* Monsieur Robert Pierron, Directeur de l’AREPA, Association Régionale de L’Education Permanente en Aquitaine :
Avant de présenter de façon rapide le programme de cette journée, qu’il me soit permis de souligner l’importance de la notion de partenariat dans l’ensemble de nos travaux. En effet, il me semble que l’on ne peut pas séparer la réflexion qui nous occupe d’une participation tout à fait active des intéressés eux-mêmes. C’est pourquoi il nous est apparu tout à fait intéressant de commencer la journée, et avant même que je vous présente la grille de cette journée, par des témoignages d’acteurs. Je soulignerai ce mot « acteurs »…
L’exclusion n’est pas un état, mais le résultat d’un certain nombre de processus. Et lorsque l’on parle de processus, il faut immédiatement imaginer une réversibilité de ces processus. Il ne faut pas dire : d’un côté il y a les exclus, et de l’autre ceux qui ne le sont pas. Il faut dire : nous vivons une société très complexe, très dure, une époque tragique à certains égards. Mais par delà tous ces problèmes, c’est un message d’espoir que nous voulons donner.
Pour commencer cette journée sous l’angle d’un message d’espoir, les témoignages sont importants : ils sont le point de départ de toutes nos réflexions. Avant ces témoignages donc, je voudrais vous proposer le texte d’un écrivain anglais, Richard Hogarth, qui a eu une enfance difficile, marginale et marquée par l’exclusion. Il dit bien cette nécessité du passage de la troisième personne à la seconde personne, le passage du « il » au « tu » :
« Les enfants qui sont dans notre position apprennent vite à interpréter les tons de voix des adultes : pas seulement les tons hostiles, mais ce qui est bien plus important, les tons indifférents des gens qui parlent de vous comme de quelqu’un d’extérieur et d’étranger. Les voix de ces gens-là parlent de vous comme d’un problème, un problème qu’il faut résoudre sans doute, mais qui n’en est pas moins une affaire extérieure, une intrusion. Ils s’adressent à leurs propres enfants avec la douceur de l’amour par-dessus la table du dîner et changent de ton lorsqu’ils se tournent vers vous ; encore heureux si leur voix reste soigneusement polie. Les pires sont ceux qui parlent de vous à la troisième personne, en s’adressant à d’autres en votre présence : « Ne croyez-vous pas qu’il serait mieux dans une institution ? » Par contraste, je me souviens d’une nuit, peu de temps après que je sois parti vivre chez grand-mère : j’entendis celle-ci parler de moi, au rez-de-chaussée, à un voisin. Elle ne savait pas que je l’entendais. C’était peut-être au sujet de ma santé ou de quelque chose que je lui avais raconté à propos de l’école. J’entendis la voix de l’affection inconditionnelle et je sentis que j’étais de nouveau arrivé au port. »
Je crois que ce texte exprime assez bien ce qu’est le but des différentes politiques contre l’exclusion… Et maintenant, écoutons les témoignages.
* Monsieur Patrice Nouvel, Volontaire permanent, délégation ATD Quart Monde :
En mai 1985, une délégation de mille jeunes du Mouvement Jeunesse Quart Monde, venant des quatre continents, s’est rendue au Bureau International du Travail à Genève. Ils ont affirmé : "Toutes les mains sont utiles pour transformer la terre." Ils ont demandé que soient créées, partout en Europe, des « Maisons des Métiers d’Avenir », pour ouvrir les portes de la qualification à tous, avec une priorité pour les jeunes les plus exclus. En 1986, une équipe de volontaires permanents d’ATD Quart Monde a reçu la mission de créer une Maison des Métiers à Bordeaux. Celle-ci cherche depuis à mettre en œuvre les moyens pour que les jeunes les plus démunis puissent accéder à une qualification et à un emploi. La Maison des Métiers est aussi un carrefour de la jeunesse, où des jeunes de tous milieux apprennent et bâtissent ensemble des projets pour lutter contre l’exclusion et témoigner de leurs expériences.
