Université, business, et savoir des pauvres

Susie Devins

p. 29-34

References

Bibliographical reference

Susie Devins, « Université, business, et savoir des pauvres », Revue Quart Monde, 236 | 2015/4, 29-34.

Electronic reference

Susie Devins, « Université, business, et savoir des pauvres », Revue Quart Monde [Online], 236 | 2015/4, Online since 20 June 2016, connection on 10 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/6502

Au cours d’une année sabbatique, l’auteure a eu l’occasion d’entrer dans le monde de la recherche universitaire aux États-Unis et de toucher la périphérie du monde des affaires dans un projet qui lie ces deux univers. Elle a rencontré là des personnes qui cherchent une cohérence entre leurs propres valeurs et celles des institutions dans lesquelles elles font carrière.

Index de mots-clés

Gouvernance

Depuis de nombreuses années j’ai mûri dans un mouvement international qui cherche à éradiquer la misère. Ce mouvement prend comme guide les personnes économiquement faibles et dont le savoir spécifique de la vie dans la pauvreté n’est pas reconnu par la société. Son fondateur ayant eu lui-même l’expérience de la vie en milieu très pauvre, a rendu visible la face cachée de ces personnes. Il y a vu un peuple porteur de paix.

En côtoyant l’université et le monde des entreprises, je ne peux pas m’empêcher de regarder à nouveau ce que le fondateur d’ATD Quart Monde, et d’autres qui l’ont suivi, ont mis en place en tentant de créer les conditions de la libération d’une population laissée de côté. Même si l’objectif des personnes rencontrées dans ce projet, liant université et monde des affaires, n’est pas l’éradication de la misère, elles veulent que le savoir venant de l’expérience de vie des plus pauvres puisse être développé par eux, impacte le savoir universitaire et que les portes du monde du travail s’ouvrent à des personnes de milieux divers.

Des conseillers ayant l’expérience directe de la pauvreté

Il s’agit ici d’une université réputée pour son engagement à offrir des hautes études à des personnes de tous âges et qui, dans leur majorité, sont les premières de leurs familles à fréquenter l’université. Beaucoup d’aides sont mises en place pour soutenir les étudiants qui n’ont pas eu un parcours scolaire favorable. Cette université s’engage sur les questions de la vie urbaine comme le développement communautaire, l’éducation, le logement, etc. En son sein plusieurs centres de recherche travaillent ces questions. Celui où je vis cette expérience porte sur la connaissance et le conseil en matière de politiques qui contribueront à mettre fin à la pauvreté.

Il y a plus de quinze ans, la directrice de ce centre de recherche, Marsha, a embauché à temps partiel une femme Afro Américaine d’une quarantaine d’années à l’époque, Lucy. Elle a une longue histoire de précarités et d’insécurités. Marsha lui demande de faire partie de l’équipe des chercheurs et de lancer un petit groupe de conseillers. Ensemble elles l’ont constitué de personnes ayant l’expérience de la pauvreté, qui se réunissent une fois par mois. Sans diplôme universitaire, Lucy a des difficultés à travailler aux côtés des chercheurs. Elle est qualifiée pour faire certaines interviews, elle est payée selon son grade et seulement à mi-temps. Les rencontres du groupe des conseillers ne sont pas couvertes par le budget du centre de recherche. Mais Lucy s’est battue pour que ces participants soient rémunérés pour les deux heures qu’ils y consacrent chaque mois, que le café et un déjeuner léger soit offert à chaque rencontre. Le plus souvent, l’université attribue gratuitement les salles de réunion à ce centre de recherche, mais parfois il faut en louer. Ces frais-là sont couverts par une donation spéciale qui ne sera pas renouvelée d’ici un an.

Toutes les deux ont pris des risques énormes en introduisant quelqu’un qui n’avait pas encore obtenu un diplôme, même si elle suivait des cours universitaires : Marsha, la directrice d’être considérée comme peu sérieuse, pas très professionnelle ; Lucy, très vive d’esprit et avec de grandes capacités d’analyse et d’expression, apportant son savoir direct de la pauvreté, risquait la dérision, l’humiliation dans une équipe où chercheur veut dire diplômé.

Toutes les deux ont pris sur elles de m’introduire et donc d’introduire le Mouvement ATD Quart Monde au sein de ce centre de recherche et auprès des conseillers vivant la pauvreté. Notre Mouvement a toujours manifesté une certaine inquiétude par rapport au savoir universitaire qui ne tient que rarement compte du savoir des personnes en situation de pauvreté, ou au moins le considère comme lacunaire. Aussi notre approche vers les plus pauvres, l’approche Wresinski1 n’est pas facilement traduisible en « modèle » et les sciences sociales travaillent avec des modèles.

