Extrême pauvreté et droits de l'homme en Europe : défendre des causes significatives
* Jacques Fierens
Une cause « significative » disions-nous …
Je me demandais : significative « de quoi » ? … et « pour qui » ? … Je crois qu’une cause « significative » est celle qui fait apparaître une expérience collective ou un problème collectif dans des systèmes juridiques qui sont d’habitude individualistes.
Et « vers qui » faire signe ? Vers le système judiciaire !
Je crois aussi qu’on rend la cause significative. Toutes les situations de pauvreté ne sont pas nécessairement des causes significatives – ni ne sont appelées nécessairement à le devenir.
Avec beaucoup d’amitié pour Monique Couillard et Maître Ranwez qui ont donné le témoignage de la famille de Belgique, je me demandais pendant leur exposé : « Pourquoi dirait-on que c’est une cause significative ? » Est-ce qu’elle l’était déjà maintenant ?
Peut-être ne l’était-elle pas encore ? Et peut-être devrait-elle encore le devenir ?
Une sous-question :
Est-ce que les « causes significatives » sont celles dans lesquelles le Mouvement intervient en tant que tel ?
Dans quelques-uns des exemples qui ont été donnés, on voit bien que le Mouvement intervient en tant que tel. Est-ce une condition, à nos yeux, pour que la cause soit significative ?
Et si le Mouvement intervient, attention à une confusion que l’on fait, me semble-t-il, souvent.
Je ne crois pas que le Mouvement soit appelé à agir « à la place » des gens, ni même peut-être « avec » les gens.
Si la cause « significative » est « significative d’intérêt collectif », le Mouvement demande autre chose que ce que les personnes directement concernées par la situation demandent.
Mais alors le risque permanent, je pense, quand le Mouvement intervient lui-même, c’est de faire apparaître les gens du Quart Monde comme « incapables » d’ester en justice, incapables juridiquement, peut-être incapables de fait. C’est une dérive qui me semble dangereuse. Le Mouvement demande autre chose : il demande la reconnaissance d’intérêts collectifs.
* Francine de la Gorce
J’ai vécu un certain nombre de causes significatives dans l’histoire du Mouvement. Quand je réfléchis à Sylvie Joffin ou à la famille Parrain, je ne crois pas qu'on puisse dire que ces situations, en tant que telles, représentaient des significations « collectives », pour reprendre le mot de Jacques Fierens.
J’étais, à ce moment là, à la cité de Noisy où l’on a essayé de mobiliser les familles du Quart Monde et de leur demander ce qu’elles pensaient de cette situation.
Au début, elles étaient tout à fait contre, notamment contre Sylvie Joffin, dont les enfants étaient morts. Il a fallu toute une réflexion avec les familles pour qu’elles acceptent de reconnaître que c’était l’extrême de ce qu’elles vivaient, et pour qu’elles soient prêtes à adhérer au fait que le Mouvement se battait.
Ce qui a décidé le père Joseph, c’était que ces causes étaient significatives d’une « négation de l’homme », c’était le fait qu’on puisse dire de cette femme qu’elle était « un tas de viande. »
On savait très bien qu’aucune mère du Quart Monde ne pouvait trouver son image dans une femme qui vient de laisser mourir ses enfants, quelles que soient les co-responsabilités.
Je pense donc qu’il faut nuancer.
Il y a un combat du Mouvement pour une cause juste qui est, par exemple, le respect des parents dans les placements d’enfants. Ce ne sont pas forcément des causes significatives. Comme dit Mme Prévot : « quand les lois sont mauvaises il faut les changer. » Tout cela est absolument juste et fort, mais ne justifie pas toujours une cause significative.
La cause significative va au-delà d’un combat de justice. Anne Duquesne a très bien dit : « Vous n’allez pas défendre l’innocence, vous allez défendre la culpabilité. » Dans la cause significative, il y a une image qui doit changer : l’image de l’être humain – et parfois l’image d’une population, mais pas toujours.
* Philippe Ranwez
Je voudrais revenir sur ce qui vient d’être dit par Jacques Fierens, à propos du risque de faire apparaître les gens que nous soutenons ou pour lesquels le Mouvement intervient lui-même, comme des « incapables. »
Concernant la situation vécue par M. et Mme Debouck, je ne pense pas que nous puissions être hypocrites. Dans beaucoup de situations comme celle-ci, les gens se trouvent effectivement opposés à des pouvoirs et peut-être seraient-ils totalement « incapables » de s’en sortir s’ils n’étaient pas assistés ou soutenus. Ils le disent sans cesse eux-mêmes et demandent : « Qu’est-ce qu’on peut faire ? »
Par exemple, si on leur demande une expertise chez un psychiatre, est-ce qu’ils peuvent en choisir un autre ? Ou bien est-ce qu’on le leur impose en leur disant : « Si vous n’allez pas à ce rendez-vous chez ce psychiatre, vous allez créer un danger pour vos enfants » ! Je pense que c’est là le problème. A partir de quand la justice écoute-t-elle l’individu et jusqu’où va-t-elle l’écouter, tel qu’il est, tel qu’il a envie de dire les choses ?
Quand j’ai parlé de notre rôle de « guide » ou « d’interprète », je voulais dire qu’il faut pouvoir soutenir le droit de chacun et, que sans la présence et le soutien de certains intervenants, certaines familles se sentent totalement démunies, impuissantes.
