« Notre pays, c’est la planète »
« Notre pays, c’est la planète », vient de proclamer un collectif de chefs d’États, parmi lesquels le président de la République française. Comme si la cité, base de citoyenneté, s’étendait désormais à la communauté la plus vaste : l’ensemble de l’humanité, comme si les utopies de la « Nouvelle Terre », des « Citoyens du monde », des « Amis de la Terre », etc., devenaient enfin réalité.
Au cours des derniers siècles, le facteur dominant qui poussait à la planétarisation a évolué : esprit de découverte et de conquête propre à l’Occident, compétition entre empires source de conflits mondiaux, tension Est-Ouest capable à tout moment de détruire toute vie sur Terre (« hiver nucléaire »), développement dual entre le Nord et le Sud, etc. Voici qu’une contrainte neuve s’impose désormais dans l’urgence : le souci de l’écologie globale.
« La « Matrie » est en danger »
À l’évidence, sous l’effet des explosions démographique et technoscientifique, la Terre, qu’on préférait ingénument imaginer prolifique à l’infini, se rétrécit en peau de chagrin. L’ampleur des effets des activités humaines – même en temps de « paix » – tend désormais, dans certains domaines, à atteindre l’ordre de grandeur du jeu global des forces naturelles sur toute la planète, c’est pourquoi elle commence à l’influencer.
Une multiplicité de problèmes écologiques nous assaillent. Les changements climatiques causés par « l’effet de serre » (doublement de la concentration de gaz carbonique prévu pour 2050, montées du méthane, du niveau des mers…), les variations de l’ozone (excès en basse altitude et défauts au-dessus des pôles) sont les plus aigus par leur ampleur, leur nouveauté, mais surtout par leur irréversibilité et leur dangerosité potentielles.
En fait, bien d’autres périls écologiques menacent : érosion et dégradation des sols arables, explosion démographique, urbanisation sauvage, destruction des forêts (notamment des écosystèmes tropicaux), diminution des ressources (en eau, énergie, etc.), risques sanitaires (déchets toxiques, pesticides…), pluies acides et délétères, tensio-actifs concentrés dans les embruns (altérant la végétation côtière), extinction de milliers d’espèces, etc.
Tous ces problèmes environnementaux, nous le découvrons aujourd’hui, ont un caractère global. Ces périls concernant l’habitabilité même de la planète, le constat est clair : la « Matrie » – matrice et patrie – (Edgar Morin) est en danger.
Le « contrôle planétaire »
Les discours des scientifiques et des écologistes, relayés en cela depuis peu par les médias et les politiques, se font militants : « menace globale », « état d’urgence », « mobilisation », … Les organismes internationaux resserrent les liens avec la communauté scientifique, notamment autour du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) et autour d’autres agences des Nations Unies (UNESCO, FAO, OMM, OMS, …). Le programme mondial « Global Change » vise à faire face à cette crise majeure de l’évolution humaine par la mise en place d’un système de surveillance continue de l’environnement global. Un véritable contrôle planétaire s’installe, en vue de « gérer la Terre ». Il nous faut préserver au plus tôt l’ensemble – les restes – du patrimoine-multi millénaire de la Terre. D’où la multiplicité des colloques portant sur tel ou tel aspect de la biosphère ( Montréal, La Haye, Bâle…).
L’ « hypothèse Gaïa »
Dans ce nouveau contexte, l’hypothèse Gaïa est une référence théorique centrale. Selon cette conception issue des sciences de la matière et du vivant, les « enveloppes » de la terre (atmosphère, océans, etc.) et l’ensemble des êtres vivants sur la planète (la biosphère) seraient en interdépendance, en coévolution. La terre se comporterait comme un organisme vivant hautement intégré, capable de contrôler sa composition et son environnement (« autorégulation »).
