Porter ensemble leurs ambitions

Rédaction de la Revue Quart Monde

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Rédaction de la Revue Quart Monde, « Porter ensemble leurs ambitions », Revue Quart Monde [En ligne], 139 | 1991/2, mis en ligne le 05 novembre 1991, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3757

Extraits d'une table ronde réunissant Madeleine Rossier, responsable de l'Action chrétienne agricole romande (ACAR, Suisse), Mary Sudgen, ancienne directrice d'un Bureau d'Aide Sociale à Londres (Grande-Bretagne) et Michel Trollé, volontaire du Mouvement ATD Quart Monde, responsable du suivi des stagiaires dans le projet « Contre l'exclusion, une qualification », à Lyon (France)

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Famille

Michel Trollé : Je travaille avec des pères et des mères de famille très pauvres pour leur permettre d'accéder à la formation et à l'emploi. Leur situation actuelle est très loin de leur permettre d'accéder à une vraie place dans le monde économique moderne. Pour bon nombre d'entre eux, la société considère que le travail n'est pas une priorité ; les problèmes de santé, de scolarisation des enfants, etc., sont à résoudre d'abord, et on en arrive à parler de personnes inemployables. Pourtant ces parents sont convaincus que le travail est un moyen de dignité. « Si tu trouves un bon travail, disent-ils, tu seras considéré, tu deviendras un autre interlocuteur, tu gagneras de la reconnaissance. » Ils l'ont expérimenté dans leur histoire familiale. Quand le père ou la mère travaille, l'espoir renaît : « On fait des projets », « Le père retrouve son autorité », « On peut faire plaisir aux enfants, on leur parle autrement. » « Quand j'étais au chômage, précise un père de famille, je m'énervais sur mes enfants, je ne discutais jamais avec eux, alors que j'avais du temps. Maintenant que je travaille, le soir, mon fils me demande ce que j'ai fait dans la journée, je lui explique... »

Cette nouvelle reconnaissance dans la famille va de pair avec celle de l'entourage. « Même si tu ne gagnes pas beaucoup, on dit : Celui-là travaille. ». « Depuis que mon mari travaille et boit moins, estime une mère de famille, tout a changé avec les voisins. Ils lui parlent autrement. Avant, ils ne lui adressaient pas la parole. Maintenant, ils lui disent bonjour, et lui demandent des nouvelles du travail. Ce sont des choses que l'on aime bien entendre d'un voisin. »

Mais, pour ces adultes la question du partenariat se pose de manière angoissante : « Qui osera espérer que le soi-disant inemployable peut être utile à la construction du monde de demain ? Qui est prêt à oser entreprendre en me considérant comme un travailleur ? Sur qui compter et m'apputer ? »

Madeleine Rossier : Dans le monde paysan, nous entendons de plus en plus de gens exprimer aussi un isolement : « On ne nous comprend pas. » Mais, ceux qui se sont engagés dans des luttes aux côtés d'autres milieux arrivent mieux à se dire qu'ils ne sont pas seuls. Dans votre action n'en est-il pas de même avec le monde des travailleurs ? Quelles alliances pouvez-vous faire avec toutes les organisations qui y existent ?

Michel Trollé : La difficulté, rencontrée par ces pères et mères, est que nombre de personnes et d'organisations sont surtout prêtes à agir et à chercher des « solutions » à leurs « problèmes ». Très rares sont celles qui les considèrent d'emblée comme des travailleurs et sont prêtes à se battre à leurs côtés pour que ce statut leur soit reconnu.

Madeleine Rossier : Dans mon expérience de militante du monde agricole et rural, en Suisse, je crois qu'il nous est vraiment arrivé de considérer des familles pauvres comme des partenaires. En préparant cet échange, j'ai pensé à un exemple qui ne concerne pas à proprement parler une famille du Quart Monde, mais une famille  de petits paysans qui risque comme beaucoup de basculer vers la pauvreté, en étant éliminée par l'évolution actuelle de l'agriculture et la disparition progressive des petites exploitations.

