Préface

Pierre-Henri Imbert

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Pierre-Henri Imbert, « Préface », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1997), mis en ligne le 21 avril 2010, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4594

J’hésite toujours à parler de la pauvreté. Elle relève beaucoup plus du domaine de l’engagement et du témoignage que du discours. Ma encontre avec le père Joseph Wresinski n’a fait que me confirmer dans cette attitude. Il ne parlait pas des pauvres ; il les faisait parler. Il n’était même pas leur porte-parole ; à travers lui, littéralement, ils s’adressaient directement à nous. Il ne parlait pas au sujet de la pauvreté ; il la disait ; elle était là, devant nous, palpable. Pour ce faire, au lieu de longs discours, il présentait souvent des faits de vie, faisant pénétrer par ses mots, dans la salle où nous étions réunis, des familles que nous n’avions jamais su voir alors qu’elles « vivaient » très près de nous.

Depuis, cette démarche - unique en son genre - a toujours été celle du Mouvement ATD Quart Monde. La présente publication en est un exemple parmi bien d'autres.

Les 9 et 10 décembre 1995, le Mouvement a organisé une session d’étude sur le thème : « Extrême pauvreté et droits de l’homme en Europe : défendre les causes significatives. » Dans les pages qui suivent ont été rassemblés les Actes de cette rencontre.

Au départ, il s’agissait de tenter d’analyser – à travers l’exemple de « causes significatives » - les difficultés que les familles du Quart Monde éprouvent à faire valoir leurs droits ; l’accès à la Justice pour un monde où le Droit n’existe pas. Cela aurait pu faire l’objet d’un magnifique colloque réunissant d’éminents juristes et philosophes qui se seraient livrés à de brillantes joutes oratoires.

Rien de tout cela. Il est au contraire fascinant de voir, au fil des pages, comment l’entrecroisement des exposés théoriques (mais jamais abstraits), des exemples concrets et des témoignages vécus, aboutit à un dialogue à plusieurs voix dont aucun participant ne sort indemne. La vie y éclaire sans cesse la théorie, la met à l’épreuve. Jusqu’à la notion même de “cause significative” qui révèle de multiples facettes et dont l’usage doit concilier la générosité et la prudence, parce qu’il y va du respect de personnes humaines.

D’une manière générale, toute idée, toute intuition est approfondie et passée au filtre de l’expérience des familles qui vivent dans l’extrême pauvreté.

Le résultat : mieux qu’un volumineux traité, ces quelques pages montrent de manière lumineuse les liens entre la pauvreté et les droits de l’homme, le caractère indivisible de ces droits, les exigences de leur effectivité et la nécessité d’admettre que, très souvent, nous oublions qu’à la base des droits de l’homme il y a la reconnaissance de la dignité de chaque être humain.

J’hésite toujours à parler de la pauvreté. Et pourtant il faut le faire, inlassablement. La misère est dans la marge, dans l’ombre : elle ne dérange pas un monde myope et protégé par la bonne conscience. Les mots sont alors souvent un moyen privilégié pour apporter un éclairage sur des situations qui ne devraient plus être tolérées et sur un Droit qui devrait être transformé.

C’est ce que nous essayons de faire au Conseil de l’Europe, modestement, pas à pas, au prix de difficultés qui jettent une lueur étrange sur « l’Europe des droits de l’homme », mais avec tout de même des résultats. Dans sa contribution, mon collègue Régis Brillat présente ce qui a pu être réalisé dans le cadre de la Charte sociale européenne avec, en particulier, une procédure de réclamations collectives et les avancées apportées par la Charte révisée. On peut ajouter la Recommandation relative à l’accès effectif au droit et à la justice des personnes en situation de grande pauvreté, adoptée par le Comité des Ministres le 8 janvier 1993. On sait aussi que, depuis plusieurs années, le Conseil de l’Europe prépare un programme « Dignité humaine et exclusion sociale. »

Il s'agit là de projets et de réalisations dont on ne peut sous-estimer l’importance, ne serait-ce que parce qu’ils impliquent l’accord de plusieurs gouvernements. Toutefois, l’essentiel est au-delà. Et c’était le message du père Joseph : faire en sorte que la pauvreté et les droits de l’homme ne soient plus des notions étrangères l’une à l’autre ; que l’on comprenne enfin que les droits sociaux et les droits civils concernent une seule et même personne. Le chemin sera encore long, mais des rencontres comme celle de Pierrelaye montrent les progrès réalisés dans la recherche de voies et moyens permettant de faire évoluer les mentalités.

En conclusion des travaux, Georges de Kerchove dit que le dialogue qui a été amorcé doit se poursuivre. Dans cet esprit, je voudrais formuler un vœu : que de plus grands efforts soient entrepris pour permettre de présenter des « causes significatives » devant les organes de la Convention européenne des droits de l’homme. Le mot « dignité » n’est pas dans la Convention. Il faudrait mettre la Commission et la Cour européennes des droits de l’homme à même de dire que cette absence n’est pas un oubli mais le signe d’une évidence : il n’y a pas de droits de l’homme, il y a pas de Justice si la dignité de chaque être humain n’est pas reconnue et sauvegardées sou tous les aspects, dans toutes les situations – quelles que soient les distinctions faites par les juristes et les politiques. « Là où les hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. » On a peine à croire que la prochaine Cour unique des droits de l’homme, qui devrait être établie en 1998 – cinquante ans après la Déclaration universelle des droits de l’homme – ne fasse pas sienne cette maxime. A nous de l’interpeller, avec patience et obstination.

Pierre-Henri Imbert

Directeur des Droits de l’homme au Conseil de l’Europe

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