Ce n’est pas l’hiver qui tue, mais l’abandon des hommes

Jacqueline Chabaud

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Jacqueline Chabaud, « Ce n’est pas l’hiver qui tue, mais l’abandon des hommes », Revue Quart Monde [Online], 123 | 1987/2, Online since 05 November 1987, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4267

Ramdane Korchef vivait sur un terrain vague à Amiens. Le 13 janvier, le voici sorti de l’anonymat. Ayant aperçu une femme déposer un paquet sur le terrain, il est allé voir. Le trésor qu’il a trouvé, c’est un nouveau-né enveloppé de deux sacs poubelle. Portée à l’hôpital et sauvée, cette petite fille a été prénommée Violette par les infirmières.

Cette histoire m’a rappelé une des banderoles des récentes manifestations étudiantes : « ils peuvent couper toutes les fleurs, mais ils n’empêcheront pas la venue du printemps ». Quelles fleurs a-t-on coupées dans la vie de cet ancien harki pour qu’il en soit venu à vivre dans un terrain vague ? Quelles fleurs a-t-on coupées dans la vie de cette femme pour qu’elle en soit venue à laisser son bébé sur ce terrain ? Au-delà des faits dont la presse s’est emparée, le mystère demeure entier : cet homme et cette femme abandonnés ont croisé des cœurs qui ne savaient dire l’amour, l’amitié, la fraternité dont nous rêvons tous sans trop savoir les faire éclore. Pourquoi ?

Pourquoi Ramdane Korchef, au fin fond de sa misère, a-t-il gardé assez de printemps en lui – respect ou amour de la vie – pour sauver ce nouveau-né ? La mère, elle-même, n’avait-elle pas une miette d’espoir que son bébé survivrait ? À quinze minutes près, selon les médecins, l’enfant serait mort de froid. Cela eut été le signe que l’abandon conduit toujours à la mort.

Car ne n’est pas l’hiver, mais l’abandon des hommes qui tue les êtres humains trouvés morts de froid dans la rue : ceux qu’on appelle les vagabonds, les clochards. Au bout de leur errance, ils sont morts comme ils ont vécu : dans l’hiver de nos cœurs gelés. Si l’émotion et la honte qui nous poussent, revenue la neige, à organiser les secours d’urgence qui ne durent pas davantage que les flocons, si cette émotion et cette honte nous incitaient à comprendre que les secours d’urgence viennent toujours trop tard, ne retrouverions-nous par le chemin d’un printemps pour tous ? Ce printemps dont nous rêvons sans trop savoir comment le faire éclore…

Ne serait-ce pas que si l’urgente nécessité d’empêcher la mort nous apparaît évidente, faire vivre n’entre pas d’emblée dans nos priorités ? Non par ignorance de la misère, nous savons qu’elle est là. Mais plutôt par faute de foi en l’humanité, la nôtre et celle des autres. Un retraité, lui, a eu cette confiance en l’homme. Il a ouvert un compte à ce sans domicile et invité ses concitoyens à l’approvisionner pour aider cet homme à redémarrer dans la vie.

Les médias ont voulu faire de Ramdane Korchef un héros. Mais son passé l’a rejoint. Devenu soudain solvable, il est aujourd’hui poursuivi par la Sécurité sociale pour le remboursement des frais d’hospitalisation d’un homme qu’il avait agressé quelques années auparavant, ce qui lui avait à l’époque valu quatre ans de prison.

Voici que le pauvre roi d’un jour, ou d’un mois, est mis à nu. Faute de correspondre à l’image du bon pauvre qui aurait dû être la morale de ce conte, cet homme, redevenu insolvable pour avoir « dilapidé » les dons reçus, se retrouve encore plus rejeté.

Violette sauvée par Ramdane, loin d’être une belle histoire, est l’histoire manquée d’êtres abandonnés. La belle histoire, c’était Ramdane parmi les vivants et Violette élevée par sa mère.

Jacqueline Chabaud

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