Je pense que c’est la médiatisation du problème et de la situation qu’on dénonce, qui en fait une cause significative. Je ne crois pas qu’il faille une médiatisation à outrance, mais la presse elle-même est un pouvoir ; et si elle décide de ne pas faire un compte-rendu d’une situation, c’est aussi un contre-pouvoir.
* Odette Leroy
Au moment de l’affaire Sylvie Joffin, à Caen, on avait des pétitions qu’on allait faire signer. On y allait deux par deux, et on avait un appareil pour enregistrer. Plus d’une fois, on s’est fait sortir malproprement de chez les gens qui ne trouvaient pas normal qu’on soutienne cette femme.
Et dans nos réunions du Quart Monde où on était nombreux, même parmi nous, il y avait des gens qui ne comprenaient pas qu’on la soutienne et qu’on aille jusqu’au bout. Car chez les gens qui nous avaient mis dehors, on retournait une deuxième fois pour essayer de leur expliquer vraiment, en leur demandant, si ça leur était arrivé, comment ils auraient réagi. On expliquait, de porte en porte : « Il faut savoir comment c’est arrivé ! Elle n’avait peut-être pas les moyens, elle était peut-être au bout du rouleau. Elle n’avait peut-être plus d’espoir, elle était tout à fait démoralisée, elle n’arrivait pas à donner à manger à ses enfants… On ne sait pas ce que nous, on pourrait faire dans des moments comme ça, si on n’avait pas quelqu’un pour nous soutenir.
* Anne Cleppert
Moi, je peux comprendre cette situation… Je peux comprendre cette maman qui a perdu ses enfants parce qu’elle n’avait pas de quoi leur donner à manger. J’ai vécu presque la même histoire, mais moi, devant un feu. C’est un peu la même question que je me pose : ne serait-ce pas de ma faute si les miens sont partis ? Pourtant j’avais prévenu du danger autour de moi. Oui, d’un côté on peut se le reprocher. Moi-même, je peux me dire que je n’ai pas été assez loin, et c’est un peu comme cette maman. Je pense à mon petit de 7 ans et à mon gamin de 15 ans qui a donné sa vie pour sauver son beau-père et son petit frère. Je vois tout ça devant moi parce que j’étais dans le feu.
On s’est battu pendant 20 ans et j’ai eu mon logement. J’avais de l’électricité en ordre chez moi. Mais le propriétaire n’a pas été écouté que ça ne l’était pas chez la famille en bas de chez moi. Et l’incendie est arrivé. Donc je me rends compte que cette maman, on peut l’accuser, mais il faut voir ce qu’elle a fait pour éviter cela – pour éviter qu’aujourd’hui ses enfants ne soient plus là. J’estime que nous n’avons pas à lui reprocher quoi que ce soit, mais nous devons nous imaginer si c’étaient nos enfants qui étaient partis dans ces conditions-là.
* Anne Duquesne
Je voudrais insister sur la distinction faite par Francine de la Gorce entre un combat juridique – par exemple pour le logement d’une famille ou pour tous les droits importants - et ce degré complètement autre de cause significative dès lors que, pour les personnes concernées, c’est leur image d’être humain, leur appartenance à l’espèce humaine qui est en cause.
Nous sommes face à des situations faites aux plus pauvres où c’est leur appartenance à l’espèce humaine qui est mise en cause. Car, même si ce n’est pas dit expressément, si des droits élémentaires leurs sont refusés c’est que, inconsciemment, et même parfois consciemment et expressément, on estime que ce ne sont pas des hommes.
* Thierry Fenoy
Il y a une quinzaine de jours environ, à côté de chez moi, au Creusot, trois jeunes de familles aisées sont morts dans une voiture, à 140 km/h dans les rues de la ville. Ils faisaient une course poursuite avec une autre voiture pour s’amuser. Personne n’a pensé à traiter les parents, qui avaient offert la voiture de course, de non-humains. Personne n’a pensé à traiter le conducteur de la voiture qui faisait lui-même la course automobile, comme un sous-homme. Tout le monde a pleuré et présenté des condoléances. Personne n’a imaginé que les parents avaient pu être des criminels – et je pense d’ailleurs qu’ils ne le sont pas. Mais si je fais la comparaison avec Sylvie Joffin, c’est parce qu’on dit d’une femme qui laisse mourir ses enfants parce qu’elle n’a pas de quoi leur donner à manger que c’est une femme « qui n’appartient pas à l’espèce humaine », alors qu’on ne dira jamais que quelqu’un qui offre un bijou de grand luxe à ses enfants gâtés « c’est un criminel. » La différence mérite d’être soulignée.
* Brigitte Muller
Il me semble que lorsqu’on se bat pour un droit, que ce soit le droit au logement ou tout autre droit, c’est dans la mesure où l’on se bat pour la dignité des gens, que l’on se bat pour les droits de l’homme. Très souvent, de pseudo-droits ont été donnés aux familles mais sans respect pour leur dignité : par exemple, on donne un logement, mais c’est un logement insalubre ; ou, dans des régions d’Afrique, on bâtit des immeubles qui ne correspondent pas du tout au mode d’habitat des gens et qui cassent leur culture.
Sur le plan juridique, un droit concret devient véritablement la réalisation d’un droit de l’homme lorsqu’il répond à la fois à un besoin matériel et à un besoin de dignité.
Une cause significative n’est-elle pas une cause qui conduit à la réalisation d’un droit de l’homme, et non pas simplement à la réalisation d’un droit qui répondrait à un besoin matériel ?
