Depuis les années 1960, malgré l’accroissement de la pauvreté au sud du Sahara, les migrations africaines ont toujours constitué une minorité statistique en France et en Europe. Et les départs enregistrés en Afrique noire sont bien inférieurs à ce que l’on peut voir dans d’autres régions du monde.
Cependant, l’immigration subsaharienne occupe une place majeure dans les médias : les images répétées de pirogues, de débarquements dans les îles Canaries ou à Lampedusa n’ont pas d’équivalent pour les flux de migration issus des autres régions du monde. Elle est aussi au centre des discours et dispositifs politiques. Faisant le bilan de son action en janvier 2009, Brice Hortefeux1 rappelait que, en l’espace de dix-neuf mois et au cours de vingt-deux visites en Afrique, il était parvenu à conclure huit accords de gestion concertée des flux migratoires incluant des accords de réadmission avec des pays d’émigration (Gabon, Congo, Bénin, Sénégal, Tunisie, Maurice, Cap Vert, Burkina Faso). Ces accords concernaient exclusivement l’Afrique subsaharienne. L’histoire de la politique migratoire européenne n’est pas moins édifiante. Elle prend clairement ses racines dans les événements de Ceuta et Melilla de 2005, à la suite desquels a eu lieu le sommet de Hampton Court qui a lancé le processus d’élaboration d’une « approche globale sur la question des migrations ». Les conférences ministérielles Afrique-Europe sur les migrations organisées, dans la foulée, à Rabat (2006), Tripoli (2006) Paris (2008), témoignent elles aussi d’une nette focalisation sur l’Afrique. Tout se passe comme si les migrations africaines, et singulièrement subsahariennes, représentaient le seul flux d’immigration en Europe et plus particulièrement en France. Qu’en est-il ?
Les Subsahariens : une minorité des immigrés en France
Il est vrai que l’immigration subsaharienne en France se caractérise par la force de sa progression : depuis 1962, l’effectif des immigrés d’origine subsaharienne a cru à un rythme moyen de 8,3 % par an. C’est bien plus que le rythme de progression de l’ensemble de la population immigrée sur la même période (1,3 % par an). Les Subsahariens sont de fait, de toutes les origines, le groupe dont le nombre a le plus augmenté dans la période 1962-2004. Passant de 20 000 à 570 000 individus, la population subsaharienne a été multipliée par vingt-sept en un peu plus de quarante ans. Cette progression spectaculaire s’explique en réalité par le très faible volume des Subsahariens en 1962. A l’époque, les Africains du sous-continent noir étaient les précurseurs d’une vague migratoire toute nouvelle. Les migrants originaires du sud de l’Europe puis du Maghreb les avaient devancés sur le territoire français. Ces derniers constituaient donc des effectifs relativement importants dans les années 1960 qui, du coup, ont cru à un rythme moins important dans les décennies suivantes. Au contraire, en partant de rien ou presque rien, la population subsaharienne ne pouvait que progresser fortement.
En dépit de sa croissance, le groupe des Subsahariens a toujours été et demeure minoritaire dans l’ensemble de la population immigrée résidant en France. En 1962, avec 20 000
individus, ils étaient cent fois moins nombreux que les immigrés d’Europe et vingt fois moins nombreux que les immigrés maghrébins. Ils représentaient alors moins de 1 % de la population immigrée (0,7 %). Aujourd’hui, ils restent trois fois moins nombreux que les Maghrébins ou les Européens. En 2004, avec environ 570 000 individus, ils représentent seulement un peu plus d’un dixième (11,6 %) de l’ensemble des immigrés. Après quarante ans d’immigration, la part des Africains issus du sud du Sahara demeure donc bien limitée en France, en dépit de la progression des flux d’entrée, y compris ces dernières années.
