Dialogue via air mail

Susie Devins

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Susie Devins, « Dialogue via air mail », Revue Quart Monde [Online], 132 | 1989/3, Online since 05 February 1990, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4146

Très tôt dans l’histoire du Mouvement, alors que le Père Joseph n'avait qu’une poignée de volontaires permanents à ses côtés, il s'est mis à rechercher des personnes qui œuvraient sans reconnaissance ni encouragement auprès de très pauvres. Des lettres partaient du bidonville de Noisy-le-Grand, à destination de l'Inde, de la Côte d'Ivoire, du Brésil... En persistant, quelques contacts fragiles se sont amorcés et aujourd’hui ce dialogue entre cent vingt pays est devenu quelque chose de précieux et d'indispensable dans la lutte mondiale contre la grande pauvreté.

Index de mots-clés

Partenariat, Solidarité

« Dans les rues de la capitale on trouve des adolescents de six à dix ans qui mendient en compagnie de leurs parents à cause de la misère... Chaque jour je tente d'inventer des moyens pour voler au secours de ces enfants. Notre projet d'une maison d'enfance est une grande aventure. Veuillez voir dans quelle mesure vous pouvez intéresser l’Unicef ou d'autres ONG à ce projet... » Cameroun.

« Votre lettre du 19 octobre ne m’est parvenue que le 10 novembre... Je vous joins des coupures de presse sur la situation des familles éclatées dont les enfants sont à la rue ou placés… » Australie.

« Veuillez excuser ma réponse tardive à votre lettre de février 1983 en réponse à la mienne... Pour répondre à votre question, la vie quotidienne des plus pauvres chez nous est une sorte de prière pour l’abri, pour les vêtements et la nourriture. Ils aimeraient vivre mieux... Moi, je voudrais faire quelque chose pour mon frère le plus défavorisé... » Tanzanie, (nov. 89).

« J’ai bien aimé la Lettre Aux Amis du Monde n°171. Je connais d'autres personnes qui seraient contentes de la lire. Voulez-vous la leur envoyer... » Argentine.

« Les membres de la famille de M. Alles et l'association qu’il a créée vous remercient de votre message de condoléances et de vos prières au moment du décès de M. Alles... Notre travail de développement rural se fait avec les pauvres et nous vous envoyons un document que nous adressons au gouvernement, concernant la jeunesse de notre pays… » Sri Lanka.

« J’ai découvert que pour les gens pauvres il existe un réel besoin de se rencontrer afin de discuter des problèmes de la vie de tous les jours et de trouver des solutions à leurs difficultés à joindre les deux bouts. Plusieurs personnes ont exprimé leur sentiment de solitude en essayant de s’en sortir, croyant le plus souvent qu'aucune autre famille ne souffre de pauvreté et ne manque d’argent... Elles étaient encouragées d’entendre parler d'autres familles qui luttent contre la misère... » Irlande.

« La semaine dernière quelqu’un m’a passé votre Lettre aux Amis du Monde. Je suis heureux car j’ai enfin trouvé un lieu qui rassemble tous les pauvres du monde... Je suis dans un petit village où je suis président du Conseil Paroissial. Nous avons fait une collecte pour aider les pauvres et les enfants à l'école... Les choses sont très dures en ce moment dans le pays mais notre pays est beau et notre peuple est chaleureux. Je regrette beaucoup la situation actuelle. S’il vous plaît, écrivez-moi, faites-moi connaître votre Mouvement et son fondateur... » Sri Lanka.

Pourquoi ce dialogue ?

Avec certaines de ces personnes, le Mouvement ATD Quart Monde a déjà vécu un bout d’histoire par écrit. Avec d’autres, comme ce dernier jeune homme du Sri Lanka, c’est une première lettre. Notre équipe du Forum est très émue par la dure réalité de son pays et par sa sincérité. Nous sentons qu’il cherche et avons envie de lui répondre tout de suite.

Pour le monsieur qui répond à notre lettre d’il y a six ans, nous sommes franchement stupéfaits et nous nous demandons ce qui le pousse à réécrire après tant d'années.

À aucune de ces lettres nous ne pouvons prévoir une réponse. Chacune est un véritable défi. Nous les lisons et relisons avant de nous mettre devant une feuille blanche pour répondre.

D’abord les gens écrivent de partout. Le plus souvent leur pays, son histoire, sa culture ne nous sont pas très familiers. C’est donc difficile de situer la personne dans un contexte et une conjoncture. Aussi, pour beaucoup, la langue dans laquelle ils écrivent n’est pas leur langue, ce qui étouffe un peu leur expression. D’autres n'ont pu faire beaucoup d'années d’études et certains, nous le sentons, ont même été chercher un scribe public pour les aider à écrire.