* Christian Scribot
Ce qui est important, c’est qu’on apprenne à observer les efforts que des familles font pour se présenter, pour se défendre. Bien souvent, on ne leur en laisse pas le temps ou on leur dit que ça n’a pas de valeur. Des familles accusées au départ par manque d’information se sont souvent organisées pour se présenter et se défendre. Mais elles n’ont pas de puissance avec les avocats parce qu’elles ne savent pas leurs droits, ce qui est navrant. On sait les mettre dans un trou, les oublier ; mais bien souvent, on les oublie aussi quand elles ont fait des efforts.
Je pense à des familles qui ont trimé pour essayer de trouver de la nourriture et on leur a dit au tribunal : « Vous allez sur les marchés, mais pour nous, ça, ce n’est pas du travail ! » Ces gestes-là, ces efforts-là, s’ils sont signalés au tribunal, c’est de façon négative. A celui qui a cherché de la nourriture sur les marchés pour ses enfants on dira : « Vous avez donné de la nourriture pourrie à vos enfants ! » On ne sait pas que la personne a peut-être attendu deux ou trois heures avant l’installation des rayons de légumes ! Et que pour 5 ou 6 francs elle a attrapé une bronchite ou autre ! Qui sait cela ? On ne le retrouve pas dans les dossiers au moment où l’on juge les gens. Il faut pourtant vraiment en tenir compte, parce que c’est important dans la vie d’un homme de pouvoir montrer qu’il existe d’une façon ou d’une autre pour subvenir aux besoins de sa famille !
Quand il est tout seul, que personne ne le regarde, quand, dans son quartier ou dans sa vie habituelle on le rejette, quand on lui dit qu’il n’a plus de valeur, alors il ne peut pas avoir la force d’être écouté face à un tribunal. Je pense que les avocats qui le représentent doivent lui faire confiance et lui laisser vraiment le temps de parler alors que souvent le temps manque pour expliquer tout ça.
* Louis-Jean Lernons
Je suis de Bruxelles. J’habite le quartier de la Samaritaine où il y a eu le combat pour le droit au logement. Si, nous, les habitants du quartier, nous n’avions pas eu les avocats de Bruxelles, nous étions le même jour dans la rue, sans logement.
On avait dit le lundi à chacun de nous – on était 60 en tout : « Demain, mardi, tu dois être dehors ! »… Si on n’avait pas fait l’action de dormir tous dehors, sur les matelas, on aurait pris les enfants des gens qui étaient menacés d’être jetés dans la rue sans logement. Mais pour obtenir un droit au logement comme on a fait encore cette année avec Georges de Kerchove, il faut se battre !
Je crois que pour Georges, c’est à force de se mettre dans un groupe de gens qui n’ont pas de logement comme il fait, que ça bougera. C’est déjà dur de lutter pour essayer de trouver des logements aux gens, de lutter pour leur droit aux papiers, pour leur droit au minimex. Pour un avocat, se mettre dans un groupe de gens qui n’ont pas de logement, c’est encore plus.
Si on n’a personne avec soi, on ne peut rien faire. Par exemple, si on n’avait pas eu le Mouvement Quart Monde et les habitants pour faire « l’opération matelas » et contacter la TV et la presse, on était perdu, on n’avait plus rien, on était des gens jetés à la poubelle.
On doit se rassembler tous : les gens du Mouvement, les avocats, les habitants et, main dans la main, travailler ensemble. Je crois alors qu’on arrive !
* Anne Cleppert
Certains peuvent penser que pour un avocat, c’est facile, parce qu’il n’a pas nos problèmes, il gagne de l’agent et ne peut pas comprendre. Mais ce n’est pas vrai. Même si on n’est pas toujours d’accord, on peut discuter.
Mon histoire est quasiment finie. Et si je me bats, c’est pour les autres, ce n’est as pour moi. Je n’ai plus rien mais j’ai encore la force de vivre ! Je n’ai pas de handicap. Je suis bien. Il y a d’autres enfants et ces enfants, je les vois à travers les miens. En les voyant je pense aux miens. Et pour eux, pour ces familles, pour les gens à la rue, le mardi, je vais donner la soupe populaire. Là, je rejoins d’une certaine façon Georges (de Kerchove) qui va le jeudi expliquer comment il faut faire pour avoir ses droits, pour avoir un papier, pour avoir le droit au minimex.
Ce n’est pas facile quand on se met à coté d’une famille ou de quelqu’un qui est à la rue. Moi je vois régulièrement des sans-abri, des gens qui ont faim.
Dans la clinique où mon grand est mort, j’allais voir un homme qui avait besoin de soins médicaux. Le médecin disait qu’il avait droit au minimex, mais il n’avait rien. Il était depuis 20 ans à la rue. Pourquoi les riches laissent-ils vivre les pauvres comme ça ? Ce n’est pas possible. Il faut que quelqu’un se bouge et essaie de faire quelque chose.
* Huguette Garsmeur
Je pense à une situation dramatique qui s’est passée à Lille il y a environ 2 ou 3 ans, où un enfant est mort. Dans cette affaire-là, on n’a pas assez montré, et je pèse mes mots, « la culpabilité de l’administration », c’est-à-dire de la société en général, mais là, en particulier, de l’administration qui n’a pas fait le nécessaire, en temps voulu, et qui a laissé affamer une jeune femme. Elle n’avait plus du tout d’argent pour vivre. Elle avait dû louer un meublé parce qu’on lui avait refusé un logement. Il y avait donc déjà la responsabilité des offices d’HLM. Elle avait loué ce meublé très cher. Le patron du meublé passait régulièrement prendre le loyer. Elle avait « l’allocation parent isolé » et le loyer était de 2 500F. Il ne lui restait presque rien pour vivre.
