Cris de détresse, foi dans l'autre

Jacques Beaumont

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Jacques Beaumont, « Cris de détresse, foi dans l'autre », Revue Quart Monde [En ligne], 133 | 1989/4, mis en ligne le 01 juin 1990, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4184

Leurs routes se sont souvent croisées. Le père Joseph et Jacques Beaumont, ancien secrétaire général de la Cimade, ont toujours été unis par un même objectif : en finir avec la détresse. Toute la détresse.

Vivre auprès de ceux que l’on s’efforce de servir pour mieux les connaître, les écouter, c’était l’ambition des équipiers de la Cimade dans les villes sinistrées du Nord de la France de 1945 à 1955. Il n’est donc pas étonnant que nos chemins se soient croisés en 1957-58 avec le père Joseph. Il s’était installé à Noisy en novembre 1956 dans un bidonville où se côtoyaient français et étrangers, dont la plupart étaient des réfugiés en situation plus ou moins régulière.

Il y avait d’ailleurs à proximité un foyer de réfugiés où résidait une équipe de la Cimade. Les équipiers de cette organisation qui n’était guère institutionnelle, vivaient d’un maigre subside, sur une subvention du Conseil œcuménique. Ils savaient qu’ils ne pourraient jamais complètement s’identifier avec ceux qu’ils aidaient, riches qu’ils étaient de leur certitude que l’on pouvait changer cette situation, améliorer l’existence de ceux qu’ils servaient si on les écoutait, et si on leur donnait la possibilité de s’exprimer eux-mêmes, de bâtir eux-mêmes leur avenir, de développer leurs dons. Il y avait d’ailleurs à Noisy début 1957, une famille d’Albanais réfugiés qui savaient tisser de splendides tapis dont l’un m’accompagna toutes ces années, me rappelant que ces pauvres savaient nous combler de leur reconnaissance et du cadeau de leur art.

Le père Joseph vivait tout simplement avec ces hommes, ces femmes et ces enfants de Noisy, en allant comme eux, en 1957 date de ma première visite, chercher de l’eau au robinet commun.

Depuis peu secrétaire général de la Cimade, qui se définissait œcuménique, née d’un service de jeunes protestants auprès des internés juifs et étrangers pendant la guerre, ouverte au souffle de l’orthodoxie, de l’esprit d’au-delà des frontières, de l’Est européen comme des Africains du Sud, j’essayais de comprendre en mes débuts ce qu’étaient les problèmes sociaux de la France. Ils avaient été marqués par la campagne de l’abbé Pierre, au cours de l’hiver terrible de 1953. Celui-ci fut le premier à percevoir l’impact des communications médiatiques. Je gardais les yeux ouverts vers ces expériences catholiques, et aussi les débuts des prêtres ouvriers. Le plus grand cadeau œcuménique placé sur ma route fut bien le père Joseph.

Il vint me voir, l’œil souriant, étincelant de malice et de gaieté, porteur d’une sainte irritation outragée par l’injustice. C’était un jour d’hiver ensoleillé qui pour moi est celui d’hier, télescopé dans le temps présent comme si je recommençais à vivre cette époque. Joseph, car il me donna le privilège de ne pas l’appeler autrement, me parla de Noisy : je reçus ce visiteur, et vite, très vite j’écoutai un équipier, un co-équipier, un maître à penser déjà, qui développait ce que je percevais par intuition dans les intentions de la Cimade. Il avait un avantage qui m’était sensible. Joseph avait lui-même vécu dans cette misère, il en parlait différemment. Il nous est toujours difficile de comprendre la pauvreté, à nous protestants, bourgeoisement éduqués, élitistes de nature et de tempérament, combattant pour affirmer notre identité parce que minoritaires – et donc par définition riches de ce combat, même si l’on est complètement démuni d’argent et de moyens matériels. Il me parlait de ces étrangers déracinés, comme aussi des Français, déracinés eux aussi, de tentations de délinquance, des hommes, des femmes et des jeunes qui avaient tous des charismes cachés et savaient beaucoup plus de choses que l’on ne soupçonnait. Il parlait – avec l’éloquence de la simplicité – des familles déchirées. Il fut l’un des premiers à parler de l’inceste – mais aussi des romances, des vraies romances du peuple que chanta Edith Piaf.

