Une pierre blanche sur un long chemin

Emmanuel Decaux

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Emmanuel Decaux, « Une pierre blanche sur un long chemin », Revue Quart Monde [En ligne], 200 | 2006/4, mis en ligne le 05 mai 2007, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/446

L’auteur présente « un document de portée historique » : « Les droits des pauvres » récemment adopté par la sous-commission des droits de l’homme de l’ONU.

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Droits humains, Nations Unies

La sous-commission des droits de l’homme des Nations unies a tenu sa 58ème et dernière session à Genève en août 2006, au terme de près de soixante années au service du « progrès des droits de l’homme », comme organe consultatif auprès de la Commission des droits de l’homme désormais remplacée par un nouveau Conseil des droits de l’homme. Mais l’heure n’était pas seulement au bilan. Cette dernière session était également tournée vers l’avenir. Elle restera en effet comme celle où a été adopté au consensus, par l’exemple des experts indépendants qui la composent, un document de portée historique sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté.

L’idée vient de loin. C’est en 1987 que le père Joseph Wresinski s’était adressé à la Commission des droits de l’homme pour évoquer la première fois cette question devant les Nations unies. En 1989, la France avait présenté et réussi à faire adopter par la Commission des droits de l’homme la résolution 1989/10 qui marquait le point de départ des travaux sur « l’extrême pauvreté et les droits de l’homme ». L’année suivante la sous-commission par une décision 1990/119 demandait un document de travail à un de ses membres, mais la question s’enlisait – certains experts craignant qu’une étude n’interfère avec le travail en cours de Danilo Turk sur l’effectivité des droits économiques, sociaux et culturels – et ce n’est qu’avec la résolution 1992/27 qu’une étude fut confiée à l’expert argentin Léandro Despouy.

L’année suivante, en 1993, à Vienne, « la Conférence mondiale sur les droits de l’homme affirme que l’extrême pauvreté et l’exclusion sociale constituent une violation de la dignité humaine et qu’il s’impose de prendre sans attendre des mesures de manière à mieux connaître le phénomène de l’extrême pauvreté et ses causes, notamment celles liées aux problèmes du développement, afin de promouvoir les droits de l’homme des plus démunis, de mettre fin à l’exclusion sociale et de mieux assurer la jouissance des fruits du progrès social. Il est indispensable que les Etats favorisent la participation des plus démunis à la prise des décisions au sein de la communauté dans laquelle ils vivent, à la promotion, des droits de l’homme et à la lutte contre l’extrême pauvreté » (§.25).

Il revenait à Léandro Despouy de surmonter les dernières ambiguïtés sur la nature de l’extrême pauvreté comme négation de l’ensemble des droits de l’homme. Le travail remarquable de celui-ci aboutit – au terme des trois années requises pour l’étude – à un rapport qui reste la référence de base sur le sujet.(E/CN.4/Sub.2/1996/13).

A la suite du rapport Despouy, de nombreuses initiatives sont prises, à commencer par la proclamation par l’assemblée générale de la première décennie des Nations unies pour l’éradication de la pauvreté (1997-2006). La Commission désigne à son tour un expert indépendant sur l’extrême pauvreté – d’abord une parlementaire belge Anne-Marie Lizzin, puis à partir de 2005, un économiste indien, Arjun Sengupta. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels se saisit également de la question et adopte une déclaration à ce sujet en 2001. D’autres initiatives sont prises dans le cadre de l’UNESCO, sous l’impulsion de Pierre Sané. Mais malgré tous ces efforts, le dossier n’avance guère.

En 2001, la Commission se tourne de nouveau vers la sous-commission pour lui demander d’examiner la nécessité de développer des principes directeurs concernant les droits de l’homme et l’extrême pauvreté. Ce sera le mérite du groupe de travail de la sous-commission de prendre le relais du rapport Despouy et d’aboutir au texte adopté en 2006. Le groupe de travail composé de cinq experts a bénéficié de l’impulsion enthousiaste, du dynamisme et de la générosité de son président-rapporteur, l’expert chilien José Bengoa, et de l’engagement de tous ses membres, El Hadj Guissé (Sénégal), Asbjörn Eide (Norvège) puis Emmanuel Decaux (France), Julia Motoc (Roumanie) et Yozo Yokota (Japon). Mais il a fallu de longues séances de travail pour rapprocher peu à peu les points de vue et dépasser les malentendus. Le concours des ONG et notamment d’ATD Quart Monde a également été décisif, tout comme le soutien de certains gouvernements, à commencer par celui de la France. La résolution 2006/9 qui marque le fruit des travaux menés à bien par le groupe comporte en annexe un projet de principes directeurs sur « l’extrême pauvreté et les droits de l’homme : les droits des pauvres »

Les droits effectifs et fondamentaux

Il s’agit d’un travail de fond qui vient de loin, et s’inscrit dans le droit fil des principes dégagés par le rapport Despouy, en mettant l’accent sur les droits de l’homme. Plusieurs idées force doivent être soulignées.