En bâtissant cette relation, baptisée « partenariat » par Marsha, nous rencontrons des obstacles, des questionnements mutuels et des avancées régulièrement. Par exemple, Lucy insiste pour que les personnes en situation de pauvreté soient payées sous forme d’honoraires, ne serait-ce que symboliquement pour leur participation aux rencontres mensuelles.

« Vous, d’ATD, et les universitaires, recevez votre salaire pour votre temps et votre savoir. Pourquoi pas les pauvres ? »

Mon expérience, en dehors des projets de recherches en croisement de savoirs2 pour lesquels les personnes en situation de pauvreté ont été payées, est que ces derniers participent aux rencontres du Mouvement en tant que membres participants, citoyens bâtissant leur association sans rémunération pour leur temps. Mais nous sommes un mouvement, une association et non pas une université.

Différentes façons d’animer

Lucy, en tant que fondatrice du groupe de réflexion avec des personnes vivant la pauvreté, tenait à animer les rencontres et à s’exprimer comme tous les autres participants. Quand, après quelques années de collaboration, je lui ai fait remarquer qu’elle prenait beaucoup la parole pour une animatrice, elle répondait qu’elle devait être reconnue dans son autorité (comme animatrice) et qu’elle n’avait pas d’autre lieu de parole libre. Or, dans mon expérience du Mouvement, le père Joseph et/ou les volontaires et plus tard certaines militantes issues de la pauvreté, créent des espaces pour que ceux qui avaient plus de mal puissent s’exprimer, des espaces de formation pour les « militants ». Garder l’animation du groupe est vital aux yeux de Lucy car elle craint que sans ces rôle et titre, ses chances de garder son travail diminuent. C’est déjà un poids à vivre !... Mais c’est plus profond que cela. C’est son identité-même, en tant que femme noire ayant dû se battre pour exister, qui est en jeu aujourd’hui à ses yeux. Alors, étant sous la pression de « se prouver », je me demandais quelle ambition elle pouvait avoir pour les autres dans le groupe ? Et également, qu’est-ce qui lui permettrait d’avancer dans sa propre formation de leader ?

Au fur et à mesure, j’ai essayé d’apporter des façons de travailler que nous avons apprises avec l’Université populaire Quart Monde et le croisement des savoirs. Comme tout groupe humain, nos amis avaient tendance à s’interrompre tout le temps, et bien sûr, certains dominent toujours les échanges. Prendre le temps de noter personnellement nos pensées et pouvoir les dire à tour de rôle est devenu une manière de travailler reconnue par le groupe comme riche. Marilyn, membre du groupe, nous disait :

« À la maison, toute ma vie ma mère m’a dit de ne jamais parler de nous en dehors de la maison. Ici, j’ose parler. Et le comble, on m’enregistre, me décrypte et tape ce que j’ai dit. C’est énorme ! »

L’apport d’ATD Quart Monde

En créant le Mouvement, Joseph Wresinski a créé un volontariat permanent dont les rôles et responsabilités ont évolué depuis cinquante ans avec la croissance de ce Mouvement, certes, mais les volontaires ont un rôle principal qui est de rechercher, être présents à, et agir avec des personnes en grande pauvreté. Formé de gens venus de divers horizons socio-culturels, économiques et philosophiques, ce volontariat cherche à offrir une formation et une continuité dans ce rôle principal pour lequel il reçoit une indemnité. L’indemnité, régulièrement réévaluée, veut suffire aux besoins matériels des volontaires tout en tenant compte des réalités matérielles des personnes en pauvreté et des moyens financiers de ce Mouvement.

Quelque 60 % des fonds dont le Mouvement dispose viennent de ses membres. Ceux-ci forment une « alliance » qui fonctionne comme s’ils étaient des ambassadeurs des plus pauvres et du Mouvement. Ambassadeurs qui, à cause de leur rencontre avec les plus pauvres, peuvent essayer de transformer les divers cercles dont ils font partie. Le but est que les institutions soient transformées par la vie et la participation des plus pauvres, et non que les plus pauvres soient obligés de nier leur histoire et expérience en intégrant les institutions telles qu’elles sont.