Roland et Céline Mettraux ont trois enfants : Fabienne, onze ans, Catherine, neuf ans, Michel, six ans. Leur situation est résumée par le titre d'un article de journal : « Un paysan chassé de son domaine après vingt et un ans de travail avec son père. » Le ménage travaille et vit au domaine paternel avec les parents âgés. Depuis longtemps, le père promet de remettre le domaine à Roland, mais rien ne se fait. Au contraire, toutes les promesses et les arrangements se détériorent de jour en jour. La situation s'aggrave. Le 30 juin, en pleine période des foins, Sabine, sœur de Roland, l'informe qu'elle est devenue propriétaire du domaine et qu'elle lui donne trois jours pour faire ses valises.

Roland et Cécile appartiennent à une équipe d'ACAR (Action chrétienne agricole romande), ils font part de leur situation lors de réunions. Ils sont aussi membres d'un syndicat paysan. L'équipe de base, avec d'autres militants d'ACAR, se mobilise, essaie de comprendre le pourquoi, le comment, va dialoguer avec la famille. Un comité se forme et organise des manifestations de soutien. La famille peut faire appel à lui à tout moment. De nombreuses réunions ont lieu le dimanche soir, à vingt kilomètres de la maison. Roland et Cécile n'osent plus laisser leurs enfants seuls avec le grand-père, aussi les emmènent-ils avec eux et les réveillent vers minuit pour rentrer car les deux aînés vont à l'école le lendemain.

Roland et Cécile font appel à un avocat. Nous croyons tous que ce domaine ne peut pas être vendu à un membre de la famille autre que celui qui y travaille. Mais à force d'étudier la loi, nous découvrons qu'elle ne protège pas suffisamment celui qui travaille la terre avec les parents encore vivants. Voilà pourquoi l'affaire Mettraux mise au grand jour a éclairé plus d'une famille.

Une décison d'expulsion est prononcée pour le jeudi 5 janvier à 12 h. Mais Roland et Cécile continuent leurs démarches et leur lutte avec le comité de soutien. Ils obtiennent de racheter le domaine à la sœur de Roland. Le comité de soutien se présente comme caution solidaire face à la banque. L'accord est signé le jeudi 5 janvier à 11 h. Pour les enfants, il est temps car la situation entre parents et grands-parents est difficile à supporter.

Quand d'autres drames semblables existent ailleurs, les familles se confinent chez elles avec le sentiment de ne pas être comprises de l'entourage.

Les « milieux agricoles officiels » - banques, etc. - eux interrogent : « Est-ce un bon paysan ? », « Est-ce que ça vaut la peine de le défendre ? », « Pierrot, c'est un têtu ! », « Esther, c'est une femme qui s'emporte facilement », « Cécile ferait mieux de faire son ménage plutôt que d'aller aux réunions », « Le domaine de Julie n'est pas viable, il n'a que dix hectares. »

Le comité de soutien joue un rôle essentiel dans la défense de ces familles, il devient Coopérative Solidarité paysanne, avec des objectifs plus larges. Il s'appuie aussi sur ceux qui se sont battus avec courage et ténacité. Sur Cécile, par exemple, qui s'est engagée à défendre le droit des autres : malgré son travail, elle devient experte en matière juridique. Quand elle défend un cas, elle a la même lucidité et la même passion que pour le sien. Sur Julie qui dit : "Je ne partirai pas d'ici. Je n'en veux pas à mon frère, c'est la justice cantonale qui n'a pas fait la vérité. » Sur Georges, Pierre, Rachel ; ils deviennent caution solidaire pour Gabriel qui remarque : « Et moi qui n'ai jamais rien fait pour les autres ! »

Des parents deviennent alors des partenaires. Ils retrouvent leur dignité, leur place, par la lutte solidaire et pour le bien de leurs enfants. Des familles apprennent qu'elles ne sont pas seules en difficulté, que leur situation n'est pas une fatalité, ni de leur faute. Des gens se construisent par leur engagement. Que seraient-ils devenus sans leur lutte ? Leur vie n'aurait-elle pas eu moins de sens ?