Ce cadre nouveau de pensée nous révèle la situation existentielle de l’homme qui, du fait de son expansion et de l’acculement planétaires s’appréhende désormais « pris en sandwich » entre les dynamiques des deux autres niveaux essentiels : la cellule et la planète. La santé de l’homme – individuel ou collectif – dépend donc de l’harmonie de ces deux « physiologies » cruciales : l’une interne, cellulaire, l’autre externe, planétaire. À l’interface de ces deux mondes naturels, hypercomplexes et interdépendants, l’espace social traditionnel se voit potentiellement « englouti » dans le biologique.
Le risque d’une « géocratie »
Dans les nouvelles conceptions et attitudes qui émergent, les « humanistes » (philosophes, religieux…) sont alors bousculés par les techniciens et les scientifiques. La mise en place du « contrôle planétaire » ne pourra qu’accroître le poids, déjà lourd dans nos sociétés, des techno-scientifiques.
Conséquences prévisibles de cette évolution, les nouveaux décideurs vont tendre à imposer non seulement leurs méthodes et leurs pratiques, mais aussi leur représentation du monde et de l’homme. Au cours de la décennie 80 la montée du chômage a été interprétée comme une fatalité. N’est-ce pas de la même façon que vont être approchées les exclusions que produisent déjà, et de plus en plus, les mécanismes d’intégration et d’organisation planétaires ?
Par exemple, d’après le séminaire « Prospective des déséquilibres mondiaux » du ministère de la Recherche et de la Technologie, en deux siècles, vers 2100, du seul fait des progrès de la productivité agricole nés dans nos pays et exportés dans le monde entier par le jeu de libéralisme économique, près de deux milliards de personnes auront été déracinées de leurs terres pour se concentrer dans les banlieues des mégalopoles, perdant en une génération leur culture paysanne, au risque de justifier la nouvelle étiquette sociologique qui veut en faire des « sauvages urbains »…
Citoyenneté mondiale ou « géodynamique humaine »?
Avec la montée des techno-scientifiques – notamment issus des sciences du vivant –, la base de notre socialité risque à terme d’être subvertie : de fondement protégé par ses « droits » l’homme tend désormais à s’appréhender en tant qu’espèce, au même titre que les myriades d’autres. On pourrait presque dire que pour certains, les « citoyens » de la biosphère sont les espèces, l’homme ayant pour l’instant à se faire pardonner les excès de son hégémonie. Cette conception biologique aveugle à certaines spécificités humaines essentielles risque de juger les « droits de l’homme » dépassés car le droit de vivre qui fait sens pour l’espèce tout entière doit à ses yeux faire droit aux autres espèces plus qu’aux individus à quelque espèce qu’ils appartiennent.
Dans cette perspective, bien avant l’élaboration notable d’une citoyenneté mondiale, risque de s’imposer très vite une sorte de « géodynamique humaine » où l’ensemble des humains, s’ils veulent donner sens à leur vie, ou simplement survivre, seront tenus de se positionner par rapport à la « physiologie » de la planète et tenter de s’y « fonctionnaliser » (en se faisant « agents de régulation », de « développement durable »,…) Déjà, certains auteurs scientifiques nous conçoivent comme des « enzymes de la terre », des « neurones de la planète », projetant sans prudence dans le monde humain l’univers moléculaire et cellulaire – dont ils sont spécialistes –, et l’unité sociale, la cité, dans l’organicité planétaire.
La perspective écologique et la sensibilité électorale qui s’y rattache influencent étonnamment vite le monde politique. En découlent déjà certaines mesures ; par exemple, à l’occasion des fêtes du Bicentenaire, la réactualisation de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme serait envisagée, intégrant notamment la nouvelle donne écologique (« droits verts », « droits de la planète »…).
