Aller toujours vers les plus «fatigués»

Mamadou Wane

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Mamadou Wane, « Aller toujours vers les plus «fatigués» », Revue Quart Monde [En ligne], 133 | 1989/4, mis en ligne le 05 mai 1990, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4172

« Il y a le Paris-Dakar qui envoie à l’aventure de grosses voitures et motos, il y a aussi le Paris - Dakar autour des familles déshéritées. C’est sur cette piste que j’ai rencontré un homme qui parlait de la misère comme déni de justice, qui prêchait avec foi et détermination contre les exclusions sociales et pour l’accès des plus pauvres au développement. » C’est ainsi que Mamadou Wane présente sa rencontre avec le père Joseph, il explique ici ce qu’elle a représenté pour lui.

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Joseph Wresinski

Juin 1987, Mme Koaté, fondatrice du Daara de Malika1, venait de recevoir une invitation à participer au séminaire organisé par le Mouvement, au siège de l’Unesco à Paris autour du thème : « Famille, extrême pauvreté et développement. » Elle me proposa de venir avec elle afin de partager l’expérience du Mouvement, des organisations qui seront présentes et surtout de rencontrer le père Joseph. « Tu verras, cela te fera beaucoup de bien, me disait-t-elle. Toi qui a une passion particulière pour les grandes idées généreuses porteuses de solidarité avec les plus démunis. Toi qui aimes te référer à des hommes et des femmes capables de convaincre, de galvaniser, de communiquer leur espoir aux "sans espoir." » C’est avec enthousiasme que j’entrepris de préparer le voyage.

Dès le début du séminaire, j’ai demandé à Mme Koaté qui était le père Joseph. Malheureusement, il n’était pas là ce jour-là. Le lendemain, elle me le montra assis en arrière-plan. Il écoutait religieusement un participant latino-américain qui intervenait.

A la pause Mme Koaté me présenta le père Joseph. Je le saluai chaleureusement, contenant à peine mon émotion. Il me serra fortement la main et j’ai senti la mienne trop petite. Une pensée me traversa l’esprit : « Il a fait tant de choses  avec ses mains qu’elles capitalisent dans leur forme son expérience. » Bien qu’il n’ait prononcé que quelques mots d’usage, j’ai senti à travers son  regard les faisceaux du charisme.

La seconde rencontre eut lieu à Méry-sur-Oise à l’occasion d’une réception en l’honneur des différents groupes de participants au séminaire. Le père Joseph nous reçut dans son bureau et nous avons eu le privilège de partager avec lui un repas. J’étais là avec Mme Koaté et des participants venus d’Afrique et d’Amérique latine. Ce fut le temps le plus fort de mon séjour. Autour de notre engagement auprès des plus pauvres et surtout de la nécessité d’aller plus en avant, le père Joseph a engagé avec nous des réflexions pratiques et enrichissantes.

Des mots simples qui stimulent

J’ai observé chez lui sa très grande connaissance de la situation des plus pauvres dans chacun de nos pays et de ce que chacun de nous faisait.

J’ai vu un don extraordinaire de trouver des mots simples et en même temps chargés de valeurs capables de stimuler, de galvaniser et de mobiliser nos convictions et nos énergies pour aller toujours vers les plus pauvres. « Je connais bien tous les efforts et sacrifices que vous êtes en train de consentir pour rendre heureux les enfants de Malika, me disait-il. Il faut continuer mais surtout il faut aller, toujours aller vers les plus fatigués, ceux qui vivent sous le fardeau écrasant de la misère. »

A cet instant, le père Joseph revient sur le programme « Caritas » au Brésil. Il engage une discussion avec un jeune participant et cette phrase extraordinaire fuse de son cœur : « Il ne faut pas que les pauvres vous cachent les plus pauvres, ceux qui sont seuls, ceux qui ne sont pris en compte par aucun programme institutionnel, ceux qui sont oubliés. Il faut toujours faire entendre le cri de souffrance des plus pauvres et leur espérance. Une fois que la dynamique est engagée et qu’ils peuvent s’assumer, se prendre en charge, il faut avancer et être au service des plus pauvres qui sont nos maîtres. »

C’est à ce moment que j’ai compris que mon engagement auprès des plus pauvres allait être pour la vie. Et au lieu de le sentir comme un fardeau, bien au contraire, c’était plutôt une sorte de délivrance, car ce que je sentais  comme vocation diffuse venait de recevoir une légitimation sacerdotale.

Je suis revenu à Dakar non seulement regonflé dans ma foi mais mieux armé sur le plan théorique. Grâce au père Joseph j’ai mieux compris que la pauvreté est un déni majeur de justice, une atteinte fondamentale aux Droits de l’homme partout où elle se manifeste. Il ne s’agissait pas d’humaniser la misère et toutes les formes d’exclusion sociale mais de les détruire. Aucun compromis n’est possible. J’ai compris aussi que nos sociétés peuvent bel et bien abolir la misère grâce à l’adoption de véritables programmes de lutte contre la grande pauvreté. Il nous faut toujours aller vers les plus pauvres, faire entendre leur cri de souffrance, leur espérance, leur soif de dignité, de respect et de savoir. Il faut qu’on se rassemble, qu’on mobilise quotidiennement toutes les énergies et compétences pour détruire la misère : les pauvres ne vivent pas seulement une sorte de ségrégation économique et sociale mais aussi un isolement, un bannissement encore plus préjudiciables quant à leurs capacités de création et leur affectivité. J’ai découvert aussi que les pauvres avaient besoin de belles choses.

