L’université populaire Quart Monde est une action fondatrice du Mouvement ATD Quart Monde. Elle rassemble tous les mois des personnes qui vivent dans la grande pauvreté et d’autres qui en sont solidaires, afin de s’entretenir ensemble sur un thème précis ; le dialogue, médiatisé par l’animateur ou l’animatrice, se déroule avec la participation d’un invité spécialiste du thème abordé. Elle constitue un espace créé par et pour les personnes qui au départ ne possèdent pas encore les outils nécessaires à la maîtrise de la pensée, de la parole, de l’expression publique.
Ce lieu de dialogue entre des personnes porteuses d’expériences de vie très différentes produit des interactions multiples. Ces interactions sont recherchées et médiatisées. Le thème et le cadre de la réflexion sont déterminés par les personnes vivant dans la grande pauvreté afin que la problématique soit véritablement la leur et ne soit pas imposée par un tiers, ce qui serait une nouvelle aliénation. Chacun apporte sa réflexion à partir de son expérience de vie ou de son expérience d’action ou bien encore de son expérience professionnelle. Pareille réflexion sur l’expérience est la base des échanges : « Chacun apporte son expérience et peut permettre à d’autres de trouver une solution à ses problèmes... Si tu ne sais pas de quoi tu parles et que tu es à côté de la plaque, tes interlocuteurs ne vont pas spécialement t’écouter. »
Les conditions de mise en œuvre de ces interactions sont nombreuses et parfois délicates à réunir. Il s’agit de la reconnaissance inconditionnelle de la dignité de l’autre, même et surtout s’il est très marqué, abîmé par la misère ; il s’agit d’attribuer du sens à la pensée de l’autre, même si celle-ci est encore embryonnaire ou balbutiante ; il s’agit de s’engager dans une relation de réciprocité, chacun reconnaissant l’autre et apprenant de l’autre. Il s’agit enfin de s’engager ensemble dans un projet commun de libération. Ces relations spécifiques étant posées, des transformations importantes peuvent avoir lieu : « La première fois, quand je suis arrivée aux réunions d’université populaire, je n’ai pas parlé parce que je me suis sentie tellement gauche, tellement ridicule, j’avais peur (...) et ce qui m’a surprise, c’est la concentration d’attention portée aux personnes démunies.»
Une nouvelle identité née du regard de l’autre
L’appartenance à un groupe de pairs offre la possibilité aux personnes exclues de prendre conscience qu’elles ne sont pas seules à avoir leurs conditions de vie, que certaines se sont libérées de leur condition et de leur culpabilité de la misère. La proximité d’expériences de vie donne de nouvelles possibilités d’échange, d’expression personnelle. La reconnaissance personnelle et collective permet de passer de la honte à la dignité, étape décisive sur le chemin de l’émancipation. Cette reconnaissance est aussi celle de personnes qui n’ont pas les mêmes conditions de vie mais qui respectent la dignité de tous, cultivent des relations égalitaires et ne jugent pas : « A part l’université populaire, je n’ai pas vu grand’monde m’écouter. C’est là que j’ai vraiment appris à ne pas être jugé..., ça a été important pour moi. »
Une expérience de vie née de la réflexion
Toute réalité de vie n’est une « expérience » que si elle a été réfléchie, que si un sens lui a été donné, que si elle a été mise en mots. A l’université populaire, au sein du groupe, ces différentes étapes sont franchies. L’autoréflexion sur son expérience est favorisée par un environnement qui sollicite cette expérience, qui en recueille et valorise le sens. L’environnement produit de nouvelles perspectives de sens, alimentées par les valeurs vécues au sein du groupe ; il donne les moyens d’expression et de langage qui permettent de faire aboutir la production du sens. Au cours de ce processus intervient la « naissance de la parole », c’est-à-dire la capacité de s’exprimer personnellement puis collectivement. « On n’est pas habitué à regarder autour de nous, il faut vraiment qu’on réfléchisse à la question pour qu’on se dise : ‘ Oui, c’est vrai’. Il faut qu’on nous la pose. On arrive à vivre, à un moment donné, sans même voir ce qu’il y a autour de soi. »
« (...) Nous, on subit au quotidien la violence (les expulsions, les travaux, etc.). Et la violence, c’était comme le handicap, parce qu’au premier abord, on ne voyait pas ça, on n’est pas marqué par ça, et pourtant, on subit la violence tous les jours. »
Une ouverture pour apprendre
La construction collective de savoir passe par le partage des différents schèmes de sens. Il y a partage, reconnaissance, qualification, et confrontation de ceux-ci pour aller vers la production d’un nouveau savoir. Lorsque l’intérêt est mobilisé, lorsque le sens est établi, l’ouverture à l’« apprendre » est beaucoup plus aisée.
