La création par le gouvernement de pôles de conversion, répond au constat que certaines zones géographiques sont touchées plus que d’autres par les restructurations économiques : le taux de chômage y est plus important qu’ailleurs car des licenciements massifs sont opérés dans certains secteurs économiques auparavant porteurs, comme la métallurgie en Lorraine, et dont l’existence même est remise en cause. Dans ces zones, l’Etat a voulu faire un effort particulier en concentrant des moyens financiers et humains pour aider à créer des activités nouvelles et pour favoriser la reconversion des travailleurs licenciés des activités traditionnelles.
Même en période de croissance, les restructurations économiques ne sont pas sans conséquences sur les travailleurs sous-prolétaires qui se trouvent employés dans des maillons faibles de l’économie. C’est encore plus vrai en période de crise. De nombreux travailleurs licenciés risquent de se sous-prolétariser. Les travailleurs défavorisés sont donc concernés par les mesures prises dans les pôles de conversion, mais peuvent-ils effectivement en tirer bénéfice ? Les participants à l’une des commissions préparatoires du Forum de Lyon se sont posé la question pour le pôle de Saint -Etienne.
Le forum de Lyon
Le Mouvement international ATD Quart Monde a organisé les 6 et 7 décembre 1985, à Lyon, un Forum Régional sur le thème : « Les travailleurs les plus défavorisés et leurs familles, partenaires dans la société ». Ce forum a été préparé pendant une année par douze commissions qui réunissaient les différents partenaires sociaux des travailleurs du Quart Monde : syndicalistes, chefs d’entreprise, représentants de l’Administration, élus locaux, responsables d’organisations familiales, citoyens de bonne volonté de tous horizons ; il a permis l’élaboration d’un Livre Blanc « Vaincre la pauvreté dans la Région Rhône-Alpes ». Près de 500 personnes ont participé au Forum que présidait M. Palluy, président du Conseil Général du Rhône ; les délégués du Quart Monde ont exprimé aux élus et responsables des divers organismes présents ce qui vivent des milliers d travailleurs défavorisés et ce qu’ils souhaitent pour que « ça change. »
L’inégalité devant la formation en entreprise
Le Commissariat au Plan, analysant la formation dispensée dans le cadre de la loi de 1971 (formation professionnelle dans les entreprises) a constaté que les cadres profitent dix fois plus des stages de formation que les ouvriers qualifiés et les manœuvres. En théorie, il y a égalité d’accès à ce dispositif de formation ; en pratique, l’inégalité, très forte, profite à ceux qui sont déjà les plus formés.
La commission préparatoire a relevé que la dégradation de la situation des travailleurs peu qualifiés dans certaines entreprises était liée à cette absence de formation. Un exemple : des travailleurs rangeaient des bouteilles dans des wagons, ce qui, sans être un travail qualifié, demandait un certain savoir-faire. L’entreprise a introduit des machines sans que les travailleurs soient formés au nouveau dispositif ; certains, ayant le sentiment de perdre la maîtrise de leur travail, se sont découragés et ont demandé à être mutés à des postes de balayeurs, où l’on ne pourrait exiger d’eux une adaptation à laquelle ils n’auraient pas été préparés.
Certaines organisations syndicales ont tiré des leçons de tels exemples en demandant que 10 % du temps de travail des moins qualifiés soit consacré à la formation aux nouvelles techniques mises en œuvre dans l’entreprise.
L’inégalité devant les actions de formation de la Région
Les Conseils Régionaux ont maintenant compétence sur la gestion des crédits régionaux de formation professionnelle. Ont-ils suppléé aux déficiences des entreprises pour la formation des plus défavorisés ? Force est de constater qu’ils ont au contraire, comme des entreprises, privilégié un public déjà formé, jugé plus adaptable et qui, même si la situation peut être difficile, n’est pas le plus défavorisé…
En fait, les pôles de conversion, zones de tensions politiques et sociales, profitent à ceux qui ont le plus de pouvoir au départ. Ainsi, les salariés des grandes entreprises en difficulté, unifiés par le fait d’avoir un même employeur et plus fréquemment syndiqués, ont pu faire pression sur les pouvoirs publics pour que soient débloqués les moyens nécessaires à la reconversion du personnel.
A l’inverse, les salariés des petites entreprises, dispersés et faiblement syndiqués, n’ont pu s’opposer à des licenciements trop dilués dans l’espace et dans le temps ; leur situation, dès l’origine plus précaire du fait d’une faible qualification moyenne, n’a été pise en compte ni par les forces syndicales, ni par les pouvoirs publics, ni par les partis politiques. De plus, toucher les chômeurs de longue durée, depuis longtemps en marge du marché du travail, n’a jamais été un objectif explicite des pôles de conversion.
Pouvoir reculer de six pas pour admirer son travail
Quelles que soient les vicissitudes de la vie, être un homme de métier reste une identité qu’on n’oublie pas. Parmi les travailleurs sous-prolétaires que cet homme a rejoints dans une période d’extrêmes difficultés, cette a identité toujours été reconnue et respectée.
« Dans le travail, il ne faut pas rentrer comme un gladiateur dans l’arène. Il ne faut pas non plus rentrer comme un limaçon. Quand on rentre dans une entreprise, tout le monde vous regarde, vous êtes déshabillé. Qui est celui-là ? Qu’est-ce qu’il fait ? Combien il gagne ? Il faut être ouvert, quoi.