Aider, c’est s’entraider

Et tout simplement s’imposa l’idée, sur une demande formulée simplement, que je devais – secrétaire général d’un mouvement de mouvance protestante et d’esprit oecuménique - aider ce frère catholique qui faisait mon travail, notre travail, et partageait son expérience. Il vint d’ailleurs une fois la partager avec tous les équipiers de la Cimade réunis annuellement. Soutien financier certes, donné, non, je devrais dire partagé par l’hérétique, le protestant : cela servit d’appui lors d’une demande à l’institution catholique, le Secours Catholique de Mgr Rhodain, qui certes ne pouvait pas me laisser seul aider cette « galère de Noisy » où ramaient les premiers équipiers du père Joseph. J’avais aussi promis que le service de la Cimade qui visitait les prisons prendrait en charge toute personne en difficulté signalée par Noisy. Aider, c’est s’entraider et non pas seulement subventionner.

Et j’ai, avec bien d’autres, reçu beaucoup plus que le peu qu’il nous a été possible de contribuer. Au cours de discussions qu’aujourd’hui je voudrais avoir été plus longues encore et répétées plus souvent, nous avons parlé, nous retrouvant après de longues périodes, comme si le temps n’était pas fait de jours et d’années échelonnées. A Paris, puis dans les avions et aéroports où nos travaux internationaux nous rassemblaient à l’improviste, à Amsterdam un jour de 1985 dans une salle d’attente remplie de touristes européens bien bronzés revenant de Thaïlande comme nous, dans une chambre d’hôpital à New York en 1987 où je passais ma convalescence après une douloureuse opération (J’y fis l’expérience d’une tendresse fraternelle)

Joseph avait comme moi une vision qui va des besoins de l’individu jusqu’à la restructuration de la société, si bien exprimée dans le rapport sur la pauvreté au Conseil économique et social français, que je discutais avec lui à Amsterdam. Ne jamais perdre de vue ce qu’est l’individu avec ses besoins, qu’il faut écouter, savoir écouter avant d’interpréter. Un enfant Tapori devient le centre de l’univers lorsqu’on s’agenouille à ses côtés pour l’écouter et jouer avec lui. Après tout, c’est une attitude parfaitement théologique que d’être persuadé de la présence de Dieu dans tout être – exemplifiée et certifiée dans la vie d’un enfant d’Israël et dans le partage démocratique du vin et du pain dans ces maisons de l’homme, que sont les temples et les cathédrales de Dieu.

Fidèle à la méthode du père Joseph et à la mienne héritée du père Lebret et d’Economie et Humanisme à Marseille depuis presque cinquante ans, j’interrogeai mon neveu de trente ans et lui demandai ce qu’il avait entendu dire du Mouvement ATD Quart Monde. Sans hésiter, il me racontait qu’il avait fait venir le père Joseph dans une réunion du mouvement de jeunesse qu’il présidait : le « Groupe biblique universitaire. » Dans ses souvenirs vieux de dix ans, le père était « jeune, enthousiaste, pas empesé (sic), compréhensible, un vrai communicateur. » Il répéta le mot jeune. N’est-ce pas la plus belle appréciation que l’on peut faire : un homme qui, parce qu’il continue à vivre avec son temps, transcende l’âge et triomphe des tentations faciles de repos, d’égoïsme et de satisfaction personnelle, continue de se battre et reste jeune avec les jeunes, visionnaire d’aujourd’hui et de demain. Il a vécu pleinement avec les hommes, les yeux fixés sur l’homme, le pauvre qui fut plus riche que les riches, parce qu’il était la vie, l’espérance et en définitive l’amour vécu dans sa plus grande dimension : se donner pour l’autre. En quelques mots, à l’improviste, mon neveu ingénieur résuma le message du père Joseph : vivre jeune, parce que l’on vit avec les autres et non pour soi. C’est pour cela que je crois fermement, j’affirme nettement que le père Joseph est bien l’un de ces vivants qui ne meurent pas, ne sont pas morts pour ceux qu’ils ont aimés (paraphrasant Victor Hugo) et nous obligent à mieux vivre aujourd’hui dans ce monde moderne et déchiré avec tous les mendiants riches d’espérance.

Aide à toute détresse (ATD)