* Madame Francette Pécheux, Délégation ATD Quart Monde :
Je parle au nom des familles qui espèrent beaucoup pour l’avenir de leurs jeunes. Avec d’autres, je participe à l’Université populaire Quart Monde, lieu où nous prenons la parole pour exprimer ce que l’on vit. Nous cherchons ensemble des moyens pour refuser l’exclusion. Je suis mère de quatorze enfants. J’ai encore trois enfants à charge. Mon espoir, ce sont mes enfants. Lorsque je partirai, je veux partir tranquille en sachant qu’ils auront un travail. Sinon où iront-ils ?
Le plus important, pour que nos enfants réussissent leur vie, c’est le travail. Sortir avec un bagage de l’école ou, après un apprentissage, avoir un CAP… Le travail, c’est l’avenir. Sans travail, les jeunes ne peuvent pas s’engager dans la vie. Ils sont obligés de rester chez leurs parents. Quand il y a beaucoup de soucis dans une maison, c’est difficile de rester en famille. Je pense à Loïc. Sa famille vivait dans la misère, la maman s’était réfugiée avec lui dans un foyer. Mon fils a hébergé Loïc et sa mère, mais c’était difficile. Loïc a vraiment connu la galère. Maintenant il fait un stage de menuiserie, il va s’en sortir parce qu’il a la volonté et le soutien d’autres personnes.
Pour soutenir ses enfants, il faut pouvoir parler avec eux. Communiquer dès l’enfance, c’est très important… Le plus dur, c’est d’être séparé de ses enfants : il vaut mieux avoir un morceau de pain à manger ensemble qu’un bifteck tout seul. Avec mes aînés, nous avons été séparés dix ans. Ils sont revenus après, mais il a fallu recréer des liens. Cela demande beaucoup de dialogue pour reconstruire la famille. Les jeunes, il faut toujours les aider moralement, il faut les pousser tout le temps. J’allais à la Mission Locale avec eux au début. Un de mes enfants, Saïd, a bénéficié du Crédit Formation Individualisé. A dix-neuf ans, il a repris la lecture, l’écriture et a fait un stage d’horticulture. Il a attendu presque un an son stage. Il avait peur qu’on ne le prenne pas ; j’ai dû beaucoup le soutenir. A force d’attendre, il a eu ce stage. Il a fallu l’encourager à y aller car il n’y croyait plus. Mon fils Saïd a son CAP l’horticulture mais cela ne débouche pas automatiquement sur un emploi. Il accepte comme ses frères du travail intérimaire. Parfois on l’envoie de l’autre côté de Bordeaux pour deux heures, ou bien il est prévenu une heure avant et il faut trouver une voiture. Aujourd’hui, pourtant, il est sans travail et je l’encourage pour qu’il continue ses recherches.
Nous, les parents, nous gardons confiance en nos jeunes, nous soutenons leurs efforts, mais nous ne devons pas être les seuls !
* Monsieur Daniel Sayous, Délégation ATD Quart Monde :
J’ai vingt-six ans. Je voudrais parler au nom des jeunes qui sont comme moi en recherche d’une formation ou d’en emploi. Lorsque j’ai quitté l’école, je n’avais pas de qualification ni de diplôme. J’ai effectué plusieurs stages qu’à trouvés ma mère à la Mission Locale. En 1988, j’ai connu la Maison des Métiers par une amie du Mouvement ATD Quart Monde. Pascal, un volontaire permanent d’ATD, m’a proposé un stage en alternance avec une remise à niveau scolaire. A travers ce stage, j’ai appris à me débrouiller pour rechercher du travail ; avant je ne savais pas comment il fallait faire. Cela a été l’occasion de rencontrer des jeunes que je ne connaissais pas, et pourtant ils habitaient le même quartier que moi. C’est le seul endroit où j’ai gardé des copains. Ce qui était bien, c’étaient les week-ends. On faisait des sorties à la plage, en canoë, au ski, dans les Landes. Il y avait une bonne ambiance ; on apprenait à mieux se connaître entre jeunes, et à communiquer pour ne pas rester tout seul dans son coin.