Cette jeune femme n’avait pas d’aide au logement car le propriétaire refusait de donner les quittances de loyer et malgré de multiples démarches de la CAF, elle n’a pas pu être aidée.
Enceinte, ayant perdu connaissance, elle a vu que son bébé était mort et s’est précipitée à l’hôpital. C’est le lendemain de sa mort qu’un rappel de 6 ou 7 000 F a été versé.
La police a fait saisir son dossier à la CAF. Les faits prouvaient tout à fait ce qui s’était passé. Mais lors du procès, cet aspect n’a pas été évoqué et elle a eu la peine maximum.
Suite à cette affaire, le directeur de la CAF a demandé expressément à tous les agents de signaler les situations où les propriétaires refusaient de fournir des quittances, en disant qu’il enverrait immédiatement un contrôleur chez le propriétaire pour obtenir la quittance.
Implicitement, la CAF a donc reconnu qu’il y avait un lien de cause à effet, mais cela n’a pas aidé la jeune femme.
* Françoise Ferrand
Je reviens sur la question de Jacques Fierens – « quand une cause est-elle une cause significative ? » Ce qui frappe, dans l’histoire des causes défendues par le Mouvement, ce n’est pas le nombre de causes, peu important, mais c’est le type de causes choisies. Dans chacun des exemples, le scandale de la misère apparaît vraiment en plein jour sous des formes différentes. On arrivait à l’intolérance de la misère.
Et ce qui me semble le plus important c’est que ce scandale de la misère – que ce soit la mort des enfants ou la destruction d’un lieu d’habitation – tout le Mouvement s’en saisit. Cela permet un débat public – aussi avec les familles qui vivent dans la misère. C’est mobilisateur et n’a-t-on pas besoin de cela pour ne pas s’habituer à la misère ?
Je prends l’exemple de Jean-Baptiste Dorkel. Ce jeune homme avait été amputé d’un bras et c’était son cousin qui passait les vitesses. Ils faisaient les fous et c’est ce qui a provoqué la mort d’une autre personne. La misère l’avait amené jusque là ! Et c’est de cela que nous devons discuter sur le fond. Ce n’est pas simplement sur le fait, mais aussi sur les causes qui ont amené à ce fait là.
Je crois vraiment que ce débat, qui, à un moment donné, focalise l’attention sur un fait dramatique, est vital pour le combat contre la misère.
* Olivier Giraud
En tant qu’avocat, en entendant ces témoignages, mon premier réflexe est de demander : quelle stratégie de défense peut-on employer lorsqu’on est en présence d’une situation de misère telle qu’on peut y déceler la notion de cause significative ?
Je serais tenté d’assimiler la cause significative à une situation dans laquelle la misère devient la cause explicative de la situation de détresse.
Et donc, mon raisonnement, aujourd’hui, par rapport à mon engagement à ATD Quart Monde est de tenter de faire un parallèle avec l’évolution qu’on connaît – et qui me paraît tout à fait satisfaisante – du Droit des étrangers.
Aujourd’hui je constate que des magistrats, des avocats, des éditeurs, beaucoup se sont investis énormément dans le droit des étrangers. On dispose par exemple de toute une application pratique de la Convention européenne des Droits de l’homme, qui devient véritablement un moyen de défense majeur pour pouvoir exercer devant les Tribunaux Administratifs ou devant les Tribunaux Judiciaires, la défense des étrangers.
Vu l’évolution – qui me paraît assez remarquable – des jurisprudences, tant de la Cour de Cassation que du Conseil d’Etat, sans compter les situations locales, je me demande pourquoi et comment il se fait qu’aujourd’hui nous ayons si peu de réflexion sur les résultats judiciaires significatifs qu’on pourrait obtenir en invoquant par exemple l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’homme (respect du droit à la vie privée et familiale, au domicile…) face à des situations de misère telles que celles qu’on entend ! Je pense que les magistrats peuvent être attentifs à des situations de misère et à des défenses et actions en justice vues sous l’angle des droits de l’homme et de la Convention européenne des Droits de l’homme. Je pense que des décisions significatives peuvent être rendues par ces magistrats.
Je ne crois pas, comme on l’entend parfois, qu’il manque des lois. Notre arsenal est suffisamment complet. Il nous appartient, à nous tous qui pouvons le faire, d’articuler les différentes sources de manière à pouvoir réfléchir, en terme de stratégie judiciaire, à la prise en compte de la misère en tant qu’ « explicative des situations » - et de forcer les magistrats à rendre des décisions qui prennent cela en compte.
En terme d’efficacité de défense, on ne réfléchit peut être pas assez aux articulations des moyens de défense (dont la Convention européenne de Droits de l’homme), que ce soit en matière de droit au logement ou d’autres droits dont sont privés les gens dans la misère.
La question a été évoquée au Congrès du Syndicat des Avocats de France : le droit au logement, même pour les avocats militants, est encore assez balbutiant ! Alors que, en Droit des étrangers, l’articulation des moyens de défense est très efficace.
