Bousculer pour mieux convaincre

Giovanni Sarpellon

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Giovanni Sarpellon, « Bousculer pour mieux convaincre », Revue Quart Monde [Online], 133 | 1989/4, Online since 05 May 1990, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4213

Giovanni Sarpellon, président en Italie de la Commission d'enquête sur la pauvreté le rappelle: le Père Joseph n'était pas un homme facile. Pas facile ce qu'il disait, pour ce qu'il faisait et aussi pour ce qu'il attendait des autres. On ne le côtoyait pas sans risque.

Index de mots-clés

Joseph Wresinski

Il y a beaucoup de façons de s'intéresser à la pauvreté, à la misère et à la vie de ceux qui en souffrent1. On peut assister les pauvres individuellement, cas par cas, et leur donner ce qui paraît possible et adéquat. On peut créer des organismes qui accomplissent une œuvre durable et systématique d'aide et de soutien. On peut mettre en œuvre des politiques sociales publiques pour améliorer les conditions de vie. On peut aussi provoquer une révolution et mettre les pauvres à la place des riches.

Le Père Joseph avait choisi une autre voie: celle de la prise de conscience et de la communication.

Ce qu'il voulait créer n'était pas un mouvement pour les pauvres, mais un mouvement des pauvres. Ce qu'il trouvait important n'était pas tant d'aider telle ou telle famille en difficulté extrême, mais plutôt de tout faire pour que les familles pauvres se mobilisent elles-mêmes dans le but de résoudre leurs problèmes. Son innovation méthodologique consista à retirer la conduite de la lutte contre la pauvreté des mains des non-pauvres pour la confier à l'action volontaire des pauvres... Parce que, disait-il, ce sont les pauvres eux-mêmes qui savent ce dont ils ont besoin. Parce que ce sont les pauvres qui peuvent changer le monde qui a généré la pauvreté. Dans ce but, il était indispensable de donner la parole aux pauvres, d'agir afin qu'ils apprennent à s'exprimer s'ils veulent être écoutés et compris par les non-pauvres. Ensuite qu'ils aient des occasions concrètes de s'exprimer.

Ceci constituait les deux objectifs poursuivis de façon presque obsessionnelle par le Père Joseph et pour lesquels il a combattu sa vie durant.

Pour que les pauvres se fassent entendre

Pour que les pauvres - et en particulier les plus pauvres parmi apprennent à se connaître eux-mêmes, à analyser leurs problèmes et soient en mesure de s'exprimer, il avait créé un mouvement des pauvres. Ce mouvement porte le nom aujourd'hui utilisé par tous pour désigner l'extrême pauvreté et la misère : le Quart Monde, cette partie oubliée de l'humanité qui n'est représentée par aucun parti, aucun syndicat ou institution, et qui constitue la strate inférieure de chaque société, aussi riche soit-elle.

Ce mouvement s'est organisé et cette prise de conscience s'est développée pour pouvoir se manifester et s'imposer à l'attention, non seulement de la population du monde, mais aussi - et peut-être surtout - des hautes sphères du pouvoir social et politique.

Le père Joseph s'était promis, avec l'obstination caractéristique des gens simples, de donner la parole aux pauvres et de la faire entendre dans les hauts lieux du pouvoir, du prestige et de la respectabilité... Et il a réussi : il a permis aux pauvres de s'adresser à la Communauté européenne, à l'Unesco, au Conseil de l'Europe, à la Présidence de la République française. Il a œuvré pour qu'ils soient entendus par le Pape et par beaucoup d'autres « pouvoirs ». Aujourd'hui, il leur permet aussi de s'adresser au CNEL (Consiglio Nazionale dei Economia dei Lavoro) de Rome.

Certains ont critiqué ce programme d'action. Ils y ont vu de l'ambition, un désir de se mettre en avant, un certain n orgueil. L'accusation était injuste et injustifiée. Il aurait été souhaitable et utile que les critiques aient mieux connu le Père Joseph ainsi que l'esprit qui l'animait et surtout, qu'ils aient étudié sa stratégie.

Le père Wresinski partait en effet du constat historique que, depuis toujours, l'histoire de la pauvreté chemine à côté de celle de la charité et de la bienfaisance, sans que celles-ci ne parviennent jamais à éliminer la pauvreté. Cela e veut dire en des mots simples mais forts, que les pauvres ne peuvent pas attendre leur libération de la part des-non-pauvres.