Au début, j’étais comme tout le monde. Chaque fois que je parlais, ça n’allait pas. Je me faisais remballer. Des collègues, des hommes plus anciens m’ont expliqué. Ils m’ont dit « surtout, il ne faut jamais dire que tu sais faire ça ou ça. Il faut toujours laisser parler les gens. Après tu choisis la réponse ». Les camarades c’est vous qui devez vous les faire. On passe plus de temps dans une entreprise qu’à la maison. Une vie dans l’entreprise, c’est un peu comme une vie de famille. Les jeunes, il ne faut pas qu’ils se disent : « Ça ne va pas là, ça ne va pas » ! Il faut tourner. Il faut tourner. Il faut chercher sa place. Des vieux ciseleurs me l’ont appris. « Il ne faut pas rester dans l’entreprise pendant 25 ans, il faut rouler, il faut faire toute la branche ».
C’est par l’accident que ça m’est arrivé de connaître le bronze vers 1956. Ils demandaient un coursier connaissant Paris. Je n’avais jamais entendu parler du bronze. Et puis le gars m’a fait faire des petits boulots. Il m’a dit « si tu veux rester, tu apprendras le métier ». Je suis resté six ans dans la même entreprise. J’ai commencé par faire du bronze funéraire, ce qu’on appelle du bronze d’église, des Christ, des plaques funéraires, des portes de chapelle, des tabernacles. J’ai fait toutes les maisons de bronze de Paris. J’ai une formation complète de bronzier. J’ai fait les Wallace, les fameuses fontaines qu’on voit dans Paris, ces fontaines-là on les a faites en bronze pour l’Iran. On en a fait une dizaine. Elles faisaient 800 kg en bronze poli or, c’était formidable, c’était d’un éclat monstre. Quand on avait fini « notre œuvre », on était pris en photo avec la fontaine qu’on avait faite, notre chef-d’œuvre, quoi ! Notre travail. C’est comme dans la menuiserie, au début il faut faire du rabotage, du rabotage, du rabotage et puis on voit les tables qui sont faites. Le garçon qui va venir va dire « c’est moi qui ai fait ça ». Ce n’est pas une question de dire : c’est mieux que les autres mais je suis capable de faire quelque chose. Je ne suis pas un resté dans les nuages, dans le brouillard pendant tant d’années.
Dans les grandes entreprises, c’est moins chaud. Il y a moins de contacts. Je suis moins à l’aise. Je préfère le petit artisan quitte à gagner moins. Mes enfants venaient à l’usine, voir ce que le père faisait. Dans une grande entreprise, les gars travaillent mais ils ne font rien. Ce n’est pas un travail où on peut dire : « c’est moi qui ai fait ça » et reculer de six pas pour admirer son travail ».
Monsieur M.
L’Etat ne doit pas être le seul garant du projet de solidarité
On constate dans l’ensemble des Régions, que les conseils régionaux ont laissé jusqu’à présent à l’Etat le soin de la formation des publics les plus défavorisés, à travers les catégories administratives que sont « les jeunes, les femmes et les immigrés ». Trop souvent, la décentralisation a laissé à l’Etat le rôle de garantir la solidarité.
La commission a relevé l’importance des crédits débloqués par l’Etat dans le pôle de conversion de Saint-Etienne ; même si ceux-ci sont inférieurs à ceux qui avaient été consacrés par les Charbonnages de France à la reconversion du bassin minier, ils constituent un atout évident pour les zones retenues. Parmi les nombreux dispositifs de formation mis en place, certains visent effectivement les travailleurs les plus défavorisés. Mais la faiblesse du niveau général d’instruction de ces travailleurs demeure un obstacle majeur à l’emploi dans un contexte où « l’embauche de précaution » devient la règle pour les entreprises (cf l’article de M.C. Bureau).
Ainsi, ce n’est pas à l’Etat seul que revient le rôle de garantir la place des plus défavorisés dans les pôles. Elus et fonctionnaires perçoivent souvent très concrètement comment une population locale se divise, se dualise dans un processus où c’est aux bien formés que vont le fonds de formation, aux bien protégés les garanties de protection pour l’avenir, tandis que les autres s’enfoncent dans un manque de formation aux conséquences de plus en plus lourdes, dans la dépendance des travaux précaires qui entraînent l’endettement pour les achats courants et le recours humiliant à l’assistance.
Le forum régional a permis de sensibiliser certains acteurs
La participation à des commissions de travail comme celles qui ont préparé le forum régional renforce la détermination des différents acteurs. Ainsi, des élus municipaux responsables d’un bureau d’aide sociale ont réfléchi sur la nécessité d’assurer aux plus défavorisés une sécurité financière en même temps que des possibilités de formation. Un chef d’entreprise, conscient que la nécessité de restructuration de son entreprise l’a conduit à licencier les travailleurs les moins qualifiés, s’est déclaré prêt à mette en place dans son entreprise des stages de formation pour ces populations-là, en collaboration avec les pouvoirs publics.
Les organisations syndicales ont repris conscience qu’elles touchaient difficilement les travailleurs les plus défavorisés du fait qu’ils sont en général exclus tant de l’entreprise que des comités de chômeurs. Concrètement, certaines ont proposé au Mouvement de collaborer avec lui en détachant certains de leurs militants pour travailler sur le terrain et permettre, par ce biais, que leur expérience syndicale puisse bénéficier à un public jusque-là resté en marge de ces organisations.
Ainsi, une volonté accrue de prendre en compte effectivement les travailleurs sous-prolétaires dans les pôles de conversion est indispensable pour faire mentir le constat de François de Closets : « Même quand il s’agit de rattraper ceux qui tombent, on choisit les plus forts ».