Une lecture philosophique de Wresinski

Charles Courtney

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Charles Courtney, « Une lecture philosophique de Wresinski », Revue Quart Monde [En ligne], 213 | 2010/1, mis en ligne le , consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4662

Des philosophes contemporains ont pensé la pauvreté en termes de droits de l’homme. Pour l’auteur, une confrontation avec Thomas Pogge et Paul Ricœur fait apparaître l’originalité de l’approche de Joseph Wresinski. Tel est le thème de son intervention au colloque « La démocratie à l’épreuve de l’exclusion » tenu en décembre 2008 à Sciences Po, Paris. En voici un extrait  traduit de l’américain par Marie-Louise Pelus-Kaplan. (Texte complet disponible sur le site http://www.joseph-wresinski.org/Penser-la-grande-pauvrete-et-l.html)

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Joseph Wresinski

Tandis que la société (j’inclus dans ce terme les universitaires, les hommes politiques, la presse, et les citoyens ordinaires) a la plupart du temps compris la pauvreté comme un manque relatif d’argent, Wresinski, à partir de l’expérience de sa propre enfance et de ses années avec les familles du camp de Noisy-le-Grand, percevait les multiples aspects et dimensions de la vie dans la pauvreté. Ceci l’a amené à désigner l’extrême pauvreté par le terme d’ « exclusion sociale », un bond de l’imagination intellectuelle qui donne une idée de la pauvreté collant beaucoup mieux à la réalité que la définition étroite focalisée sur la question de l’argent. Il n’était pas le premier à observer que les pauvres sont à part et considérés comme des êtres différents. Mais ce qui pour les autres est seulement un fait, est devenu chez Wresinski un concept opérationnel.

Qualifier la pauvreté d’exclusion sociale nous mène au second aspect de la tournure philosophique que j’ai trouvée dans la pensée de Wresinski, en l’occurrence sa capacité d’innovation conceptuelle et de développement du concept. Lorsque la pauvreté est vue comme une exclusion sociale, il devient possible, par exemple, de la penser en termes de droits de l’homme. C’est ce qu’a fait Wresinski de manière à la fois puissante et originale. Devant une foule de 100 000 personnes, sur la Place des droits de l’homme au Trocadéro (Paris), le 17 octobre 1987, il déclara que la pauvreté chronique est une négation des droits fondamentaux de l’être humain. Peu après, au moment du bicentenaire de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et faisant référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948 par les Nations unies, Wresinski écrivait que les droits de l’homme sont indivisibles. C’est déjà ce qu’il disait au temps de la guerre froide, alors que l’Ouest privilégiait les droits civiques et politiques, tandis que l’Est mettait l’accent sur les droits sociaux et économiques. C’est la perspicacité de Wresinski qui m’a donné, quelques années plus tard, l’idée de proposer quatre formes d’indivisibilité : l’humanité (nous sommes tous également humains), la société (nous sommes tous mutuellement dépendants), la personne (corps, pensée et esprit sont distincts mais non séparables), et enfin l’indivisibilité des droits de l’homme

Changer l’ordre institutionnel global

Thomas Pogge, de l’Université de Columbia aux USA a publié en 2002 World Poverty and Human Rights (Pauvreté mondiale et droits de l’homme). Quand Pogge pense à la « pauvreté mondiale », il a en tête d’abord ceux qui tombent dans les catégories définies par la Banque mondiale : les 2,8 milliards de gens dont les revenus se situent en dessous de deux dollars par jour, et les 1,2 milliard qui ont moins de un dollar par jour. Il prétend que cette pauvreté est largement causée par l’ordre institutionnel global (politique et économique), dans lequel les pays déjà riches et leurs corps sociaux bénéficient de l’accès aux ressources et de la liberté de circulation des marchandises et des capitaux, tandis que les citoyens ordinaires des pays pauvres s’enfoncent de plus en plus profondément dans l’endettement et la pauvreté.

