurs enfants les fait participer à la vie et rend leur existence porteuse de sens. Une société qui les leur enlève, prive les pauvres du seul moyen d’être ancrés dans l’univers humain.
Le deuxième parallèle que je voudrais souligner concerne l’importance attachée par les deux hommes au langage. L’homme ne vit pas que de pain. Pour qu’il devienne un être humain, il faut d’abord qu’on lui adresse la parole, ensuite qu’on l’écoute et qu’on prenne au sérieux ce qu’il veut nous dire. Chaque fois que les Cahiers du Quart Monde sont lus à haute voix sur le parvis du Trocadéro, des hommes et des femmes habituellement réduits au silence ont retrouvé la parole.
En troisième lieu, tous les deux sont attentifs à l’Histoire et à son rôle dans la formation de la conscience humaine. Pour émanciper les familles de la grande pauvreté et leur ouvrir un avenir, il faut leur redonner leur passé. La conception du Quart Monde et le programme de recherche sur l’histoire des familles qu’elle implique vont dans cette direction. Une historiographie qui rendrait compte de ce que les familles de la grande pauvreté ont vécu ne serait plus une historiographie des vainqueurs. Elle nous ferait écarquiller les yeux pour que nous voyions les victimes et ouvrir toutes grandes les oreilles pour entendre leur voix. Ce qui se produirait de cette façon serait beaucoup plus qu’une simple extension de notre savoir. Il s’agirait d’une volte-face qui mettrait en cause toute notre perception de la réalité. Par le biais des plus pauvres, c’est l’homme dans toute sa complexité qui s’impose comme étant au centre de l’Histoire. L’homme qui trouve sa liberté en répondant à l’appel d’autrui.