Il y a « t » dans le titre du Mouvement ATD : ce « t » est important. Pour Joseph, comme pour moi, il y a un universalisme qui dépasse les frontières : il transcende tous les murs de Berlin et même les fait tomber : la peine des hommes, leur détresse, leur espoir ignorent la compartimentalisation, l’échantillonnage, la discrimination, le choix fait en fonction de mes propres choix. Il s’agit de tous, au-delà des frontières des discriminations sociales, des nationalités, des confessions. Je ne me souviens pas de la date où fut crée le titre « Aide à toute détresse », mais je me rappelle une discussion où l’on chercha apparemment ce titre. Joseph avait en fait déjà trouvé, j’en suis sûr ; malicieusement il cherchait des confirmations et il lui arrivait de m’en donner la paternité. Ma propre insistance était dans ce mot « tout, tous, toutes. » Et sa propre insistance, je m’en souviens, était au-delà du mot « aide », qui ne nous plaisait guère, dans ce mot très humain, très significatif de l’homme au fond du trou, le mot « détresse. » Un cri de détresse, c’est fort, c’est vrai. C’est aussi une certitude que l’on peut espérer, que l’on doit espérer une aide, un secours, une main tendue, un partage de tout. Si je parle du mot « tout », de toutes ces détresses, c’est qu’en 1959, en plein cœur de la guerre d’Algérie, je poussai vivement le père Joseph à venir en Algérie visiter ceux qui, comme l’équipe de la Cimade à Alger dans le clos Salembier et les sœurs de Grandchamp, vivaient dans un bidonville, dans un quartier pauvre, démuni, mais riche de l’espérance de la liberté, qu’on appelait libération et décolonisation. Il visita une équipe, à ce moment toute féminine, qu’on ne pouvait donc du point de vue de l’administration appeler guérilla. Il écouta, vit des problèmes communs, discerna des approches similaires, la même nécessité de joindre l’action individuelle et l’action collective socio-politique. Peut-être cette visite le confirma-t-elle dans sa vision globale, mondiale, qui l’amena ensuite en Asie, en Afrique, en Amérique.

Les « bidonvilles » sont comme l’envers, partout, de l’urbanisation, le yin du yang, ou bien l’inverse. Plus la ville est riche, plus elle engendre des zones de pauvreté ; plus l’égoïsme des uns grandit, plus la détresse des oubliés semble se développer ; plus l’on progresse, plus on prend le risque d’oublier en route quelques frères. Et la discipline impérative du compagnonnage s’impose pour rompre ces nouvelles barrières. Certains opposent prolétaires et bourgeois, d’autres, et souvent les mêmes, s’interrogeront sur la façon de vivre ensemble en permettant aux humbles, aux plus pauvres de participer. Dès ces premières années, Joseph pensait à ce mot de participation des pauvres. J’ai lu, il y a quelques semaines, une brochure décrivant le jeu des enfants Tapori construisant une encyclopédie, définissant leurs mots, à l’aide d’ordinateurs dans les quartiers délabrés du Bronx et de Queens à New York. Ils inventaient dans la joie de vivre et de créer. Joseph disait qu’ils avaient, les gosses pauvres et démunis, eux aussi le droit de pouvoir accéder à la plus moderne des techniques de communication. Et c’est ainsi que j’entends avec Joseph, le mot « tout, tous, toutes », celui qui est à la base du mot œcuménique : toute la terre habitée.

Prendre le temps

Nous parlions ensemble de l’expérience Cimade colorée dans mon analyse postérieure par l’expérience de l’IRFED (Institut de recherche et de formation pour l’éducation et le développement, fondé par le père Lebret.) Je regrettais l’absence d’orientation des équipes Cimade liée à l’impossibilité financière ; je déplorais les calendriers trop chargés qui ne permettaient presque jamais une vraie orientation. Et je lui parlais de nos deux rencontres annuelles où l’on apprenait à réfléchir, où l’on essayait d’évaluer, où l’on apprenait aussi la « communauté » de penser ; car l’apprentissage de la réflexion commune n’est pas facile. L’individualisme protestant se corrigeait un peu par la pression d’un « guru » orthodoxe, le philosophe Paul Evdokimov. Nous discutions formation et évaluation dans un effort communautaire. Je retrouvais avec joie, admiration et même jalousie, les efforts du Mouvement ATD dans ce domaine. Je discutais récemment à Washington avec un jeune Hollandais, volontaire ATD, qui a la merveilleuse possibilité de passer quelques semaines à ne faire qu’une chose : évaluer à partir de ses rapports mensuels ce qu’il a fait depuis deux ans et demi. Et je me demande comment ces trésors – qui décrivent la vie des hommes de notre siècle – sont partagés, au-delà de la communauté du Mouvement avec tous les hommes et femmes de bonne volonté.

Dans les années soixante, c’était l’heure des intuitions. Lors de nos discussions, j’eus le privilège de voir le père Joseph développer, bâtir, construire, car il eut aussi la conviction qu’il fallait du temps. Bienheureux est-il d’avoir maîtrisé ainsi notre impatience coutumière qui ne laisse pas aux mouvements humains le temps de mûrir comme les plantes et les fruits ; il me fallut – comme je lui expliquai lors de notre dernière rencontre à New York, au cours d’un Conseil d’Administration de l’Unicef, sur le plan mondial, aller moi-même passer quelques séjours dans un monastère bouddhiste, en compagnie de moines en jaune, riches de l’aumône qu’ils mendiaient et moi avec eux, pour réapprendre la valeur du temps.