Les pauvres doivent prendre conscience, s'organiser, parler. C'est à eux qu'il appartient de changer la société, et pour y parvenir ils doivent avoir accès aux centres vitaux de cette société.

Le père Joseph n'était pas un violent. Il n'a pas prêché la révolution, mais pas non plus la résignation. Il n'était pas davantage un ingénu et savait bien que ce n'est pas une audience du Pape ou de quelque président de la République qui allait changer les choses.

Mais trente ans d'existence du Mouvement Quart Monde lui ont donné raison, dans le sens qu'aujourd'hui les non-pauvres sont de plus en plus obligés de considérer de manière différente la tragique réalité de la misère.

Son travail de pénétration dans les centres vitaux de la société commence à porter des fruits, même s'il en est encore à ses débuts. Le rapport sur « la grande pauvreté et la précarité économique et sociale » - sur lequel notre Commission a travaillé - est l'un de ces fruits... un fruit important pour les gens du Quart Monde. Il porte la signature de Joseph Wresinski, que beaucoup pourraient considérer simplement comme un responsable caritatif voué à la cause des pauvres.

Mais le père Joseph était né pauvre et il l'est toujours resté. Comme tel, il se présentait dans les bidonvilles ou dans les quartiers dégradés des grandes cités. Comme tel, il se présentait aux « puissants » et aux intellectuels. Je ne me souviens pas d'un seul de ses discours où il n'ait pas commencé par se présenter comme un pauvre, comme un ex-apprenti pâtissier, étant né et ayant vécu dans la misère. Il avait presque un certain orgueil à se présenter comme l'un de ces pauvres au milieu desquels il vivait, parce que sa présence aux réunions de personnes « comme il faut » et importantes indiquait déjà par elle-même le sens de son combat : amener des pauvres à s'exprimer parmi les non-pauvres en allant jusqu'aux « puissants ».

J'ai dit au début qu'il était une personne « dangereuse » à côtoyer. Il était dangereux parce qu'il réussissait à jeter la perturbation chez les gens « bien », parce qu'avec modestie mais fermeté il demandait aux autres de participer à son combat. Lui qui avait tout donné, il demandait aux autres de donner quelque chose et il le faisait avec l'insistance et la ténacité de celui qui se sent libre de demander parce que ce n'est pas pour lui-même qu'il demande.

Volontaires et alliés

Beaucoup n'ont pas pu lui résister et sont venus grossir les rangs du Mouvement Quart Monde. D'autres ne l'ont pas suivi mais se sont rapprochés en participant de différentes façons à son entreprise. Et ceux-ci avaient aussi leur importance dans la stratégie du père Joseph, parce qu'il s'en faisait des alliés dans des organismes officiels et des porte-parole des gens du Quart Monde - ou mieux, comme il aimait dire, du peuple du Quart Monde - un peuple qui quotidiennement témoigne de la faillite de nos sociétés qui prétendent s'inspirer des grands principes de l'Égalité, de la Solidarité et de la Démocratie. Un peuple pour qui le bien-être – qui procure à certains ennui et souci reste un rêve inaccessible. Un peuple enfin, qui continue à croître dans nos riches cités, comme dans le monde entier.

Joseph Wresinski n'a pas réussi à changer le monde, mais il a eu le mérite de ne pas se laisser décourager devant l'ampleur de la tâche. Son dernier travail, le rapport sur la grande pauvreté, n'est pas un recueil d'idées de quelque visionnaire ingénu, mais un document de grande portée politique et scientifique.

1 Traduit de l'italien.
1 Traduit de l'italien.

Giovanni Sarpellon

Giovanni Sar pellon, est professeur de sociologie à l'Université d'Udine. Il a ré introduit en Italie les études sur la pauvreté à travers l'enquête réalisée en 1978-79 à la demande de la Communauté européenne, publiant ensuite deux volumes: « La pauvreté en Italie » (La povertà in Italia, Milano, Angeli, 1982). Actuellement il est président de la Commission d'enquête sur la pauvreté en Italie, créée par le président du Conseil des ministres.

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