Pogge est pour changer l’ordre institutionnel global de telle sorte que les pays désavantagés aient une vraie chance de pouvoir participer, c'est-à-dire pour que l’équité prenne le pas sur l’intérêt national. Les droits de l’homme jouent un rôle important dans son argumentation. Les articles 25 et 28 de la Déclaration universelle figurent en exergue de son livre : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ». « Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet ». L’article 25 énumère les objets basiques auxquels, pour Pogge, tout être humain devrait avoir un accès garanti. L’article 28 n’ajoute pas d’autre objet, mais définit le cadre, c'est-à-dire les moyens de réaliser les droits spécifiques exposés dans les précédents articles de la Déclaration. C’est sur ce point que Pogge apporte une de ses principales contributions originales. Il propose une « appréhension institutionnelle » des droits de l’homme qui, selon lui, permet de dépasser le débat bien connu entre minimalistes (les droits de l’homme entraînent des devoirs négatifs, c'est-à-dire celui de ne pas faire de mal) et maximalistes (les droits de l’homme impliquent des devoirs positifs). Dans son ouvrage, il adopte le point de vue minimaliste, mais il pense que, puisque l’on peut démontrer que l’ordre institutionnel existant nuit aux millions de gens vivant dans une grande pauvreté, ceux qui tirent profit de l’ordre existant ont la responsabilité de le changer. Il montre bien que pour lui, les individus n’ont pas directement le devoir d’aider les pauvres, mais qu’ils doivent collaborer « avec d’autres… dans le but d’établir la sécurité de l’accès (aux objets de première nécessité) par une réforme institutionnelle ». Sa proposition spécifique est que 1) les nations riches cessent de profiter de leur avantage sur les nations pauvres, et que 2) elles mettent à leur disposition le pourcentage aisément réalisable de 1,1% de leur revenu national brut, soit 300 milliards de dollars par an, ce qui suffirait à éradiquer la pauvreté mondiale.

Entre universalité et historicité

Paul Ricœur, dans le Soi-même comme un autre (1990), présente le moi humain comme un être parlant et agissant. Le livre culmine sur ce qu’il appelle sa « petite éthique », trois chapitres portant sur la finalité éthique, la norme morale, et la sagesse pratique. Le but éthique, auquel il donne la priorité, est défini comme «la visée de la ‘ vie bonne’   avec et pour autrui, dans des institutions justes ». Les trois niveaux se focalisent respectivement sur l’individuel, l’interpersonnel, et le sociétal. Le terme « visée» indique que l’éthique est liée à un processus d’action ; le contenu de la « vie bonne » diffère pour chacun d’entre nous. La discussion par Ricœur de l’expression « avec et pour autrui » fait ressortir que le moi est un autre parmi d’autres et que l’éthique est une question de réciprocité, de partage, et relève du fait de vivre ensemble en tant que mortels partageant à la fois joies et souffrances. « Au sein d’institutions justes » fait allusion, au-delà des rencontres face à face, à ces situations où nous exerçons un pouvoir en commun par le biais de structures qui vont des associations locales aux États nationaux et aux organisations internationales.

Le but éthique devient plus précis et plus contraignant grâce aux normes morales. Mais la longue et méticuleuse discussion par Ricœur des normes morales, qui n’a pas lieu d’être résumée ici, l’amène à conclure que le conflit entre les normes requiert une référence à l’éthique. L’éthique, cependant, ne nous dira pas d’elle-même comment résoudre le conflit entre les normes. C’est sur ce point que nous devons nous souvenir que les humains sont des êtres parlants et agissants. Bien entendu, le but à atteindre est la conviction et l’action. Mais Ricœur pense que nous y parvenons en parlant ensemble. Cette action de parler peut prendre des formes très variées : partager des histoires de vies, réfléchir sur des fictions, converser sérieusement, et argumenter. Ici, il dialogue avec Habermas et Rawls et il s’efforce de trouver un équilibre réfléchi entre universalisation et analyse contextuelle. Heureusement pour ce qui nous importe, il choisit pour illustrer sa pensée la discussion en cours au sujet des droits de l’homme.