* Georges De Kerchove
Nous avons peut-être déjà quelques éléments de réponse. Par exemple, il est difficile de faire respecter les droits économiques, sociaux et culturels alors que la violation des droits politiques et civiques est plus facile à mettre d’emblée en exergue. D’autre part – et c’est à nous de le faire changer – il y a plus de jurisprudence et de décisions prises en matière de Droit des étrangers parce que la violation est beaucoup plus facile à mettre en évidence qu’une violation suite à la misère.
* Lucien Duquesne
Je me demande si défendre une cause significative, ce n’est pas défendre une situation représentative de l’extrême à quoi sont acculés les plus pauvres, et qui les met complètement hors humanité, hors droits, hors droits de l’homme.
Et cela, c’est représentatif de ce que vivent toutes les personnes en situation de grande pauvreté.
Même s’ils ne se reconnaissent pas dans des situations comme celle de Sylvie Joffin, en réalité, les plus démunis savent au fond d’eux-mêmes que c’est là que pourrait les entraîner l’extrême pauvreté dans laquelle ils vivent. Leur réaction est très négative, mais en même temps, quand on vit dans l’extrême pauvreté – et une dame de Bruxelles le disait tout à l’heure – on se sent bien entraîné.
C’est pourquoi l’extrême est représentatif. Quand il avait témoigné pour Sylvie Joffin, le père Joseph Wresinski disait bien qu’il le faisait parce qu’elle n’était pas la seule à vivre dans cette situation. Mais il ne disait pas non plus qu’on arrivait toujours à des situations où les enfants mouraient de faim. Il n’empêche que c’est vers cela que risquent d’être tirés les plus pauvres.
Tout à l’heure, Jacques Fierens demandait si une cause significative est obligatoirement avec le Mouvement ou pas. Je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il faudrait bien que les plus pauvres trouvent un « collectif », - et je fais exprès d’employer le mot « collectif » parce que j’aimais bien le mot « intérêt collectif » employé tout à l’heure – un « mouvement » qui les représente, dans lequel ils se savent représentés, défendus, et dont ils savent qu’il essayera toujours de défendre l’indéfendable, « la culpabilité », et non pas l’innocence. Si les gens ne sont pas persuadés de cela, il est impossible d’assumer une vraie défense des plus pauvres – qui est très souvent « indéfendable. »
Or, c’est le propre du Mouvement de faire confiance aux plus pauvres et surtout aux très très pauvres.
Une dernière réflexion :
On peut se demander si la défense des gens condamnés à l’extrême n’a pas pour conséquence de faire avancer tous les hommes. Permettre que ceux qui sont considérés comme des sous-hommes soient réintégrés en humanité, est-ce que ce n’est pas cela qui fait véritablement avancer l’ensemble de l’humanité ?
* Michèle Grenot
Les causes significatives ne sont-elles pas le phare, le clignotant pour nous rappeler sur quel fondement repose notre société ?
Je ne suis pas spécialiste de l’histoire du Droit, mais je sais que le Droit, dans l’Histoire, a beaucoup évolué. Il a reposé sur le droit à la propriété pendant longtemps, avant que n’apparaisse le Droit du travail. Ce qui semblait indéfendable au 19ème siècle – comme la cause des ouvriers qui, lorsqu’ils faisaient grève, étaient fusillés – nous paraît défendable aujourd’hui, n’est plus du même ressort du Droit.
On peut donc imaginer que le Droit repose sur d’autres fondements aujourd’hui. Une grande partie du Droit repose quand même sur un article, un précepte d’il y a 200 ans, quand La Rochefoucauld-Liancourt – disait : « Tout homme a droit à la subsistance, à condition qu’il donne à la cité son travail.* Or, on s’aperçoit que cette corrélation est extrêmement difficile aujourd’hui. On peut imaginer une troisième génération du droit, la génération des droits de l’homme.
* Francine de la Gorce
Les deux dernières interventions me paraissent très importantes, et je suis entièrement d’accord avec ce qui a été dit.
Je voulais revenir sur l’intervention d’Olivier Giraud, parce que j’ai eu peur qu’on introduise une confusion autour de l’expression « misère explicative. »
Je me souviens de situations où l’on avait trouvé des avocats pour défendre des familles. Leur défense était du style : « Vous ne vous rendez pas compte, ces pauvres gens, ils ont vécu une enfance si dure, ils ont vécu ceci, cela… », ce dont les familles sortaient profondément humiliées. La misère ne peut pas devenir une espèce d’explication-plaidoyer. Ce n’est pas du tout cela que les familles du Quart Monde demandent. Et ce qu’a dit tout à l’heure Monsieur Scribot est très important : « Apprenez à regarder nos gestes, à comprendre ce que nous voilons et ce que nous avons envie de dire. » Cela ne veut pas dire : « Dites toutes les misères que nous avons vécues », mais : « Dites l’être humain que nous sommes malgré la misère que nous vivons ! »
Michèle Grenot disait qu’il y avait une évolution de l’indéfendable. J’ajouterai qu’il y a aussi une évolution dans le collectif.
Le père Joseph n’avait pas attendu que les plus pauvres puissent se reconnaître dans telle ou telle cause pour lancer les causes significatives. Comme le dit très justement Lucien Duquesne, d’eux-mêmes ils savaient très bien que c’est là que les menait la misère.