Après cette formation, je suis rentré dans la vie active. J’ai été manœuvre, j’ai commencé à travailler en intérim. En trois ans, je peux justifier de quatre-vingt dix missions. Ce que je voudrais dire, c’est que l’on nous donne notre chance, que l’on nous fasse confiance. L’an dernier, j’ai trouvé une annonce à l’ANPE pour un Exo-Jeune. C’était une place d’électro - mécanicien pour « jeune sans qualification ou qualifié » : ils demandaient les deux. J’ai posé ma candidature, nous étions plusieurs. Le patron hésitait… J’ai demandé à la Maison des Métiers de téléphoner, il a été convaincu. J’ai été pris à l’essai pendant deux mois. J’avais la volonté au fond de moi-même, je savais que j’étais capable de réussir. Mais après ces deux mois d’essai, on ne m’a pas gardé. L’entreprise aurait voulu que je sache faire tout, tout de suite. On ne prenait pas le temps de m’expliquer. Souvent j’étais seul à l’atelier : « Tiens, voilà un plan et débrouille-toi. »
On ne prend pas le temps de nous apprendre, on ne nous donne pas notre chance.
Pour que les jeunes réussissent, il faudrait qu’ils ne soient pas rejetés ; il faudrait qu’ils trouvent leur place comme les autres ouvriers.
* Mademoiselle Anne-Marie Dubois, Délégation ATD Quart Monde :
J’ai vingt ans. Je suis entrée dans le projet PAQUE et je suis actuellement en pré-qualification dans le cadre du Crédit Formation Individualisé. J’ai connu la Maison des Métiers en rencontrant Steeve.Il m’a dit : « La Maison des Métiers, c’est pour que les jeunes ne restent pas dans les cités à galérer. Ils peuvent découvrir ce qu’ils veulent faire plus tard. Des volontaires d’ATD vont voir les jeunes dans les cités. Ils discutent avec leurs parents. » C’est comme ça que j’ai connu la Maison des Métiers.
Christophe, un volontaire, est venu chez nous voir ma mère. J’étais toujours chez moi, je ne bougeais pas ; il m’a dit : « Tu seras la bienvenue, tu viens quand tu veux. » Personnellement, la Maison des Métiers m’a permis de communiquer avec d’autres, de prendre confiance et de me sentir à l’aise. Grâce à eux, j’ai appris à mieux m’exprimer. Je fais partie de la Maison des Métiers, c’est comme ma propre famille.
J’ai connu un jeune, Laurent, il ne faisait rien ; il était tout le temps dans la rue, je l’ai invité à participer à une soirée mensuelle. Là, on partage entre jeunes de différents milieux pour mieux se connaître et échanger nos expériences.
Les parents, ils ont peur pour nous : « Qu’est-ce que vont devenir les jeunes ? » Mon père dit : « Il faut avoir maintenant un travail pour s’en sortir. » Ils veulent que l’on ait une meilleure vie que la leur, c’est vrai. Lorsque tu es au chômage, tu es mal vu. Quand tu travailles, c’est différent. La semaine dernière, un vieux monsieur à vélo a failli nous renverser dans la rue ; il a souri et il nous a dit : « Je ne vais quand même pas vous écraser, vous êtes jeunes, vous représentez la France. » On était quatre, Cyril a répondu : « Oui, mais des chômeurs » et on a rigolé. Il était gentil, le vieux. Nous, on s’est regardés, c’était la première fois qu’on entendait ça : on représentait la France. A un jeune de quatorze ou quinze ans, je lui dirais de continuer l’école, pas pour les profs, mais pour lui.
Maintenant je me rattrape en préparant un CAP dans la vente. J’ai une chance de le passer grâce au programme PAQUE. Je me sens encouragée, je vais tout faire pour réussir.
* Madame Bernadette Maraud :
Je remercie la délégation ATD Quart Monde. C’est une grande joie pour elle d’avoir été entendue par vous tous, par notre président. Nous allons rester autour des jeunes, mais d’une autre manière, à travers les personnes qui les accueillent. Ce sera au cours d’une table ronde qui va être présentée par Monsieur Varenne, Inspecteur principal de la Formation professionnelle… Mais auparavant, Monsieur Pierron termine sa présentation des enjeux de notre journée.