Face à tous ces obstacles nous nous efforçons de chercher la phrase, le bout de phrase ou le mot auquel nous, venant encore d'une autre culture, pouvons nous accrocher pour amorcer ou continuer le dialogue. J’imagine que de leur côté ces correspondants doivent aussi faire une sorte de décodage de nos lettres !

Que cherchons-nous ? Je dirais que nous cherchons ce qui est essentiellement humain dans chacun. Car quand on peut dialoguer à partir de l'humain, on est d'emblée au niveau de l’universel. À ce moment-là, nous dépassons les frontières géographiques, historiques et culturelles. Est-ce un homme qui ne supporte pas la haine ? Cette femme, n’est-elle pas réellement motivée par la volonté de ne jamais écraser un autre, de ne jamais tourner le dos à quelqu’un qui souffre ?

L’homme le plus défiguré par la misère, lui, n’a rien d’autre que ce cri brut, ce cri humain à offrir. Que ce soit un appel à la justice, un plaidoyer pour que cessent les humiliations, le plus pauvre n’a pas de manteau pour couvrir son humanité. Et c’est sur ce plan profondément humain que l’on peut rejoindre les plus pauvres et bâtir avec eux une société nouvelle.

L’enjeu de ce dialogue est une provocation à aller au bout de ce qui nous anime afin de retrouver celui qui est hors programme, hors communauté.

Le fondateur du Mouvement savait que nos forces et motivations, bien que profondes, sont très fragiles. Face à une misère criante, nos forces et convictions sont à l'épreuve et personne ne peut durer seul. Lui-même a vécu une terrible solitude lorsqu'il s'est enfoui à Noisy-Le-Grand, en 1956, avec les familles de misère. C’est pour cela qu'il s'est promis que si un jour il en avait les moyens, il soutiendrait moralement ceux qui tentent de se lier avec les très pauvres.

Pour le Père Joseph, tous ces efforts devaient revenir aux plus démunis. Ces derniers ont besoin de savoir que leur cri a été entendu, que des gens bougent. C’est pourquoi nous voulons rassembler ces personnes et ne rien perdre de ce qu’elles ont essayé de faire. Ensemble nous essayons d'en tirer des leçons et de les partager avec d'autres.

En Europe et en Amérique du Nord, les membres du Mouvement ont plus de trente ans d'écoute de familles très pauvres. Elles nous ont tant appris sur la vie, la famille, la paix, la démocratie et les droits ! Ce serait de la folie et trop pénible de laisser refaire le monde sans cette compréhension que les plus démunis ont eu la confiance de nous partager. Nous en parlons dans nos lettres.

Ce dialogue, ce questionnement mutuel, nous l'appelons « le Forum permanent sur l’extrême pauvreté dans le monde ». C’est un lieu d’encouragement et de stimulation. Mais c'est aussi tout un courant d'humanité que nous essayons de capter et de canaliser autour des plus pauvres.

Un courrier personnalisé, un dialogue fait de questionnement

Concrètement, nous voilà devant la lettre d’Australie qui nous rappelle que des lettres s'égarent parfois ou n’arrivent pas toujours en temps voulu. Cela veut dire que c'est difficile de se fixer des échéances ou des rendez-vous par courrier. Si par exemple nous voulons qu'un correspondant puisse participer à un séminaire, il faut prendre les moyens nécessaires pour être absolument certain que la personne puisse être là.

Notre amie nous a envoyé des coupures de presse que nous allons étudier pour mieux comprendre son pays et essayer de saisir pourquoi des familles n'arrivent pas à rester unies. Est-ce la misère ? Dans un des articles on mentionne une petite association et nous demandons à notre amie si elle la connaît. C’est peut-être une piste à suivre.

Le monsieur de Tanzanie ouvre le dialogue même s’il parle des pauvres de manière très succincte. Nous l’interpellons. D’où viennent ces familles qui sont sans vêtements et sans abri ? Que disent les autres ? Est-ce qu'ils s'entraident ? Sur qui peuvent-ils compter ? Qui s'intéresse à eux ? Et comme il nous parle de son désir de faire quelque chose, on a envie de lui demander comment il pense poursuivre concrètement. Si cela peut aider, nous lui donnerons quelques exemples de ce que des jeunes entreprennent ici auprès des familles rejetées.

Comme pour la famille de M. Alles au Sri Lanka nous n'oublions pas que nous écrivons à des personnes et non pas à des structures. Voilà une famille qui vient de perdre son père et une petite association qui doit être en désarroi sans son directeur. Mais les familles pauvres ont besoin d’eux.

On nous parle souvent de situations politiques mais nous ne rentrons pas dans ces réflexions. Notre but est surtout d'encourager toute initiative en faveur des plus pauvres. Et malgré toute la souffrance que son pays est en train de vivre, ce jeune homme du Sri Lanka nous parle d'un geste de la part des paroissiens pour venir en aide aux enfants et familles pauvres. Nous ne pouvons pas savoir si ce sont les plus démunis du village. Nous allons cheminer ensemble.