Mais aujourd’hui la notion de « collectif » a changé, à l’intérieur même du Mouvement. Les familles qui participent aux Universités Populaires du Quart Monde ont acquis une conscience collective beaucoup plus claire qu’au début du Mouvement. Il y a plusieurs degrés de causes significatives possibles. A partir du moment où les familles, ensemble, demandent qu’on mène un combat, cela permet des ouvertures de causes significatives très différentes de celles qu’on a connues dans les premières années. Il y a certainement plusieurs natures de causes significatives.
* Florence Tourette
A la question : « Qu’est-ce qu’une cause significative ? », j’ai envie de répondre en disant que l’histoire d’une famille (parmi les plus pauvres) est toujours représentative de ce que vivent les plus pauvres, et il me semble qu’elle devient significative quand elle fait signe à la Justice, comme le disait Jacques Fierens, et qu’elle contribue à faire progresser les Droits de l’homme.
Une cause significative est celle qui contribue à interpeller la société sur le sens qu’elle veut se donner, c’est celle qui contribue à construire une société plus juste et plus solidaire.
Ceci dit, je crois qu’il nous faut être vigilants, afin que les Droits de l’homme ne soient pas hypothéqués sous prétexte que la société n’a pas les moyens de ses ambitions. Les droits de l’homme, non seulement ne seraient pas les droits de tous les hommes, mais, de surcroît, ils seraient selon les droits d’une société d’abondance. Je crois que les plus pauvres nous disent que l’humanité ne se brade pas, et que nous avons tous soif de dignité et de justice.
* Georges De Kerchove
Pour reprendre l’idée de Francine de la Gorce – de « plusieurs natures » ou « niveaux » de causes significatives, est-ce qu’on ne pourrait pas distinguer :
- d’une part, un niveau de causes « significatives » parce que représentatives d’intérêts catégoriels.
Exemple : lorsque les sans-abri à Bruxelles veulent faire respecter leur droit au minimex (équivalent du RMI en France), cela me paraît vraiment significatif d’un intérêt catégoriel, qui est important pour tout le monde bien sûr, puisque ce minimex permet de mener une vie conforme à la dignité humaine- mais qui reste cependant assez catégoriel.
- d’autre part, des causes significatives parce qu’elles se réfèrent à une situation qui porte atteinte à la dignité humaine, aux droits de l’homme ? Je pense notamment au témoignage de Madame Leroy : le premier réflexe est de condamner une personne comme Sylvie Joffin, et ce n’est qu’après une réflexion qu’on se rend compte que la personne humaine de Sylvie Joffin a été mise en cause, et que cela devient significatif d’un combat pour une société plus juste, pour reprendre l’expression de Florence Tourette.
* Brigitte Muller
J’ai l’impression pourtant que, même si le minimex peut paraître « catégoriel », on peut, en en défendant l’accès, en faire une cause significative au niveau des Droits de l’homme, et montrer en quoi ce n’est pas encore un droit de l’homme s’il reste isolé d’autres droits, si son montant est insuffisant, s’il ne permet pas de vivre dans la dignité, etc. Il est certainement possible, en réclamant des droits catégoriels comme le minimex, de demander l’application d’un droit de l’homme.
* Monique Couillard
Je suis assez gênée par la différence, reprise plusieurs fois, entre le « combat pour les besoins » et le « combat pour les droits de l’homme. »
Ce que je ressens, peut-être un peu intuitivement, mais qui est confirmé aussi par la fin du témoignage de Monsieur et Madame Debouck, quand ils disent : « On n’est plus des rien- du-tout, et c’est ça qui fait la différence ! », c’est que si des besoins ne sont pas couverts, si des droits – que ce soit le droit au minimex, le droit au logement ou tout autre droit – n’ont pas trouvé de réponse satisfaisante, c’est parce que ces personnes sont considérées comme moins humaines que d’autres. N’est-ce pas cela le fondement ? … Cela donne, me semble t-il, à nos combats, une grande unité. C’est à partir du moment où l’on considère quelqu’un comme un être humain à part entière qu’on estime nécessaires, pour lui, les moyens, les libertés, les responsabilités qui sont ceux de tout être humain. Et cela nous mène très loin.
* Thierry Fenoy
On cite cette phrase de Joseph Wresinski : « Défendre le Quart Monde, c’est défendre l’indéfendable. » Défendre un homme, c’est toujours défendre l’indéfendable. Seulement on accepte de défendre l’indéfendable pour la majeure partie de la population, mais pas pour une autre.
La « cause significative », c’est en fait des exemples très particuliers, un petit peu comme avec les héros de l’Histoire, qui n’étaient sans doute pas plus héroïques que nombre d’anonymes, ou avec les saints de l’Eglise – qui n’étaient sans doute pas plus saints que nombre de mères de familles inconnues.
La « cause significative », c’est tel fait, dans une circonstance donnée, dans un contexte donné, c’est telle personne, c’est tel procès mis en exergue parce qu’il nous permet de comprendre qu’on passe d’une situation de non-droit à une situation de droit. Or, le non-droit, il existe dans les faits, il n’existe pas en théorie. En théorie, personne n’est dans une situation de non-droit. Et donc, effectivement, comme cela vient d’être dit, aller plonger, ramasser les morceaux, les faire advenir pour que la personnalité et la reconnaissance sociale puissent exister véritablement, c’est au fil de ces causes significatives que l’on peut le faire.
