Le travail à la peine...

Suzanne Struss

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Suzanne Struss, « Le travail à la peine... », Revue Quart Monde [En ligne], 121 | 1986/4, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4235

Dans de nombreuses villes d’Europe, les équipes du Mouvement ATD Quart Monde organisent des Universités Populaires. Les adultes des milieux les plus pauvres s’y rencontrent pour exprimer leur expérience et bâtir leur pensée avec des interlocuteurs qui les comprennent et les respectent. Ils y apprennent à pende la parole.

A Orléans, Sœur Suzanne Struss a animé l’Université Populaire en 1983 sur le thème de la fatigue. Dans les extraits suivants, c’est sous cet angle qu’est vu le travail des plus défavorisées dans l’entreprise.

Profession : livreur de boisson…

« Il fallait descendre du camion des fûts de 50 kg, on faisait tomber les fûts sur les cuisses pour amortir le choc, puis on les descendait dans les caves. Là, ce sont les bras et les genoux qui travaillent, surtout lorsque les marches étaient glissantes ou irrégulières. L’inconvénient c’est que les muscles se refroidissent pendant les trajets entre les différents clients. A chaque déchargement, il faut repartir à zéro »

Dans un abattoir de volailles…

« Je commençais à 6 h 30. J’enlevais le gros des plumes et puis je vidais les poulets à la chaîne jusqu’à 12 h. De 12 h à 14 h, on revenait à pied chez nous et on mangeait pour reprendre de 14 h à 18 h. On soulevait les paniers avec les poulets dedans. A la longue, je sentais que je n’avais plus de force dans les membres… J’avais mal dans les muscles de la main, des jambes, des côtes. Les jambes flageolaient.

Au début, pendant 6, 7 mois ça allait, puis j’ai senti venir la fatigue, alors je me suis dit, je vais tenir, tenir, puis je n’ai pas pu, au bout de deux ans j’ai arrêté. »

Au contrôle médical il a été dit à madame L. qu’elle devait arrêter de soulever des charges, mais aucun autre emploi ne lui a été proposé.

Dans une conserverie…

« L’épluchage se faisait dans l’eau froide, on était toujours debout, les pieds dans l’eau froide. Même avec les bottes que nous achetions nous-mêmes, nous avions froid.

On travaillait en plein courant d’air, les portes étaient toujours ouvertes pour laisser passer ceux qui apportaient les cageots de légumes à éplucher.

Le plus pénible était l’atmosphère de vapeur dans laquelle nous devions travailler. La buée qui sortait des étuves où cuisaient les légumes retombait sur nos épaules comme une chape humide… »

A la reprise d’un travail…

Monsieur A, 28 ans, après une longue période au chômage a repris son emploi de peintre.

« La première journée, je me sentais en pleine forme, puis j’ai commencé à avoir des crampes dans l’abdomen comme des brûlures. Au bout d’une semaine, je ressentais des douleurs dans les bras, les jambes et le dos. Je me suis arrêté avec l’impression d’être complètement épuisé, physiquement et moralement ».

De ces situations de travail des familles du Quart Monde tirent un savoir, rejoignant des constatations faites par des scientifiques.

Les rythmes de travail..

Madame V. devait nettoyer des classes et avoir fini à une heure précise. Comme elle n’avait pas de montre, par peur d’être en retard et de se faire remarquer et renvoyer, elle se dépêchait tant qu’elle pouvait. C’était épuisant.

« Au bout de 7 jours de travail, je suis très fatiguée. C’est une fatigue générale. Pendant les premiers jours de repos, je ne suis bonne à rien, même pas à tenir un balai chez moi ».

La discipline de vie..

« Pour se lever tous les matins à cinq heures, il faut être couché de très bonne heure ». Il y a beaucoup de choses qu’on ne peut pas faire.

Le travail musculaire demande un effort de concentration…

« Avant de soulever les caisses, il faut réfléchir, il faut se concentrer, ne pas penser à autre chose, sinon on perd son énergie. Pour soulever des poids lourds, il faut écarter les jambes et prendre appui, ne pas soulever par à coup mais avec un petit élan…

Au début, je ne savais pas prendre les caisses, je me fatiguais beaucoup. C’est un petit vieux de 57 ans qui m’a montré le truc. Et moi, depuis, je l’ai montré à d’autres et eux, à leur tour, le montrent et ainsi de suite.

…et de volonté

« Au début, j’avais très mal entre les deux épaules. Je pensais ne pas rester. C’est la volonté de tenir pour ma famille qui m’a soutenu. Puis il faut réfléchir, ne pas penser à autre chose, à la séance de cinéma. Il faut penser à son geste, vouloir dominer la fatigue. J’ai tenu le coup, ça fait 7 ans. Pour moi, c’est un combat intérieur, il faut dire en toi « combats, combats, reste, continue… »

Le travail sous-prolétaire est en général fatigant sur le plan musculaire surtout lorsque l’organisme est miné par la maladie, et même pour certains par la faim. A cela s’ajoutent les longs déplacements : les cités de relogement des familles sont le plus souvent à la grande périphérie des villes. Mais, ce n’est pas de cela que les familles présentes aux Universités Populaires ont le plus parlé.

Pour elles, il y a une chose beaucoup plus importante : c’est…

…la qualité des relations dans l’équipe de travail

« S’il y a une atmosphère cordiale avec les coéquipiers et le chef, on a le cœur au boulot et l’on sent beaucoup moins la fatigue. » « Au début de notre journée, on se retrouvait tous pour boire un café chaud. Chacun payait à son tour. On se donnait des nouvelles. Après, chacun montait dans son camion content. Cela chauffait les muscles mais aussi le cœur ».

Les familles de l’Université Populaire d’Orléans qui ont rassemblé ces exemples et ces réflexions ont parlé de leur travail avec plaisir, heureuses de partager leur expérience, leur savoir-faire, leur courage aussi. Celles qui aujourd’hui sont sans travail ont acquiescé lorsque M.N. a dit :

« Le plus fatigant, c’est de n’avoir pas de travail, de n’avoir rien à faire, de n’être rien et de ne pas dormir la nuit. »

Suzanne Struss

Religieuse, médecin, volontaire du Mouvement ATD Quart Monde

CC BY-NC-ND