Action collective : tenté dès le début par l’action socio-politique, j’appris de Joseph qu’on ne peut rien dans ce domaine si l’on n’est pas ancré dans une action au niveau des individus, de l’individu. Je le classe aujourd’hui, c’est un mot qui ne lui plairait guère, lui, l’inclassable, parmi les ancêtres de la participation et de l’animation. Mais je crois surtout qu’il a su forcer l’échelon structurel, idéologique et politique à reconnaître la place des pauvres dans la société. L’encyclique catholique, la déclaration synodale protestante ne sont pas suffisantes : il faut traduire en termes de réglementation, de lois et de recommandations. Le rapport du Conseil économique et social fait partie de ce compagnonnage des pauvres. Il amène l’échelon national et gouvernemental à se placer devant sa responsabilité globale ; je souhaite que la Résolution de 1989 sur l’impératif des programmes pour et avec les plus pauvres, aux Nations unies et à l’Unicef soit aussi suivie d’un rapport mondial, fidèle reflet des impératifs nés à Noisy.

Joseph savait aussi manier, beaucoup mieux que moi-même, le médiatique, l’événement qui attire l’attention et permet de bâtir la politique de la cité : visite d’Eglise à Rome et à Genève, mais aussi visite, accompagnée d’une pétition, au secrétaire général des Nations unies, Perez de Cuellar, qui fut ébranlé, impressionné, même si la bureaucratie obstinée – dans son immobilisme – eut de la peine à comprendre. L’exemple du rapport au Conseil économique et social français devrait inspirer d’autres Etats ; sa traduction en anglais par la branche américaine d’ATD devrait permettre d’aider nos compagnons américains à mieux comprendre la détresse mais aussi l’espérance des « sans abri », « homeless », qui campent sur les trottoirs de mon quartier à New York. La dalle de Chaillot, comme celles qui se gravent et se graveront ailleurs, rappelle les droits de tous, de tous ceux qui vivent leur détresse aujourd’hui. Elles communiquent comme une autre dalle – celle de Méry sous laquelle repose Joseph Wresinski - l’impératif des hommes : vivre dans le respect des Droits de l’homme, avec tous. Nous avons marché ensemble quelque trente ans, nous retrouvant de temps en temps, foulant de nos pieds les dalles de notre conviction qui supportaient notre espérance. Je dis avec joie et reconnaissance : pour moi, Joseph n’est point mort, il vit et m’accompagne, comme il le fait avec les plus pauvres. Ne l’idolâtrons pas, lui que nous aimons, car il ne serait guère content : il pouvait être quelquefois malicieux et grognon, quand il n’était pas content ou satisfait des efforts de ses amis, tant était grande son exigence, ou son impatience, ou son indignation. Je ne peux parler de lui qu’au présent, car il est un passé vivant, qui inspire et demande que nous n’imitions pas mais que nous continuions à développer, à créer, à imaginer. A l’écoute attentive de ce monde où les pauvres, les plus pauvres nous parlent des riches que nous sommes et nous apprennent une réformation permanente, une re-formation continue.

Apprendre des jeunes

Les vieux apprennent des jeunes

Les jeunes reçoivent des vieux

Trouvent nouvelles formules,

Renouvelant ainsi

La tradition reçue.

Joseph ne voudrait pas

Figer sous les lauriers

Cet esprit bien vivant

Electrifiant le nôtre.

A nous de continuer

Et d’inventer du neuf

Fidèle à son esprit

Et vivant de son cœur.

Dans le titre ATD

Se cache d’autres A.

L’Amour à majuscule

N’est pas théologal.

Il est humble amitié.

Ce fut le cas pour moi.

En ce temps-là Joseph,

Et moi le savions bien,

Ce possible ambigu

Aide avec un grand A.

Joseph disait « Aide »

Et pensait « Amitié ».

Jacques Beaumont

Jacques Beaumont

Jacques Beaumont, après des études de droit, philosophie et sciences politiques, étudia la théologie à Paris et à Bâle avec Karl Barth. Secrétaire des étudiants protestants à Paris de 1950 à 1953. Secrétaire général de la Cimade, de 1956 à 1968, puis de l’IRFED, il contribue à créer la Commission œcuménique des Eglises « Participations au développement », à Genève. L’Unicef le charge de travailler dès 1972 à la reconstruction du Vietnam, du Laos ; il coordonne l’assistance internationale au Cambodge après 1979, puis en Thaïlande pour les réfugiés de ce pays. Directeur des urgences sur le plan mondial à l’Unicef, il coordonne notamment dans ses débuts, l’action après la sécheresse du Sahel, et pour l’Afghanistan.

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