Tour cela s’est traduit dans mon engagement quotidien par une meilleure aptitude à prendre d’abord en considération les préoccupations des plus pauvres. Ceci n’étant pas a priori si évident en Afrique où la pauvreté se généralise et croît à une vitesse foudroyante.

Ensuite nous menons un combat plus systématisé auprès des autorités de l’Etat, des décideurs institutionnels sur la base de témoignages, d’études et de propositions pour mieux prendre en compte les préoccupations des plus pauvres, faire entendre leur cri de souffrance, leur espérance, être à leur écoute.

Avec les enfants du Daara

Je soulignerai encore la grande joie et la forte émotion que j’ai ressenties lors de la visite du père Joseph aux enfants du Daara de Malika en novembre 1987.

Je le savais malade, mais quel homme extraordinaire ! Il n’a voulu laisser apparaître aucun signe de fatigue. Il n’avait pas envie de communiquer cela. Car il était symbole de l’espérance des pauvres et de tous ceux qui étaient à leur service. Son visage, ses gestes étaient porteurs de leur résurrection. Et avec lui qui savait rassurer j’ai appris que nous pouvons, que nous gagnerons le combat.

Les enfants du Daara ont gardé un souvenir merveilleux du père Joseph, de ses paroles de rassembleur. Il leur avait parlé des enfants de l’Ile Maurice et leur a remis un dessin de leur part. Il leur a parlé du Mouvement Tapori et remis des badges. En conclusion il a rendu hommage à Mme Koaté et son équipe, en disant aux enfants : « Ils sont vos serviteurs. Vous voyez, vous avez une belle école et vraiment ils ne se sont pas moqués de vous. Je leur dis merci de votre part. Franchement en venant ici je ne croyais pas que j’allais trouver d’aussi belles réalisations. En retour je vous demande de penser aux enfants restés dans la misère, d’aller vers eux. »

En ce moment une forte émotion remplit la salle. Un temps fort, un moment historique venait de marquer dans des lettres de noblesse notre vie communautaire. Les enfants entonnèrent une chanson parlant de la solidarité, du travail pour un monde plus juste. Et comme le père Joseph, avec ses talents de communicateur hors pair, avait su leur parler, les faire parler très amicalement, une chanson de joie, de fête termina cette sympathique et chaleureuse rencontre familiale.

J’ai gardé dans ma mémoire cette centaine d’enfants suivant le père Joseph et l’accompagnant jusqu’à la voiture. Et la chanson continuait. Certains ont cueilli une plante qu’ils avaient soignée, entretenue et l’ont offerte au père Joseph.

Quant à moi, j’ai eu quelques jours plus tard l’insigne honneur de faire la présentation introductive du père Joseph au cours d’une conférence publique marquant la fin de son séjour à Dakar.

Il mourut quelque temps après. Ce fut douloureux. Nous avons prié pour lui. Les pauvres venaient de perdre leur grand ami et serviteur, leur rassembleur.

Alors sommes-nous devenus des orphelins ? Quelque part je dirai franchement oui. Mais en même temps non, car il est toujours avec nous. Je l’entends encore dire : « Au début de mon engagement je recevais des vêtements, des chaussures que les gens donnaient pour les pauvres. Un jour j’ai commencé à trier et quand j’ai constaté que c’était des objets dépréciés, qu’on donnait parce qu’on ne pouvait plus s’en servir alors j’ai tout brûlé. Je refuse de donner des choses misérables aux pauvres. »

Ou encore : « Les femmes pauvres ont aussi envie de se faire belles. C’est pourquoi j’ai accédé à leur demande de pouvoir prendre soin de leur corps, en leur aménageant un salon esthétique à Noisy. »

N’est-ce pas vous, Mme Koaté qui me rappelez souvent ces paroles du père Joseph pour expliquer pourquoi vous avez fait construire cette belle maison d’accueil pour ces enfants qui jadis vivaient dans les galères des bidonvilles de nos impitoyables jungles sahéliennes que sont devenues nos villes ?

Merci donc de m’avoir fait rencontrer le père Joseph et comme vous le disiez, « cela m’a fait vraiment du bien. »

1 Maison pour l’accueil et la réhabilitation d’enfants mendiants de certaines écoles coraniques ou de familles très pauvres.
1 Maison pour l’accueil et la réhabilitation d’enfants mendiants de certaines écoles coraniques ou de familles très pauvres.

Mamadou Wane

Mamadou Wane est né en 1947 à Saint-Louis du Sénégal. Il a vécu de 1974 à 1983 à Paris où il fit ses études supérieures de sociologie à l’Université Paris VIII –Vincennes ( il est titulaire du DEA). Il s’engage dans l’action humanitaire en faveur des populations défavorisées en décembre 1984. Il est actuellement directeur du Daara de Malika.

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