Effectivement, le monsieur du Cameroun a raison. Il faudrait que la vie de ces enfants et leurs familles monte jusqu'aux oreilles des ONG et de l’Unicef. Ils ont besoin de ces familles et de ce monsieur pour aller au bout de leur mandat et de leur raison d'être.

Le prêtre en Argentine avait vu une expo photo du Mouvement en 1985. C’est la première fois qu’il réagit à nos écrits. Qu'est-ce qui fait le déclic pour lui dans la « Lettre Aux Amis du Monde » ?

Et puis, c’est formidable que grâce à cette Irlandaise, des familles pauvres en Irlande aient découvert qu’elles ne sont pas seules à se battre. Maintenant, elles se rendent compte que les pauvres ont besoin de se parler, de se retrouver.

Créer une histoire ensemble

Le Forum permanent se bâtit essentiellement par lettres. C’est un courrier passionnant. C’est un dialogue au niveau de la base, c'est-à-dire une exploration de ce que chacun porte en lui qui pourrait contribuer à la libération des très pauvres. Quand ce qui est entrepris, même sans moyens matériels, vient du cœur, on est sûr de bâtir sur une base solide. C’est un type de fraternité qui n'est pas lié à un budget ou à une politique actuelle. C’est un engagement sur lequel les plus pauvres peuvent compter. Peu importe que ce soit un projet de coopérative agricole, d’alphabétisation ou de santé. L’important est que les plus démunis aient leur place. C'est pour cela que le Forum permanent encourage des gens de tous bords et de démarches très variées.

Des réponses à ce courrier, il n’y en a pas toujours. Alors on réécrit. On apprend, plus tard, que nos lettres se perdent, ou bien que les gens ne peuvent pas répondre car ils sont surmenés, fatigués ou malades comme les pauvres, ou bien parce que le papier et les timbres manquent. On n’y pense pas beaucoup mais le papier à lettres et les timbres représentent une dépense non négligeable pour des personnes qui ont très peu de moyens. Un timbre pour la France peut se chiffrer en kilo de riz.

Occasionnellement nous avons la chance de rencontrer ces correspondants qui sont devenus amis. Voir où ils habitent, les accompagner au travail et rencontrer les familles avec lesquelles ils sont engagés est une chance extraordinaire qui aide notre compréhension. Ceci nous fait apprécier d'autant plus la confiance qu'ils nous font en écrivant. Ainsi, en 1981 et 1987 un certain nombre de ces amis se sont retrouvés en séminaire organisé par le Mouvement à l’Unesco, à Paris. A travers eux, la parole était aux plus démunis et les fonctionnaires d'instances internationales sont venus pour écouter.

Tous ces hommes et ces femmes qui tentent, de manières très diverses, de rejoindre les plus pauvres font partie de l’histoire de ce peuple dispersé qu'est le quart monde. Cette histoire, ces personnes sont une force pour les plus pauvres eux-mêmes.

Je me souviens d’un jeune père de famille qui passait à la Maison Quart Monde à New York, il y a quelques années. Il venait de sortir de prison. Sa femme et ses enfants habitaient un Welfare Hotel2. J'étais devant la machine à écrire répondant à une lettre et il me demandait ce que je faisais. En apprenant cela il était tout retourné, ému et émerveillé. « Non, mais sans blague. Tu veux dire que des gens au loin savent que j'existe ? Ça les intéresse ce que des gens comme nous peuvent vivre ? »

Je crois vraiment qu'en apprenant cela il est reparti avec plus de courage et il en avait besoin ! Et moi je me suis remise avec encore plus d'enthousiasme à ma correspondance...

1 La Lettre Aux Amis du Monde rassemble des extraits de lettres des correspondants du Forum permanent. Elle est publiée trois fois par an en espagnol
2 Abri d’urgence pour des sans-logis à New York.
1 La Lettre Aux Amis du Monde rassemble des extraits de lettres des correspondants du Forum permanent. Elle est publiée trois fois par an en espagnol, français et anglais et envoyée aux correspondants.
2 Abri d’urgence pour des sans-logis à New York.

Susie Devins

Née à New-York en 1948, suite à un appel du Pape à la jeunesse, Susie Devins quitte l'université pour rejoindre la « War on Poverty », lutte nationale contre la pauvreté. Pendant plusieurs années, elle vit, travaille et apprend dans des quartiers pauvres du Kentucky et du Massachusetts. Elle termine ses études de sociologie et rejoint le Mouvement ATD Quart Monde comme volontaire en 1976. Après avoir fait partie de l'équipe de New-York elle a rejoint le centre international du Mouvement en France. Elle assure actuellement le secrétariat du « Forum permanent ».

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