Les personnes comme Lucy, qui cherchent à faire avancer leurs pairs, ont dans le Mouvement la possibilité de se former à cela, d’abord à l’Université Populaire Quart Monde, lieu d’expression et d’échanges entre personnes vivant la pauvreté et d’autres. Chaque rencontre de cette nature est soigneusement préparée avec tous les participants, par groupes de pairs, afin de permettre à chaque groupe d’entendre la pensée personnelle de chacun et ensuite de développer une pensée collective.

Avec le croisement des savoirs et des pratiques, le Mouvement a fait un grand pas de plus dans le dialogue avec la société, spécialement entre des professionnels, comme les médecins, enseignants, travailleurs sociaux, et les personnes vivant la pauvreté. Avec cette approche de co-chercheurs on reconnait que tout le monde a quelque chose à apprendre, que tout le monde a un savoir. Pour ATD Quart Monde, toutes les intelligences comptent pour faire un monde où tout le monde ait sa place.

Or, Lucy est dans un univers où le savoir est hiérarchisé. Les étudiants et profs ont travaillé dur, à grands frais, pour avoir leur PhD3. Comment peut-on mettre leur savoir au même niveau que le savoir de l’expérience de personnes qui ont peu ou pas d’éducation formelle ?

Au centre de recherche à l’université on ouvre la porte aux pauvres dans la recherche participante, au risque de les utiliser comme « informants » sur les sujets de recherche. Ils peuvent être des « informants » auxquels l’université/le centre de recherche n’est pas tenu de rendre des comptes. Les pauvres ne sont pas vus comme des co-chercheurs.

Le centre de recherche en question manque de moyens financiers pour expérimenter à long terme dans ce domaine. Il y a une pression pour montrer l’impact rapidement, et pour ouvrir des possibilités de répliquer le projet a plus grande échelle. Dans le Mouvement, grâce à l’alliance et aux structures propres, nous avons la possibilité d’expérimenter, d’évaluer aussi avec des critères cohérents par rapport à notre raison d’être. Les personnes vivant la pauvreté peuvent accéder à un lieu de formation solide pour la réflexion et la prise de parole à leur rythme.

Les « leaders émergeants »

Quelques années plus tard, nous avons commencé à travailler dans le centre de recherche avec, en plus, quelques personnes du monde des affaires. Ces personnes, des « leaders émergeants » sont reconnues par leur employeur comme des futurs leaders. Dans ce contexte, ils sont inscrits dans un programme d’un an payé par leur employeur et géré par l’école de Management dans la même université.

Désormais nous menons des dialogues à thème entre les personnes en situation de pauvreté et des personnes se formant au leadership dans les affaires ou les institutions. Nous employons une approche qui s’inspire du croisement des savoirs. Notre collaboration est tâtonnante. Les personnes en situation de pauvreté se préparaient à « faire les forts » face à des personnes qu’ils croyaient être des privilégiés devant apprendre que les pauvres n’étaient pas bêtes. Il y avait un peu tendance à vanter le temps en prison, le monde de la drogue, l’expérience d’être sans-logis. Mais nous découvrons que certains des « leaders » avaient aussi une histoire de pauvreté, ou de vie difficile pour diverses raisons. Cette découverte a été un moment importante pour les uns et les autres.

Depuis le début du travail avec les « leaders émergeants » en 2010, ils sont préoccupés par le produit qu’ils sont sensés livrer dans le cadre de leur programme. On se met d’accord sur un produit mais ce qu’ils ont beaucoup de mal à saisir et intégrer est que nous sommes sur un chemin de transformation personnelle ensemble, chemin qui peut mener à des transformations dans leurs lieux de travail et autres cercles. C’est difficile de comprendre et d’expliquer à d’autres qu’ils sont eux-mêmes le produit, le résultat de cette collaboration d’une année. Mais à la fin de ce cycle 2014-2015, les leaders ont réussi à enthousiasmer leurs collègues sur leurs transformations et les possibilités de transformer leurs institutions. La reconnaissance des collègues, plus que toute autre, était importante pour eux.

Nous avons pris le thème de l’emploi dernièrement. Les « leaders émergeants » n’avaient jamais pu parler de leurs expériences familiales au travail et ils essayaient de se conformer à une idée des « normes » de comportement, d’habillement, etc.