Il note tout d’abord que les grandes affirmations des droits de l’homme, celle de 1789 au moment de la Révolution française, et celle de 1948 après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, sont des « textes déclaratifs et non proprement législatifs. » Ces déclarations sont plus concrètes qu’une position de principe moral, mais moins spécifiques que des lois et que les programmes détaillés qui en découlent. Les trente articles de la Déclaration de 1948 sont rédigés sous forme de phrases déclaratives, et les formes verbales les plus constamment répétées sont « est » et « ont ». L’unique impératif se trouve dans la proclamation : « que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l'esprit, s’efforcent, par l'enseignement et l'éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d'en assurer, par des mesures progressives d'ordre national et international, la reconnaissance et l'application universelles et effectives ». La Déclaration est visiblement le résultat d’un long processus de discussion, et le fait qu’elle ait été ratifiée « par la quasi unanimité des États » prouve qu’il s’agit d’un cas d’équilibre réflexif. Pourtant la coïncidence entre universalisme et analyse contextuelle n’est pas parfaite, puisque elle ne recouvre qu’un petit nombre de valeurs, et que la législation qui en dérive provient manifestement des démocraties occidentales. Ricœur dit que la revendication de l’universalisme, tout comme celle selon laquelle une législation spécifique reflète légitimement les lois universelles, doivent être soumises à discussion. Et il poursuit : « Rien ne peut sortir de cette discussion si chaque partie prenante n’admet pas que d’autres universels en puissance sont enfouis dans des cultures tenues pour exotiques». Ceci l’amène à proposer quelque chose qui serait inacceptable aux yeux d’un rationaliste comme à ceux d’un idéaliste, en l’occurrence, la « notion d’universels en contexte ou bien d’universels potentiels ou inchoatifs ». Il affirme qu’une telle notion « rend le mieux compte de l’équilibre réfléchi que nous recherchons entre universalité et historicité ». Nous voyons ainsi que pour Ricœur, une poursuite de la discussion est nécessaire, et en outre que chacune des parties doit accepter qu’elle demeure ouverte.

Les plus pauvres, acteurs

Nous voyons donc que deux éminents philosophes s’accordent avec Wresinski pour dire qu’il faut comprendre l’extrême pauvreté en termes de droits de l’homme. Leurs arguments font mouche, mais le contraste avec la pensée de Wresinski doit être souligné. Une différence importante apparaît lorsqu’on demande comment les droits fondamentaux de gens vivant dans la pauvreté doivent être reconnus, honorés, ou restaurés. C'est-à-dire, qui doivent être les acteurs du combat contre la pauvreté ? Pogge, en mettant l’accent sur la réforme des institutions, suggère que les autres avec lesquels il est susceptible de collaborer pourraient être des concitoyens, notamment des personnes ayant une influence politique et économique. Ricœur travaillerait pour de justes institutions par une conversation avec d’autres, mais il ne précise pas qui participerait à cette conversation. Le fait que Ricœur ait parlé sur la question de l’exclusion lors d’une session de l’université populaire Quart Monde à Paris suggère qu’il serait bien possible que de pauvres gens soient invités à y participer. Mais pour Wresinski, il est clair que les pas à faire pour triompher de la pauvreté et restaurer les droits de l’homme doivent, du début à la fin, être accomplis avec la pleine participation des plus pauvres. Tandis que beaucoup de programmes bien intentionnés, tels que ceux proposés par Pogge, recherchent le bien-être de ceux qui vivent dans la pauvreté, ceux-ci sont vus comme des objets recevant des secours. Wresinski insiste sur le fait que les plus pauvres sont des sujets qui doivent, avec d’autres, être les agents de leur propre progrès. De même que Ricœur il y a longtemps, en parlant des pacifistes, disait qu’ils marchent vers le but de la paix d’une manière conforme à l’objectif poursuivi, Wresinski affirme que l’exclusion sociale ne peut vraiment être surmontée que si les plus pauvres sont associés à chacune des étapes du processus. Bien plus, il dit qu’un pas décisif aura été accompli à chaque fois que la société se tourne vers les pauvres pour apprendre d’eux ce qu’est l’extrême pauvreté.

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