En France, les données des administrations chargées de l’accueil des migrants et de la délivrance des titres de séjour sont les seules sources dont on dispose pour mesurer les flux d’entrée sur le territoire national. Leur examen montre que le volume annuel de l’immigration a régulièrement cru pendant la décennie 1994-2004, le nombre total d’entrées passant de 120 000 à 210 000. Tous les groupes d’origine, à l’exception des Européens, ont contribué à cette croissance des volumes de l’immigration. Les migrants d’Afrique subsaharienne sont cependant ceux, avec les originaires du Maghreb, dont la croissance relative a été la plus forte pendant la période : avec un taux de croissance moyen de 11,5 % par an (contre 5,8 % pour l’ensemble des entrées), le nombre des entrées des Subsahariens a presque triplé en dix ans. Mais, de nouveau, le même raisonnement prévaut : la progression du nombre d’entrées entre 1994 et 2004 est d’autant plus marquée que le volume initial des immigrants subsahariens était très faible : en 1994, un migrant sur dix seulement était originaire d’Afrique noire. Ils étaient à peine plus nombreux que les migrants provenant d’Amérique ou d’Océanie. Du coup, en dépit de sa forte croissance dans les dix dernières années, l’immigration subsaharienne demeure un flux d’entrée très minoritaire en France. Sur l’ensemble de la période 1994-2004, les Africains (hors Maghreb) représentent seulement 15 % des flux d’entrées dans le pays. A comparer, ils sont à peine plus nombreux que les Asiatiques et presque deux fois moins nombreux que les Maghrébins ou les Européens. En somme, que l’on considère les effectifs de migrants installés en France ou les flux récents d’entrée sur le territoire, force est de constater que les Africains venus du sud du Sahara demeurent une minorité des immigrés.
Migration africaine, migration clandestine ?
On pourrait objecter à ce tableau statistique2 le fait qu’il n’intègre pas les migrations clandestines, alors même que les Africains sont réputés alimenter ces flux. Il est vrai que les migrations irrégulières peuvent échapper à la statistique publique… mais pas complètement. D’une part, les informations sur les effectifs, qui proviennent des recensements, incluent au moins une partie des personnes qui sont ou ont été en situation irrégulière. D’autre part, les données de flux, qui correspondent à la comptabilité des premiers titres de séjours octroyés aux migrants, incluent les individus qui ont obtenu ce titre par régularisation, et qui étaient donc en situation irrégulière auparavant. Le pic d’entrées de 1997-1998 correspond ainsi à l’opération de régularisation entreprise par le gouvernement Jospin. Cette hausse subite n’indique pas un surplus d’entrées en France à cette époque mais plutôt un pic de délivrance de titres à des personnes entrées sur le territoire national depuis plusieurs années, six en moyenne3. Ainsi, 41 % des 185 000 titres octroyés en 1997 et 1998 correspondraient à des régularisations. Pour les années suivantes, les flux intègrent également les régularisations dites « au fil de l’eau » (par opposition aux régularisations liées à des opérations ponctuelles), instaurées par la loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile (loi RESEDA de 1998). Au total, elles auraient concerné 13 % des 950 000 titres délivrés entre 1999 et 2006. On ne dispose malheureusement d’aucune information permettant d’estimer le nombre de bénéficiaires de la régularisation de 2006 entreprise par le ministre de l’Intérieur d’alors, Nicolas Sarkozy.
Contrairement aux idées reçues, les immigrés originaires d’Afrique subsaharienne ne constituent pas la majorité des irréguliers. Ils représentent 40 % des personnes ayant obtenu un titre de séjour lors de l’opération de régularisation de 1997-1998 et 31 % de ceux qui l’ont obtenu au cours de la période 1999-2006. Et, quelle que soit la période considérée, l’Afrique subsaharienne ne figure pas dans le trio de tête des pays d’origine bénéficiaires des régularisations en France : on y trouve l’Algérie, le Maroc et la Chine. Même dans les pays aujourd’hui présentés comme des havres pour clandestins, ils représentent une petite proportion des régularisations : 14 % puis 5 % en Italie en 1998 et 2002, 14 % puis 7 % en Espagne en 2000 et 20014.
Il ne faut pas croire non plus que les irréguliers entrent tous clandestinement en Europe : un migrant aujourd’hui « sans papiers » a pu pénétrer sur le territoire par des voies tout à fait légales. D’après une enquête sur échantillon réalisée au moment de la vague de régularisations de 1981-1982, seulement 5 % des étrangers en situation irrégulière étaient entrés clandestinement sur le territoire5. Plus récemment, les résultats des enquêtes Push-Pull (1997-1998) sur les Sénégalais en Espagne et les Ghanéens en Italie montrent ainsi que les parcours migratoires conduisent très rarement à une entrée clandestine dans les pays de destination6. Les données disponibles sur les titres de séjour montrent aussi que les migrants régularisés ont souvent connu des périodes de séjour légal avant même leur régularisation. Ainsi, 41 % des étrangers ayant demandé à être régularisés en 1997-1998 avaient déjà possédé des documents leur permettant de résider en France (récépissé, autorisation provisoire). C’était, par exemple, le cas de 61 % des Congolais-Zaïrois, 41 % des Maliens, 29 % des Sénégalais (Thierry, 2000). En fait, dans la majorité des cas, les migrants entrent légalement mais perdent leur droit de séjour à l’expiration de leur visa ou de leur premier titre de séjour.