Une des « leaders émergeants », Catherine, a écrit :

« Ce projet m’a ramenée à mes racines. J’étais mère célibataire dans mon adolescence. Ce qu’on fait ici me rappelle combien c’était important pour moi d’avoir les bonnes personnes dans ma vie aux bons moments, gens qui m’ont soutenue pendant que je luttais pour être une mère au travail, pour avancer ma carrière et élever mes enfants… Je me missionne pour convaincre les leaders dans le monde des affaires, d’embaucher des personnes vivant dans la pauvreté et d’augmenter cette opportunité en fournissant les outils nécessaires pour réussir et avancer dans le monde du travail et dans la société dans son ensemble. »

Bob nous dit que désormais dans son entreprise ils optent pour interviewer des personnes qui ont une histoire de travail pouvant varier par rapport au poste pour lequel ils embauchent. Il le voit comme « gagnant/gagnant »

Les « leaders émergeants » nous apprennent qu’ habituellement « diversité » veut dire diversité de races, de genres, de cultures, d’ethnies ou de capacités physiques, mais une diversité d’origine socio-économique n’est pas comprise là-dedans. Ils nous disent aussi qu’il n’y a pas lieu d’encourager les employés/cadres à apporter leur expérience de vie, ni dans leur CV, ni sur le lieu de travail. Du coup non seulement ils n’expriment pas une partie d’eux-mêmes, avec les incohérences psychologiques et émotionnelles que cela peut entraîner, mais leur expérience ne sert pas à bâtir, voire à transformer l’institution elle-même. Or, dans le Mouvement nous cherchons à nous construire avec les personnes qui sont là, les personnes dans leur entièreté, un « monde riche de tout son monde », comme le disent les Canadiens.

Rose, une autre « leader » nous redit les risques qu’elle court en embauchant quelqu’un qui ne réussit pas son travail. Cet échec affectera sa propre promotion au sein de l’entreprise. Dans nos échanges sur l’entreprise idéale, nous parlons de prendre des risques ensemble, employeur et employé. Cela veut dire créer les conditions de la « réussite ». En rejoignant l’équipe de la Délégation General d’ATD Quart Monde en 1999 j’étais bien consciente de cette interdépendance, car il y avait un accord de prendre des risques ensemble pour le bien commun de notre mouvement.

Quel avenir ?

La gouvernance du Mouvement ATD Quart Monde cherche à vivre une coresponsabilité entre membres. Cette coresponsabilité ne veut pas dire que nous sommes en égalité devant les tâches à accomplir mais que nous essayons de porter ensemble les risques de ce que nous entreprenons. Pour ce faire, les membres ont besoin d’espaces de réflexion et de soutien protégés, ensemble mais aussi séparément, entre « militants » ayant une expérience de la pauvreté, entre volontaires, et entre alliés.

Brittany, une « leader émergeante », nous disait l’autre jour que sans un lieu où elle pourrait régulièrement nourrir sa motivation, elle aurait bien du mal à poursuivre les chemins de transformation qu’elle a imaginés au sein de son entreprise. Lucy partage avec les conseillers son besoin de vivre quelque chose de presque familial/communautaire entre eux car elle veut continuer à vivre cette confiance. Est-ce qu’elle aura les moyens - et les lieux- de vivre tout cela ? Marsha, par la force de son caractère, a tenu à ce que ces dialogues et notre partenariat continuent. Est-ce que sa vision aura un avenir à l’université ?

Pour moi toutes ces personnes sont des artisans de paix, de la démocratie et d’une économie plus humaine. Certes, les créations mises en place à ATD Quart Monde ne sont pas parfaites. Mais je crois que nos amis, ces gens courageux qui prennent des risques dans leur milieu de travail, à l’université, ou en entreprise, réclament le même type de sécurités que le Mouvement essaie de construire avec ses membres.

1 Approche de la lutte contre la pauvreté portée par un refus de l’assistanat, du contrôle ou de l’embrigadement, et par une volonté de libérer les

2 Voir page 9, note 1.

3 Doctor of Philosophy degree, doctorat (quelle que soit la matière)

1 Approche de la lutte contre la pauvreté portée par un refus de l’assistanat, du contrôle ou de l’embrigadement, et par une volonté de libérer les potentiels des populations très pauvres et de tous les citoyens. Approche également fondée sur la connaissance que les plus démunis ont du monde, la défense des droits de l’homme, le refus du tri social et la nécessité d’une mobilisation citoyenne.

2 Voir page 9, note 1.

3 Doctor of Philosophy degree, doctorat (quelle que soit la matière)

Susie Devins

Avant de rejoindre le volontariat d’ATD Quart Monde en 1976 Susie Devins a travaillé dans l’organisation et le développement communautaire aux USA ; elle a fait partie de l’équipe de la Délégation générale d’ATD Quart Monde de 1999 à 2008 et soutient aujourd’hui le Mouvement en Amérique du Nord.

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