Ici, tout est humiliation

Humberto Lovaton

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Humberto Lovaton, « Ici, tout est humiliation », Revue Quart Monde [En ligne], 212 | 2009/4, mis en ligne le 05 mai 2010, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4408

Comme l’Atlantide engloutie sous la mer, combien d’hommes et de femmes à la recherche d’un avenir meilleur perdent leur vie littéralement ou non sans que le monde s’émeuve vraiment de leurs richesses humaines enfouies dans un no man’s land planétaire ?

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Migrations

Dans notre parcours au sud de l’Espagne, nous avons pu préciser quelques faits récurrents qui arrivent spécialement aux personnes venant vers l’Europe à la recherche d’une vie ou d’un avenir meilleur.

Même si ce ne sont pas les plus pauvres qui migrent, ces familles qui migrent ou qui essayent de le faire représentent un capital humain perdu et/ou non utilisé dans leurs pays d’origine.

Hussein, 37 ans, Marocain, sans papiers en Espagne, dit à ce sujet: « Moi j’étais coiffeur, j’aime couper les cheveux. Je gagnais bien ma vie dans notre petite ville. J’avais mon propre salon où je coupais les cheveux à un euro par tête, je ne gagnais pas beaucoup mais c’était tranquille parce que moi j’étais mon propre chef... J’avais des amis et j’étais respecté par tous... Maintenant tout est humiliation... »

En outre, ces familles perdent leur honneur, leurs relations sociales, leur fierté et donc une partie de leur dignité.

Soumana, un jeune Sénégalais dit: « Dans mon peuple j’étais le chef de la communauté, je prenais des décisions, ici je suis seulement un immigrant qui cherche du travail... Dans mon peuple j’étais quelqu'un pour ma famille, pour mes fils. Donc ici j’ai besoin de trouver du travail parce qu'ainsi mes enfants pourront dire que leur père travaille à l’étranger. »

Hassan, Marocain de 36 ans, confie: « Je suis en Espagne depuis six ans et je ne peux pas faire venir ma femme et mes enfants ; le plus petit, il a huit ans et il ne se souvient pas de moi. Quand je téléphone chez moi, il ne veut pas me parler… c’est ma grande souffrance. »

Mais le pire réside dans le fait que ces capacités humaines irremplaçables, ces vies, se noient littéralement dans la mer. Nous avons connu plusieurs jeunes - charpentiers, vendeurs et agriculteurs-, qui avaient perdu des amis dans leur tentative de traverser la Méditerranée ou l’Atlantique vers les îles Canaries.

Insa, Sénégalais de 32 ans, remarque: « Quand je suis arrivé en Espagne dans une pirogue, j’ai essayé de trouver mon cousin qui était monté dans une autre pirogue, mais je ne l’ai jamais trouvé. Je ne sais pas si sa famille sait qu’il n’est pas ici. Je ne veux pas l’appeler parce que je préfère penser que mon cousin est dans un autre lieu en Europe et qu’un jour, il va communiquer avec sa famille... Il était pêcheur comme moi. »

Finalement, même les talents et les capacités de ceux qui ont pu arriver et s’établir dans un pays européen, se perdent.

Par exemple, Baddredine Harbal, 35 ans, sans papiers, travailleur dans les serres en Espagne, dit: « Je suis de Ouarzazate. J’habitais en  ville... J’ai fait des études, pas beaucoup mais au moins jusqu’à la troisième. Mon père est commerçant et quand j’étais jeune, je travaillais avec lui. Après, j’ai appris la soudure... Je suis venu ici en pensant que mon métier m’aiderait à trouver un bon emploi mais les choses ont changé. Je travaille dans les serres et je gagne juste pour manger et envoyer un petit peu d’argent à ma famille au Maroc. »

Une question de dignité

Adela Cortina écrit : « Quand nous rentrons en conflit entre des nécessités biologiques et des désirs psychologiques, la justice exige de s’occuper prioritairement des premières quels que soient ceux qui la vivent... » 1. S’occuper des situations de précarité est une question de dignité. Nous avons connu plusieurs jeunes et des hommes plus âgés en état de malnutrition ; ils commencent alors à perdre leurs dents, leurs cheveux, ils perdent aussi l’habitude de rester propre, la possibilité de pratiquer leur religion, la relation avec leur famille et ils commencent à ne pas être reconnus en tant que citoyens du monde.

Badar disait à ce propos : « Je vais continuer ici dans le cortijo2... Je commence à perdre mes dents. Je vais devenir plus vieux mais je vais continuer à chercher du travail. Heureusement mon père ne me presse pas pour envoyer de l’argent. Je pense toujours qu’un jour je vais retourner au Maroc, peut-être d’ici dix ans, je ne suis pas trop sûr. Je veux présenter mes papiers pour avoir une régularisation mais je ne sais pas s’ils vont accepter. Je veux me marier avec une fille au Maroc, ou peut-être ici, mais avec ma condition c’est difficile. Je ne peux pas l’amener vivre dans les cortijos... »

Un projet familial

Nous n’avons connu aucun homme ou aucune femme marocain, équatorien, sénégalais ou d’une autre nationalité qui n’ait pas pour objectif principal d’aider sa famille restée au pays ou de la faire venir en Europe. Ceci conditionne les immigrants à effectuer de grands sacrifices et à se comporter docilement devant l’exploitation et l’humiliation constantes.