Loin d’être une mode passagère cette vague de droits nouveaux nous apparaît comme une tendance lourde. Il nous faut veiller à ses conséquences quant à l’indissociabilité de l’ensemble des droits de l’homme : si les premiers de ces droits visaient à protéger la personne contre l’État, les « droits verts » entendent désormais limiter les libertés individuelles afin de préserver l’environnement. De l’État à l’individu, puis à la planète : l’actuel mouvement de balancier qui, sous l’effet des urgences, pousse à l’avènement d’une « citoyenneté verte » risque d’accaparer l’attention au détriment des personnes n’ayant pas encore pu jouir pleinement de leurs droits fondamentaux. Cette « citoyenneté verte » peut-elle s’inventer avec les plus défavorisés du monde entier ?
Un fondement « géologique » de l’éthique…
Dans ce nouveau contexte, que devient l’attitude humaniste, personnaliste ? elle ne peut ni accepter, ni récuser la nouvelle donne écologique qui engendre cette nouvelle vague de sociobiologisme : « copilotage » entre la biosphère et l’humanité, évolution de la Terre, intégration planétaire, etc.).
Or la connaissance même de l’histoire de la biosphère – de notre histoire à tous – engendre aussi des réflexions capables de fonder de façon neuve l’attitude éthique. Les travaux de l’historien des sciences Patrick Tort, par exemple, sont essentiels par la mise en lumière de l’« l’effet réversif de l’évolution ». il s’agit du processus de renversement de l’efficacité sélective : à la seule sélection des « plus aptes » tend à s’opposer la défense des faibles, des « laissés-pour-compte – que ce soit de l’évolution biologique, du « progrès », du développement, etc. Ce processus s’est effectué et se poursuit encore, selon le schéma même de Darwin, à travers l’avènement progressif des instincts sociaux. De biologique, l’avantage sélectif est devenu social.
L’expression « effet réversif » permet de saisir globalement la tendance, ayant émergé peu à peu du monde animal, à s’opposer au jeu aveugle de la force dès lors qu’il met à mal un être sensible (parmi des milliers d’exemples : un dauphin qui soutient un congénère blessé pour qu’il puisse respirer, une louve qui allaite un petit d’une autre espèce…). Elle illustre sur des millions d’années la lutte de l’animal sensible puis de l’homme social, traversés, débordés par la dynamique énergétique naturellement amorale, et qui tentent pourtant de l’infléchir, de la gauchir et de combattre l’exclusion des plus faibles.
De cette considération « historique » de l’éthologie (science du comportement animal) se dégage ainsi un enracinement proprement « géologique » du comportement éthique : l’effet réversif se présente à la fois comme une racine effective et une ébauche tangible de ce « retournement éthique » que les multiples utopies humaines – religieuses ou laïques – se sont toujours efforcées d’accomplir.
Très complémentaires sont alors les thèses du philosophe André Comte-Sponville, sur les devoirs de l’homme – du seul fait de sa conscience réfléchie et de ses possibilités d’action – vis-à-vis de tout être souffrant, humain comme animal. Elles suggèrent, en effet, dans quelles directions l’effet réversif chercherait de nos jours à se déployer, à travers l’espèce humaine.
Globalement, ce retournement semble se vivre de façon la plus authentique, efficace et éloquente, au sein de cette nébuleuse d’associations et d’organisations non gouvernementales qui lancent leurs réseaux partout dans le monde, et dont les vocations sont les plus diverses.
Depuis l’assistance aux blessés, aux réfugiés, l’accompagnement aux mourants, le partenariat avec les populations défavorisées – notamment des tiers et quart mondes, jusqu’à la défense des espèces en voie d’extinction, voire des animaux de « boucherie » et de « laboratoire ».
En cet avènement de l’âge planétaire, afin d’éviter les dérives technicistes déjà en germe et de promouvoir l’élaboration rapide et solide d’une citoyenneté mondiale, il paraît essentiel que la communauté globale s’ouvre résolument, prioritairement, au témoignage de solidarité et de compassion que manifestent, de mille manières, l’ensemble de ces dynamiques sociales encore trop marginales, et pourtant garantes du « plus humain dans la biosphère ».