* Louis-Jean Lernons
Nous avons normalement droit au minimex. Mais quand on va aux CPAS de Bruxelles, souvent on nous envoie d’un coté à l’autre. Beaucoup sont des étrangers et d’autres qui ne savent ni lire ni écrire. Alors c’est assez malheureux pour ces gens. C’est se jouer d’eux.
Je veux évoquer un autre problème. Il y a des gens de la rue de la Samaritaine qui sont placés dans des homes, à portes fermées. Et là, il y a un vol des droits de l’homme. Si ces gens vont voir le médecin, les infirmières ouvrent la porte et les conduisent chez le médecin. Et quand le médecin est parti, on con duit le malade de retour dans sa chambre où il est à nouveau à porte fermée. Qu’est-ce que le malade peut dire ? Moi, je vois là qu’il y a un vol des Droits de l’homme. C’est de cela que nous ne voulons pas.
* Anne Cleppert
C’est la violation de la liberté de penser et d’agir, si on met quelqu’un à l’écart, dans une maison psychiatrique. On le prive de tous ses droits. C’est comme si je disais : je le mets dans une cage comme un chien. On ne peut que manger et dormir. C’est une vie ça ? Ce n’est pas parce que ces gens ont été malheureux qu’on doit leur fermer la porte. Ils ne s’en sortiront jamais comme ça.
* Georges De Kerchove
Vous nous rappelez que lorsqu’on est dans une situation de non-droit et, souvent, lorsqu’on est étiqueté comme malade psychiatrique, dangereux ou autre, on est pratiquement sans aucun droit parce qu’on peut être enfermé du jour ou lendemain sans même qu’il y ait eu un jugement.
Vous nous rappelez également le véritable parcours du combattant que la demande d’un droit exige : être renvoyé d’un guichet à l’autre, courir d’un côté à l’autre, passer des journées entières qui sont perdues en attente, en déception souvent, parce qu’on croit qu’on frappe à la bonne porte mais qu’il faut aller ailleurs.
Ce n’est pas aisé de faire valoir ses droits. On reproche même à des gens de ne pas faire valoir, de s’accoutumer, de rester ou de se complaire dans la misère.
* Anne Cleppert
Je pense à une famille que je connais, où Madame passe la plupart de son temps en psychiatrie. Et je pense à ma propre maman aussi. La plupart de gens qui ont vécu ce système-là finissent par perdre la tête tout à fait et par se retrouver entre quatre murs.
* Jean Limpens
Je voudrais enchaîner sur ce que disait Monsieur Lernons.
J’ai déjà observé plusieurs fois, et je l’ai encore entendu ce matin, qu’on avait encore tendance à confondre handicap social ou pauvreté et handicap mental. Cela a été redit ce matin dans le témoignage de la famille de Belgique à propos de leur enfant qu’on voulait placer dans l’enseignement spécial : c’est exactement la même chose.
* Claude Ferrand
Quand je réfléchis aux causes significatives, j’en reviens toujours à l’idée que ces causes devraient être le procès de la misère, c’est-à-dire qu’elles devraient s’attaquer réellement à la globalité de la misère, pas seulement à un droit ou à un fait, mais qu’elles devraient condamner l’enchaînement de la misère.
Si l’on pouvait condamner l’enchaînement de la misère, on montrerait comment une société fonctionne. La misère nous révèle l’indivisibilité des Droits de l’homme puisque la misère, c’est le contraire de l’indivisibilité : c’est la division des Droits de l’homme. Une cause significative de la misère devrait vraiment permettre de condamner ce non-droit à l’indivisibilité des Droits de l’homme, de condamner la misère.
Je pense à des familles acculées à l’extrême. Devant la situation de ces familles-là, on ne peut pas porter plainte parce qu’on ne sait pas comment porter plainte. On ne sait pas par quel bout saisir globalement la violation des Droits de l’homme. Alors on prend un jour un fait qui justifierait en soi une dénonciation, et on essaye d’enclencher le processus. Mais c’est complètement insatisfaisant. Car il ne s’agit pas seulement d’un fait notoire méritant en soi une dénonciation, mais de tout ce qui est caché derrière ce fait, qui est plus important et dont on veut faire aussi, nécessairement, en même temps, inséparablement, le procès.
Comment y parvenir juridiquement et judiciairement ou autrement ? C’est la question.
Le grand avantage d’une cause significative, c’est aussi son caractère très pédagogique vis-à-vis de l’opinion, cette opinion qui ne comprend souvent rien à la misère ni à la violation des Droits de l’homme qu’est la misère. Une cause est l’occasion d’informer, de former l’opinion, de créer un large débat qui permette aux uns et aux autres de mieux comprendre. C’est un autre enjeu très important.
* Anne Carlier
J’ai quelque difficulté à voir ce qu’est une cause significative malgré les différentes interventions. Mais une distinction me paraît importante : la cause significative doit nécessairement faire évoluer le Droit.
Jacques Fierens avait utilisé le terme de « signe » : « vers qui faire signe ? »… Or, les interventions de ce matin visaient plutôt à faire appliquer un droit.
Alors, est-ce qu’une cause significative tend à faire appliquer un droit ou à faire évoluer un droit ?
Il me semble, pour ma part, que la cause significative doit aller plus loin que la simple application d’un droit.