Badar nous raconte la vie autour des serres :

« La vie est difficile ici. Nous venons travailler dans les serres, seulement pour travailler, nous ne voulons pas faire autre chose, nous voulons travailler pour envoyer de l'argent à nos familles. Mais nous habitons dans des locaux où il y avait avant des machines pour extraire l'eau du sous-sol, nous avons adapté les locaux avec des plastiques et des morceaux de bois trouvés dans les serres pour ne pas avoir froid la nuit. Bien que le jour la chaleur soit insupportable.

Parfois nous accueillons d'autres immigrants qui n’ont pas où se loger, mais nous ne pouvons pas recevoir tout le monde parce que la police pourrait venir et nous virer.

Il n’y a ni électricité ni eau. Donc, on ne paye pas pour l’électricité et l’eau, mais nous devons aller chercher l’eau dans un cortijo près d’ici, là-bas ils ont de l’eau connectée au tuyau des serres. Et on a des piles pour la radio et la nuit, on utilise des bougies.

Le cortijo n’a pas de numéro, il n’appartient à personne, ça c’est bien parce qu’on ne paye pas de loyer mais c’est comme si on n’existait pas. Quand on parle avec nos parents, on dit juste qu’on habite près de Matagorda.

Maintenant il commence à faire très chaud et ça va être encore pire. Ca c’est dur parce que on doit rester à la maison toute la journée, on n’a pas de TV.

Pendant l’époque de récolte, le problème c’est le vent. Le sable rentre à la maison par les trous du toit et par la porte, qui doit rester ouverte si on veut de la lumière.

Des fois, il pleut, l’eau rentre dans le cortijo parce que les plastiques qu’on a mis ne sont pas assez forts pour nous protéger de l’eau. Donc on doit changer le toit chaque fois avec des plastiques trouvés dans les serres.

On fait la cuisine chacun son tour. On mange les choses qu’on ramasse dans les serres, des tomates, des concombres, des poivrons, des courgettes, des haricots, des pastèques, des melons... Tout ce qu’on peut trouver dans une serre selon l’époque. Des fois les jefes3 nous donnent des légumes quand on travaille dans leurs serres ; si un jour on travaille en ramassant des tomates alors, ce jour-là, on va revenir avec des tomates.

On a fait une toilette en faisant un trou dans le sol, on fait attention parce que des fois il y a des rats qui viennent. On n’a pas de douches et chaque fois qu’on veut prendre une douche, on ramasse l’eau des réservoirs dans des bidons. Des fois on se fait arrêter par les agriculteurs et ils menacent de nous dénoncer si on continue à ramasser de l’eau. C’est pour ça que souvent, on ramasse l’eau pendant la nuit.

Je ne peux pas payer une chambre en ville parce qu’on ne trouve pas de travail tous les jours, on nous paye 30 euros la journée, parfois 35 euros, mais ça c’est une fois par semaine. »

Bien que quelques hommes surmontent l’exploitation et l’humiliation en obtenant les papiers pour eux et pour leur famille, ou en retournant dans leur pays, la majorité d’entre eux voient s’écrouler leur projet familial en s’isolant dans une atmosphère précaire et/ou en cassant les liens entre eux et leur famille.

On a déjà dit que l’immigration contrôlée aide économiquement le pays récepteur et aussi les migrants. Mais nous avons aussi connu des migrants qui, après avoir établi leur résidence dans la péninsule, ont commencé à appartenir à des groupes de défense des migrants, originaires de leur pays natal ou non.

La culture rassemble

Les migrants ne voyagent pas avec des sacs ou des valises, mais avec leur culture et leur art, imprégnés dans leur histoire, leurs mains et leur cœur. Nous avons été témoins, en quelques occasions, que l’art et la culture rassemblaient des gens de pays différents plus que le travail en lui-même.

Zinab dit : « Moi je suis issue de l'immigration, mes deux parents sont algériens. Quand on est arrivé en France, on a toujours habité en HLM. Maintenant, je suis devenue animatrice et je suis en lien avec toutes ces familles qui viennent de la cité de transit où on habitait avant et qui maintenant sont dispersées dans toutes les cités de Toulon. Donc on va contacter ces familles, pour commencer un travail de mémoire avec des photos, des articles de presse, on va se dire d’où on vient et ce qu’on est devenu. C’est un combat que je veux toujours faire, pouvoir arriver à leur laisser la parole et à être là. Et je me dis que pour ça, il faut les rejoindre. »

1 Adela Cortina, Ciudadanos del Mundo, Éd.Alianza, Madrid, 1997, p.255.
2  Auparavant, une maison située au milieu des serres, où habitaient des agriculteurs ; actuellement,  toute sorte de bâtiment où habitent les
3 Chefs de serre (peuvent être eux-mêmes agriculteurs ou des personnes embauchées pour embaucher des travailleurs à la journée).
1 Adela Cortina, Ciudadanos del Mundo, Éd.Alianza, Madrid, 1997, p.255.
2  Auparavant, une maison située au milieu des serres, où habitaient des agriculteurs ; actuellement,  toute sorte de bâtiment où habitent les immigrants au milieu des serres.
3 Chefs de serre (peuvent être eux-mêmes agriculteurs ou des personnes embauchées pour embaucher des travailleurs à la journée).

Humberto Lovaton

Économiste péruvien, Humberto Lovaton a été volontaire permanent d’ATD Quart Monde pendant six ans, au Pérou, au Guatemala, au Honduras, en France et en Espagne, travaillant avec des populations qui se battent pour leur dignité et les gens qui se mettent à leurs côtés. Il a rejoint ensuite son pays, le Pérou.

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