Des solidarités insoupçonnées se manifestent jusqu'au niveau international, leurs luttes rejoignent celles des paysans du monde entier.

Michel Trollé : Votre exemple me parle beaucoup. Il montre, en dehors de la grande pauvreté, une famille qui, isolée, pose des gestes apparemment en complète contradiction avec ses aspirations profondes. Nous voyons cela tous les jours avec les familles abandonnées à la misère. Vous faîtes bien comprendre que le partenariat ne se passe pas seulement entre deux personnes. Vous nous montrez des gens qui, devant la difficulté de concevoir leur avenir, en arrivent à se déchirer en famille parce qu'ils n'ont plus d'espoir ailleurs. Mais quand ils se trouvent en lien avec un groupe qui s'implique dans leurs espoirs, qui les aide à comprendre, le débat et le partenariat sont tout autres. La question n'est plus de savoir si c'est la fille ou le fils qui aura la terre, mais de savoir comment se défendre pour garder les terres et les moyens de vivre. Sur cet autre terrain, d'autres gens peuvent se joindre à eux. Je crois qu'il en va de même pour les familles très pauvres. A partir du moment où elles perçoivent ce type de soutien, elles peuvent aussi changer de comportement car elles ont trouvé des interlocuteurs prêts à s'engager avec elles pour un autre avenir. Un avenir qu'elles n'osaient plus espérer.

Revue Quart Monde : Dans l'exemple donné par Madeleine Rossier, la famille retrouve la possibilité d'être partenaire parce que d'autres partagent avec elle ses enjeux, les comprennent, agissent pour les imposer avec elle aux "milieux officiels." Peut-on espérer qu'il en aille ainsi avec les institutions du travail social ?

Mary Sudgen : En examinant en vue de ce débat ce que la récente loi sur l'enfance, le Children Act, offrait de possibilité à un vrai partenariat avec les parents les plus démunis en Angleterre et au Pays de Galles, j'ai pensé que beaucoup dépendra de la capacité des travailleurs sociaux en contact avec des familles, et de l'administration, à écouter les familles et à tenir compte des besoins qu'elles expriment.

L'idée, réaffirmée dans le Childen Act, qu'il faut travailler avec les familles pour chercher à éviter les placements s'est développée tant en Grande-Bretagne qu'en France au long des années soixante et soixante-dix.

Mais cette philosophie, qui pourrait passer pour le fondement du partenariat, trouve son origine dans deux lignes de pensée très différentes. Certains partent du point de vue de l'institution qui décide du service qu'elle va apporter, puis qui introduit le partenariat pour que les clients fassent des commentaires sur sa mise en œuvre. D'autres ont demandé aux usagers quels sont leurs besoins, puis ont amené l'institution à y répondre, donnant ainsi à ces usagers un certain pouvoir.

Sous cet angle, on peut opposer les crèches et ce que nous appelons les centres familiaux qui se sont récemment multipliés à travers l'Angleterre. Pendant les années soixante-dix et quatre-vingt, les autorités ont développé les crèches pour les enfants de moins de cinq ans en proportion de la population locale. Les enfants pouvaient y aller aux heures d'ouverture. Les parents devaient faire une demande pour que leur enfant soit admis. Bien souvent, les besoins des parents étaient en fait différents, mais il leur fallait s'adapter à ce service-là ou ne profiter de rien. Avec les centres familiaux, il en va différemment. Souvent gérés par des associations, ils offrent une grande diversité de services parce qu'ils sont conçus pour répondre aux besoins exprimés par ces familles. Ils s'adaptent au long des années parce que les besoins exprimés évoluent. Tel centre se spécialise dans une aide à tel type de problèmes, tel autre est au contraire conçu comme lieu de rencontre très ouvert et favorable au développement de services mutuels.

La loi parle des responsabilités des parents dans un sens général. Je me rends compte que cela ne suppose pas seulement de les aider mais de les voir comme citoyens. Je crois que les organisations bénévoles, grandes et petites, nombreuses en Grande-Bretagne, vont avoir une importante responsabilité pour faire avancer cette question.

Rédaction de la Revue Quart Monde

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