* Monsieur Robert Pierron, Directeur AREPA :
Je reprends simplement mon intervention introductive, dont faisaient partie les témoignages. Ce que nous avons entendu contient la totalité des problèmes que nous allons aborder aujourd’hui. Nous avons entendu un certain nombre de mots, des mots extrêmement précis… J’en retiendrai principalement l’importance du partenariat et des réseaux. Finalement, si les problèmes se résolvent, c’est parce qu’il y a relation et non pas isolement. C’est un lieu commun mais plus on le soulignera, plus on aura des chances d’avancer. Je vais donc vous présenter très rapidement l’ensemble de la journée. Peut-être est-il bon de rappeler quelques axes de réflexion, cette journée ayant pour but d’identifier les stratégies qui réussissent :
- Premier constat : si l’on regarde la situation au plan statistique, la situation peut paraître particulièrement épouvantable : aujourd’hui encore en France, il sort à peu près cent mille jeunes par an qui n’ont pas de qualification et dont le niveau de formation est extrêmement bas. En Aquitaine, ce nombre est de l’ordre de quatre mille probablement. Eclairer ce domaine mal connu sera sans doute l’une des composantes des travaux du Conseil Economique et Social.
- Deuxième idée : ce que j’appellerai la fausse complexité des systèmes et des procédures. Je dis bien « fausse complexité. » Une des missions principales de l’AREPA, en tant que centre d’animation et de ressources de l’information sur la formation (CARIF), est précisément d’éclairer les différents partenaires sur ces dispositifs. Vous avez dans le dossier deux fiches techniques qui présentent d’une part, les mesures jeunes et d'autre part, les mesures adultes, qui sont l’ensemble des dispositifs publics d’aide à la formation.
- Troisième élément : les problèmes de l’emploi et les problèmes de la formation sont dans des relations extrêmement fines et complexes, qui en arrivent finalement au niveau même de l’individu. Il faut donc des gens pour assurer des médiations, des diagnostics, apporter des conseils, et faire vivre les réseaux dont l’importance nous a été rappelée par les témoignages. Il y a une oscillation permanente entre la formation et l’emploi. Un expert a parlé de l’introuvable relation emploi- formation. Il faut faire l’impasse sur l’analyse intellectuelle et, d’une façon pragmatique, combiner les deux dimensions conduisant à l’emploi.
- Quatrième élément : quand on dit « arriver à l’emploi », que voulons-nous dire ? Aujourd’hui, contrairement à la situation que nous avons connue pendant les « trente glorieuses », l’emploi est devenu précaire, incertain ; l’emploi se détruit tous les jours. Il s’agit d’insérer les gens dans une société qui est elle-même en crise. On peut voir cela d’une façon déprimante, mais on peut le voir aussi d’une façon raisonnablement optimiste : d’une certaine façon, s’insérer c’est s’insérer dans un monde en compétition. Ce message-là doit passer, sinon on tient un discours purement démagogique. Je voudrais souligner enfin deux éléments, plus spécifiquement régionaux. L’Aquitaine possède deux traits particuliers, sans doute à creuser lorsque l’on aborde ces problèmes de lutte contre l’exclusion :
- Les emplois dits peu qualifiés y ont peut-être moins régressé d’ailleurs. Certes, nous sommes une région qui connaît le développement des hautes technologies, mais le tissu économique de l’Aquitaine comprend aussi énormément de PME-PMI, qui sont des gisements d’emplois forts intéressants1.
- Dernier point enfin : les menaces d’exclusion dans le tissu rural et le tissu des petites villes. Cela concerne très largement une région comme l’Aquitaine, troisième territoire de France par sa superficie. L’agriculture et un certain nombre de secteurs économiques sont en difficulté. De ce fait, toute une infrastructure, tout un système de réseaux, sont en train de se défaire. Cette dimension ne doit pas être négligée. Lorsqu’on évoque les problèmes de l’exclusion, on a tendance à penser « problèmes urbains. » Bien évidemment, beaucoup de dispositifs que l’on pourrait appeler les « politiques globales », les politiques de la ville notamment, sont des politiques faisant ressortir qu’il y a, en milieu urbain, de gros bataillons de gens en processus d’exclusion. Il faudra se garder cependant de trop centrer notre réflexion sur le seul milieu urbain.