Il y a quelques années, sur une chaîne de télévision française, l’artiste Serge Gainsbourg brûlait un billet de 500 F… Beaucoup de gens se sont interrogés : pourquoi avait-il fait cela ?
Plus récemment, une volontaire de mon équipe à Bruxelles, rendait visite à une famille. Le père l’a fait asseoir, il a mis sur son électrophone le disque de Jean-Jacques Goldman avec la chanson « Là-bas. » Il a mis le volume à fond et a dit à cette volontaire : « Tais-toi. Ecoute bien, c’est mon histoire. » C’était comme un cri qui a duré 3’30.
Dans ma famille, quand mon fils aîné se plaint de mal de ventre, je sais que souvent, ça veut dire : occupe-toi un peu plus de moi et pas seulement de mes frère et sœur.
Tout homme serait-il un cri ?
Un cri qui cherche à se faire entendre par tous les moyens, les plus spectaculaires, les plus maladroits. Un cri parfois difficilement compréhensible et même acceptable.
Les hommes et les femmes qui vivent la misère sont des hommes et des femmes comme nous. Sans doute ne faisons-nous rien d’autre, eux et nous, que de chercher à devenir humains, tout au long de notre vie. A travers toutes nos entreprises, celles dont nous sommes fiers et celles dont nous sommes moins fiers. Cette quête commune, c’est ce qui fait notre proximité avec les familles que nous rencontrons. Mais en même temps, nous pressentons l’étendue de ce qui nous sépare. Elles et nous avons les mêmes aspirations pour nous-mêmes et pour nos enfants, à la différence qu’elles sont en permanence confrontées à la dure école de la misère, dont le gâchis humain est insupportable. « Etre pauvre, dit un homme à Bruxelles, c’est porter un douloureux héritage. C’est perdre une à une toutes ses illusions. C’est comme un deuil long et difficile. Pendant toute notre vie, nous portons un sentiment d’échec. A cause de cela, beaucoup d’entre nous vivent le pire. Et le pire, c’est quand on retire à un homme tout avenir. »
L’homme est un cri qui cherche à se faire entendre
Cette expérience de devenir un homme, je ne la fais pas seul .Il me faut, en face de moi, quelqu’un qui croit que je vais en être capable. Et qui fasse ce qu’il faut pour que je reprenne cette certitude à mon compte. Quelqu’un qui me donne un avenir, au lieu de me le retirer. Si je suis là aujourd’hui, capable de vous parler, et si vous êtes là à me lire, c’est d’abord à cause de mes parents et grands-parents, et des vôtres, qui se sont penchés avec amour sur le berceau où criait ce qui n’était encore qu’une promesse d’homme. Ils nous ont ensuite patiemment instillé à petites doses quotidiennes, assez de paroles, de reconnaissance, assez de sécurité pour que nous devenions ce que nous comme aujourd’hui. A la suite des parents, beaucoup d’autres ont pris le relais, à l’école, dans le quartier, les associations, et en ce qui me concerne dans le Mouvement ATD Quart Monde. Ce qui nous rend finalement interdépendants de dizaines, de centaines, de milliers d’autres personnes.
Tout enfant qui naît est un pauvre, il ne peut que crier sa faim, sa soif de nourriture et d’amour pour que d’autres lui permettent d’exister. Mais les enfants des plus pauvres d’entre nous le sont doublement, leur cri trouve très peu de relais solides et durables.
L'homme est ce cri qui cherche à se faire entendre
Il lui faut quelqu’un, en face, qui lui dise : « Puisque tu cries, c’est que tu es déjà un homme. » Il a besoin de connaître les hommes qui l’ont précédé dans cette quête, pour confronter son expérience à la leur. Nous avons besoin d’interlocuteurs d’hier et d’aujourd’hui pour nous améliorer nous-mêmes. Le père Joseph Wresinski est sans aucun doute un interlocuteur privilégié pour ceux que la misère a usés. Sa vie, sa quête d’homme leur permettent de donner un sens à la leur.
A Bruxelles, M.V. reste enfermé depuis des mois dans sa petite chambre meublée, qui ne ferme pas à clé, où passent et repassent les propriétaires à toute heure du jour et de la nuit. Sa famille est dispersée depuis longtemps et il vit seul. Nous avons cherché pendant longtemps quelqu’un qui soit un interlocuteur valable pour lui, et nous avons fini par lui prêter de reproductions de Van Gogh. Au cours des semaines, il a commencé à copier, puis à peindre des éléments de la chambre de Van Gogh à Arles. S’enhardissant peu à peu, il y ajoute des meubles de sa propre chambre, et puis son chat sur une des chaises. Il y travaille maintenant depuis plusieurs semaines avec une patience infinie. En quelque sorte, Van Gogh lui a ouvert un avenir. A quoi pense-t-il pendant qu’il peint ? Nous n’en savons pas grand chose. Mais nous avons observé qu’en décembre, le seul événement qui l’ait fait sortir de chez lui, a été la fête de Saint-Nicolas où il a accepté de se déguiser pour aller de famille en famille visiter et surprendre les enfants. Ce que Van Gogh a fait pour lui, il le refait pour d’autres.
