En 1957, à l’heure de la fondation des Communautés européennes, le père Joseph créa avec quelques centaines de familles d’un camp de sans-abri le « groupe d’action de culture et de relogement des provinciaux de la région parisienne ». Première association jamais fondée par des familles aussi pauvres, s’adressant d’emblée aux familles en grande pauvreté ailleurs en Europe, le groupe trouva à son service la « Fraternité européenne des bâtisseurs » également constituée par le père Joseph. Voici le but exprimé dans les statuts dont le texte fut en grande partie détruit dans un incendie au Camp de Noisy-le-Grand :
« …faire éclater l’enfermement, créer ensemble des possibilités de vie matérielle meilleure, bâtir des lieux de culture, fonder des solidarités avec l’extérieur et, par tout cela, faire exister un peuple, lui faire prendre sa juste place dans l’histoire des hommes et dans leur avenir ».
Ainsi les familles les plus pauvres d’Europe commencèrent à réaliser le droit à la vie associative à l’heure même où leurs pays s’associaient. Ce qui commença en 1957 par de simples réunions de familles, puis par des rencontres à travers les frontières, des informations et des dossiers échangés entre la France, la Belgique, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, devint un véritable réseau d’universités populaires dans les États membres de la CEE. Collaboration extraordinaire et insoupçonnée où, déjà, le partenariat et la représentation politique du quart monde furent expérimentés.
Il faut de la conviction pour se rassembler ainsi, quand on n’a pas reçu les mots, les phrases par lesquels les citoyens bâtissent et échangent un savoir. Il faut du courage pour se réunir le soir, quand la journée, la semaine, ont été pleines d’angoisses, que les enfants ne peuvent pas dormir parce qu’ils n’ont pas mangé à leur faim, que l’épouse est malade et sans soins, que le mari est sans travail et exaspéré depuis des années, qu’une expulsion vous guette… Dans leurs universités, ces familles n’ont pas seulement créé une connaissance originale entre elles. Elles ont invité des hommes politiques, échangé avec d’autres partenaires sociaux, discuté avec des fonctionnaires, créé des solidarités avec d’autres organisations non-gouvernementales.
C’est dans les universités du quart monde en France que le partenariat est devenu public. Grâce au père Joseph nommé membre du Conseil économique et social, les familles ont pu participer pleinement, librement au Rapport Wresinski ; ce rapport a pris la forme d’une consultation nationale, la première dans l’histoire de l’Europe à ne pas oublier les plus pauvres.
Mais, ce que beaucoup ne savent pas, car cela ne s’est pas passé sur la place publique, c’est que toute les universités populaires d’Europe ont collaboré au rapport Wresinski. Chacune, en effet, a vérifié dans son pays, l’état de fait et la pertinence des propositions de fond. Ainsi sont données les conditions d’une Communauté européenne réalisant à son tour et dans son ensemble un Rapport Wresinski susceptible de faire avancer la démocratie et les droits de l’homme en éradiquant la grande pauvreté de ses frontières. Dès 1986, au nom des universités populaires du quart monde, le père Joseph proposa à M. Jacques Delors un tel rapport.
Dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, le père Joseph dit en 1983 : « D’être considérées comme totalement inférieures, même quand il s’agit de connaître, d’analyser leur propre existence, détruit les familles du quart monde plus que ne les détruisent la malnutrition ou la maladie ». Il nous a appris aussi que tous nos savoirs sont non seulement incomplets, mais manquent de fondement faute de s’être élaborés en débat, en réciprocité avec le savoir du Quart Monde. Et que celui-ci manque d’élaboration, faute de bénéficier de l’attention exigeante des autres partenaires.
L’Europe prendra-t-elle en compte l’histoire commencée en 1957, destinée à faire prendre aux plus pauvres leur juste place dans son avenir ?