* Olivier De Schutter
A coté de la distinction – qui est très juste – entre la situation individuelle et l’intérêt collectif qu’elle engage dans la cause significative, et que Jacques Fierens a bien mis en lumière, une autre distinction et utile à garder à l’esprit. C’est la distinction entre légalité et légitimité. Parfois, le Droit ne peut pas respecter les promesses qu’il nous fait. C’est alors sa légitimité qui est en cause, non les solutions qu’il offre. Il y a donc un lien entre, d’une part, cette dichotomie « individu /collectivité » et, d’autre part, cette dichotomie « légalité /légitimité. » Ce lien est le suivant : lorsque l’individu est dans une situation à laquelle le Droit, le système juridique n’offre pas de réponse satisfaisante, deux choses se passent simultanément :
- d’une part, il va se lancer dans un combat pour que ce qu’il croit légitime soit déclaré légal. Donc, mettant en lumière cet écart entre légalité et légitimité, il va essayer de faire passer ce qui est légitime dans la sphère du légal.
- ce faisant, il représente les intérêts de tous ceux qui sont dans le même combat, de tous ceux qui bénéficieront de cette croisade qu’il conduit. Et c’est là qu’on retrouve la distinction entre individu et collectif ! Donc, je crois qu’est significative la cause qui met en lumière l’écart entre le système juridique légal et d’autre part la légitimité à laquelle elle prétend.
*Anthony Torrance
J’ai lu des comptes-rendus de procès, et je me suis aperçu que ces comptes-rendus de procès dans lesquels des personnes pauvres ont été impliquées, sont généralement très mal faits. Et ceci à toutes les étapes du processus d’appel et de recours. Les personnes impliquées dans les organismes administratifs et judiciaires comprennent relativement bien ce qui se passe, mais pas les gens dans leur ensemble.
En 1987, cinq affaires ont été protées devant la Commission européenne des Droits de l’homme à Strasbourg contre le Royaume Uni. Dans les comptes-rendus qui ont été publiés par la Cour européenne des Droits de l’homme de Strasbourg, il y avait plusieurs aspects qui eux, sont restés secrets. J’ai personnellement écrit au Président de la Cour européenne des Droits de l’homme pour lui demander de changer la décision qu’il avait prise. Je lui avais également demandé de publier l’ensemble des débats. Il m’a répondu très longuement, en m’expliquant tout d’abord que les avocats avaient été d’accord pour qu’une certaine partie des dossiers du procès reste secrète, et qu’il n’avait pas les moyens financiers pour publier à nouveau l’ensemble du dossier.
Je pense donc qu’il y a certaines causes significatives qui ne représentent rien, qui ne mènent à rien, si elles ne sont pas publiées.
* Noëlle De Visscher
Je crois que l’intervention qui vient d’être faite à l’instant met un peu en exergue toute l’importance d’obtenir un droit d’action propre du Mouvement ATD Quart Monde en tant que tel, un droit d’action propre pour défendre un intérêt collectif différent de l’action personnelle où l’on se bat avec les gens et à côté d’eux.
Cela nous permettrait de parler de la misère, de déposer la plainte qu’on voudrait déposer contre la société et d’aboutir à ce procès dont on parlait tout de suite et qui ne se fait jamais.
Je crois que c’est à partir de là qu’on pourrait parler, et de manière différente, des procès que l’on fait tous les jours. Dans ces procès, on mène un débat juridique, on défend des gens, des personnes. Mais il y a autre chose à dire et à débattre face à la misère. Cette cause significative-là prend alors vraiment toute son ampleur. Et cela fait toute la différence, la différence entre avoir un débat juridique et voir cet au-delà du débat juridique qui est le débat de société que la misère nous révèle et que nous voulons dévoiler et débattre en justice.
* Jean-Marie Defrenois
Je me demandais si on ne pourrait pas prendre le problème par l’autre bout.
Très récemment, la Cour de Cassation a statué et rendu un arrêt qui a une grande portée et aura des conséquences énormes. Quatre ans après qu’on ait engagé différents procès sur une question où la jurisprudence était absolument constante, et qu’on était certain de perdre, on les gagne : la Cour de Cassation renverse sa jurisprudence et donne satisfaction.
Cela m’amène à me demander si on doit vraiment chercher à définir les causes significatives, et si les causes significatives ne se fabriquent pas, dans une grande mesure, elles-mêmes. Je me demande si toute cause née dans la grande pauvreté n’est pas une cause significative.
Parmi les causes qui vont être engagées, beaucoup donneront lieur à des plaintes sans issue qui seront classées, à des procès qui auront été mal engagés ou dans des conditions difficiles pour des familles qui vont s’en désintéresser. Je me demandais cependant si, parmi toutes ces causes, dont beaucoup vont disparaître dans la nature, certaines ne vont pas, petit à petit, et sans qu’on s’y attende au départ, devenir des causes significatives.
Je crois donc qu’il faut finalement traiter toute cause qu’on engage avec l’idée qu’elle peut être une cause significative. Cela implique que dans toute cause qu’on engage, de quelque manière que ce soit, on sache quels vont être les grands axes à suivre. Finalement, c’est au départ de toute cause, la plus minime soit-elle, qu’il faut se dire que l’on va s’apercevoir, peut-être par la suite, que c’est une cause significative.
Je pense à un cas particulier : une famille qui se voit placer ses enfants, qui, l’année suivante, se fait expulser de son HLM, puis, l’année suivante, connaît une autre difficulté. Toutes ces affaires, qui risquent d’exclure encore plus la famille et de la faire sombrer encore plus dans la misère, parce qu’elles se cumulent, se conjuguent, peuvent en faire une cause significative en soulignant l’aspect globalisant.