En terre de misère, l’indispensable recherche d’identité personnelle meurtrit souvent les personnes, qui cherchent avec ténacité à retrouver leurs racines familiales. M. S., en Suisse, parle du mystère de sa naissance en ces termes : « Quand tu as grandi à l’Assistance publique, tu as envie de connaître ta mère, de la chercher. » Les plus pauvres, bien souvent, sont écartés de leur histoire ; d’autres la leur imposent. Leur histoire intime est étalée, analysée, dans les jugements, les dossiers qui les suivent partout. Du temps et de l’espace, ils ont beaucoup de mal à se faire des complices pour jouer eux-mêmes leur propre histoire. Le droit à l’intimité est en permanence bafoué dans les cités où tout se sait entre voisins ; dans les expulsions, les déménagements où tout est étalé sur le trottoir. Et les plus démunis eux-mêmes se laissent envahir, étalant leur vie, en disant souvent trop, et se rendant ainsi encore plus vulnérables.
Ce cri d’homme à l’homme, qui se répond à travers les générations nous fait participer chacun à l’histoire de l’humanité tout entière. Cependant, il nous reste encore à décider du sens que nous allons donner à notre vie aujourd’hui.
Mettre un sens, devenir responsable, n’est-ce pas apprendre à faire des gestes, à poser des actes dont je puisse dire : « ça, c’est moi et personne d’autre qui le fait » ? Je le revendique, j’en suis fier. De cette façon, je m’ajuste à ma propre histoire et j’écris mon nom à côté de tous les hommes qui m’ont précédé.
Une jeune femme de mon quartier est en train de se séparer de son mari. Les dettes se sont accumulées, ils vont être à la rue. Elle doit choisir entre se trouver à la rue avec trois enfants ou quitter son mari pour leur donner un peu de sécurité. C’est un choix inhumain. Cette jeune femme est venue aux ateliers de dessin et de peinture. Elle a longuement travaillé à un tableau reproduisant l’Angélus de Millet, copié sur le couvercle d’une boîte qu’elle avait chez elle. A quelqu’un lui faisant remarquer que les personnages sont en train de prier, elle a répondu : « Non, ce n’est pas ça, c’est l’homme qui demande pardon à sa femme. » Les choix qu’on lui impose sont inhumains, mais elle parle de pardon. Malgré ce qu’elle endure, elle continue à croire que le pardon est possible et qu’ils pourront recommencer à zéro. Peut-être est-ce ça, le tout grand art ? Quand tout semble incohérent, je décide d’y mettre un sens envers et contre tout. Et cela certainement, les plus pauvres sont nos maîtres.
M. et Mme O. ont reçu une grosse somme d’argent correspondant à des arriérés de pension. Ils ont acheté ce que la publicité nous vante de meilleur en équipement électroménager, et aussi… une caméra. Au grand scandale des travailleurs sociaux qui les regardent de près. Pendant les mots suivants, nous voyons M. O. filmer les visites qu’ils font au home où se trouve une fille de Mme O. Il filme aussi leurs promenades, avec leur fils, dans un parc de Bruxelles, les moments d’intimité entre sa femme et son bébé où on les voit rire et chanter ensemble. Il garde ainsi la mémoire de tous ces événements qui les font exister en tant que famille. Il était le mieux placé pour saisir sa famille qui se raconte, grâce à son propre regard posé sur sa femme et ses enfants, regard relayé par celui de cette caméra dont il rêvait de se faire une complice depuis des années pour faire exister sa famille aux yeux des autres. Toutefois, son expérience l’a rendu prudent et il dit : « Je garde les films. Ça peut toujours servir pour montrer au juge de la jeunesse. »
Bien souvent, mieux que nous d’ailleurs, les enfants comprennent cette lutte des parents pour que la réalité familiale ait un sens, et pour résister eux-mêmes à l’anéantissement . Une petite fille, invitée à participer à la préparation de la fête des mères, écrivait sur l’ordinateur : « Les parents veulent voir des enfants, justement parce que la vie n’est pas facile. Ils espèrent qu’avec leurs enfants, ça va changer. »
Connaître ceux qui ont fait l’histoire avant lui, faire entendre sa voix et transmettre un héritage à ses enfants, n’est-ce pas le projet de tout homme, quels que soient les moyens qu’il prenne ou qu’on lui laisse, pour le faire ?