D’abord l’effectivité. Les droits de l’homme ne sont pas seulement des droits théoriques, des droits virtuels, ou – comme on disait au moment de la guerre froide – des « droits formels ». Ils doivent être des droits effectifs, concrets, inscrits dans la vie de tous les jours. Il ne s’agit pas d’inventer de nouveaux droits pour les pauvres, mais de rendre véritablement effectifs pour tous les droits proclamés dans les grands textes de référence. Ce qui est en cause, c’est l’accès aux droits, le droit aux droits, sans discrimination d’aucune sorte.

Ensuite l’indivisibilité. L’extrême pauvreté est le déni de tous les droits de l’homme, à travers un cercle vicieux qu’avait si bien analysé Léandro Despouy. Il est important d’avoir une approche globale, en ne se contentant pas de viser la satisfaction de besoins immédiats ou de « droits de base », si nécessaires et urgents soient-ils, pour réclamer tous les droits de l’homme, les droits civils et politiques, comme les droits économiques, sociaux et culturels. Il ne s’agit pas de « sous-droits », ou de droits au rabais, mais bien de droits essentiels, inhérents à la dignité humaine. Face aux besoins minima, nous devons invoquer des droits fondamentaux.

Ce faisant, il faut tenir les deux bouts de la chaîne, en soulignant l’importance du droit au développement, avec sa dimension collective, notamment pour les Etats du Tiers monde, mais aussi la dimension individuelle des droits de l’homme, à l’échelle humaine. Un développement intégral au service de l’homme, passe par la reconnaissance de la personne comme sujet de droit. Il va de pair avec une véritable solidarité internationale, tournant le dos à un système inhumain qui broie les individus comme les peuples.

C’est précisément le sens de la participation des exclus et des démunis. Loin de tout paternalisme ou de toute démagogie, il convient d’écouter les plus pauvres et de répondre à leur attente. Cette revendication d’une dignité bafouée me semble un levier très fort pour surmonter l’indifférence, la discrimination, la stigmatisation, le mépris ou la peur qui est le lot quotidien des pauvres. Parler en termes de droits, ce n’est pas de l’utopie, c’est reconnaître l’égale dignité de tous les êtres humains, à travers le monde.

Des droits à s’approprier

Lorsque nous parlons d’une « pleine citoyenneté », il ne s’agit pas de donner aux pauvres des avantages indus, ou d’accorder des privilèges, des « discriminations positives », au détriment des citoyens ordinaires ! Il s’agit seulement d’affirmer que les pauvres doivent se voir reconnaître leur « personnalité juridique en tous lieux », comme le dit la Déclaration universelle, et le droit de participer pleinement à la vie de la communauté. Trop souvent les pauvres sont des citoyens de seconde zone dans leur propre pays, privés en pratique des droits les plus essentiels. Loin de revendiquer « plus de droits », ce qui est en cause c’est encore l’égalité effective, l’égale dignité des êtres humains.

C’est le sens du titre provocateur donné, après de longues discussions internes, aux principes directeurs « les droits des pauvres ». Il ne s’agit pas en effet de droits à part, qui enfermerait les plus démunis dans une catégorie définitive, un ghetto permanent. Il s’agit au contraire de leur reconnaître des droits à part entière, mais de veiller à une participation effective, une véritable appropriation des droits de l’homme, qu’il s’agisse des droits civils et politiques ou des droits économiques, sociaux et culturels.

On le voit la route sera longue pour que les droits de l’homme des pauvres ne restent pas de « pauvres droits de l’homme », selon la formule si forte de Pierre-Henri Imbert. Vingt ans après le discours du père Joseph à Genève, dix ans après le rapport Despouy, la sous-commission tout entière a su faire franchir une étape décisive à cette noble cause. Il appartient aujourd’hui au Conseil des droits de l’homme de faire sien le texte préparé par la sous-commission, sans attendre dix ans de plus. Et à chacun de nous, de ne pas nous arrêter en chemin.

Emmanuel Decaux

Emmanuel Decaux est membre de la sous-commission des droits de l’homme (ONU, Genève).

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