En définitive, si l’on tient compte des personnes qui n’ont pas de titre légal de séjour, les Africains sont-ils beaucoup plus nombreux que le laissent penser les statistiques officielles ? En France, selon une hypothèse haute, les Subsahariens représentaient, au grand maximum, 11 % de la population immigrée en 1999, contre environ 9 % d’après le recensement. Ailleurs en Europe, la prise en compte des irréguliers ne change pas le tableau non plus : les Africains, avec ou sans papiers, représentaient 9 % des immigrés en Italie en 2005 et 4 % des immigrés en Espagne en 20067.
Le plus souvent, les Africains restent en Afrique
Si les Subsahariens sont minoritaires dans l’immigration européenne, c’est parce qu’ils migrent peu en dehors de leur continent. D’après une compilation des recensements, moins d’une personne sur cent, née au sud du Sahara et âgée d’au moins vingt-cinq ans, résidait dans un pays de l’OCDE en l’an 2000 (0,9 %). C’est bien moins que pour les personnes nées en Afrique du Nord (2,9 %) ou en Amérique centrale (11,9 %). Seul le taux d’émigration des Asiatiques est légèrement inférieur (0,8 %)8. et, si on les compare aux flux intérieurs au continent, les migrations vers l’Europe s’avèrent assez faibles. En 1990, le Réseau d’enquêtes sur les migrations et l’urbanisation en Afrique de l’Ouest (REMUAO) a enregistré 22 000 migrations de l’Afrique de l’ouest vers l’Europe des douze, contre 258 000 migrations entre les pays de cette région africaine. Encore faut-il préciser que les flux vers l’Europe ont été compensés plus largement qu’on ne le pense habituellement : un départ sur trois vers l’Europe a été compensé par un retour vers l’Afrique de l’ouest9. La faiblesse de la présence africaine en Europe et en France en particulier ne s’explique pas seulement par le fait que les populations du sud du Sahara quittent peu leur continent. Elle tient aussi à la diversification de leurs destinations. De plus en plus, les migrants africains délaissent les anciennes métropoles coloniales. Les Sénégalais ne vont plus exclusivement ni principalement en France comme autrefois, pas plus que les Ghanéens en Grande-Bretagne (Schoorl et al., 2000). Ainsi par pays, les États-Unis sont la première destination (24 % des Subsahariens de l’OCDE), devant la Grande Bretagne (21 %) et la France (15 %) (OCDE, 2005). Cette dernière est d’ailleurs en recul dans le classement des pays européens de destination : première en 1993 devant l’Allemagne et la Grande-Bretagne, elle n’est aujourd’hui que deuxième (Robin, 1996).
Les sources du malentendu
En fin de compte, l’idée d’une invasion africaine en Europe n’est pas statistiquement fondée. En réalité les migrations subsahariennes sont l’objet d’un paradoxe : elles sont à la fois au cœur de l’attention des politiques migratoires et en même temps clairement minoritaires d’un point de vue numérique. Quelles sont les sources du malentendu ? On peut tenter plusieurs explications. Ce peut d’abord être le fait d’une méprise assez commune sur les causes de l’émigration. L’Afrique subsaharienne étant en tête du palmarès international de la pauvreté, il semble évident qu’elle soit une terre d’exode. En réalité, les études montrent que, à l’échelle des pays comme à l’échelle des ménages, les plus pauvres sont aussi ceux à partir desquels il y a peu d’émigration. Et cela se vérifie bien dans le cas africain10. Ce peut être aussi le produit du matraquage médiatique dont les migrations africaines sont l’objet, grâce à leur caractère spectaculaire. De la « prise d’assaut » de Ceuta et Melilla aux pirogues bariolées débordant de migrants, les images des migrants africains, même s’ils sont peu nombreux, forcent l’attention de l’opinion publique européenne en général et des décideurs politiques en particulier. Enfin, l’intérêt disproportionné que le débat public porte à la migration africaine tient peut-être aussi à la tradition de stigmatisation d’une population d’autant plus visible dans les sociétés européennes qu’elle vit souvent de manière relativement concentrée dans quelques quartiers. Les stéréotypes racistes, hérités de l’époque coloniale, ne sont sans doute pas étrangers à l’obsession, statistiquement injustifiée, dont font l’objet les migrants originaires d’Afrique noire.