« L’exil, ça peut être aussi le petit Français qui arrive de la campagne à la ville. On peut être exilé dans son propre pays du fait de la pauvreté, qui est une forme d’exil... Quand vous êtes pauvre, vous n’intéressez plus les gens. Moi, j’ai vu, même au sein de ma famille, quand on a commencé à avoir des problèmes on est devenu les parias de la famille. » Un autre militant poursuit la réflexion sur l’exil :
« Mon collègue de travail, à propos de l’immigration, m’a raconté son histoire d’intouchables. Son père est né à Pondichéry mais il se faisait casser la figure dans la rue. (...) Ce sont des gens qui n’existent pas. Ils ont tous les torts même s’ils ont raison... On a des histoires différentes mais on vit tous la même chose. »
L’invité de cette même université populaire s’exprime ainsi à propos de la production de savoir : « Il y a plusieurs niveaux dans la production de savoir. D’abord il faut que la personne sache que oui, elle a quelque chose à dire, même si elle l’ignorait. Parce que la parole de ces gens, c’est toujours une parole de quémande, de demande, de manque..., et là on va les interroger dans quelque chose de l’excès : ‘Tu es porteur de quelque chose qui est un point de vue, un avis, une histoire, un contexte’ et c’est comme ça qu’on a vu émerger la Roumanie, l’Algérie, qu’il y avait des pays du monde qui apparaissaient là... Déjà, on ne s’adresse plus à quelqu’un qui est carencé, mais on sollicite l’excès de quelqu’un, ce qui est en plus, la richesse. Ça, c’est déjà le premier moment. Vient le deuxième niveau : ce que la personne a à dire, ce n’est pas parce qu’elle le ressent que c’est une vérité. Donc il y a confrontation, et un début de pensée ensemble.
Effectivement, il y a eu un début de systématisation : de quoi s’agit-il ? Que peut-on dire sur l’exil ? Quelles sont les différentes acceptions, perceptions, vécus, formes ? »
La réflexion avait été conclue ainsi : « Même en étant de nulle part, on peut trouver sa patrie, son pays, son lieu dans le monde, là où on est capable d’être solidaire et de partager. »
Des savoirs sont acquis, non seulement par les militants, mais par tous les autres participants à l’université populaire, dans une co-construction.
Les savoirs émancipatoires issus du dialogue
Un premier niveau d’émancipation personnelle permet de transformer sa vie. « C’est là qu’elle s’est rendu compte qu’elle était mère et que c’était à elle de se battre pour son fils et ses enfants ; elle prend la défense de son fils, elle se sent fière. »
Le deuxième niveau d’émancipation collective permet un engagement à la transformation de son milieu qui comprend ses proches, ses pairs. Le militantisme est un moyen puissant d’émancipation. « Si on ne renie pas son passé, c’est parce qu’on pense que notre histoire, à nous, peut aussi donner le courage à d’autres de se relever. On a tourné le dos à la honte, c’est un peu notre force. Ce que j’ai fait pour aider les autres, je l’ai fait de bon cœur. Si je l’ai fait, c’est que j’en ai marre qu’on vive comme ça. »
L’émancipation des personnes qui n’ont pas l’expérience de la pauvreté est tout aussi significative et importante. Celles-ci gagnent l’accès à de nouveaux savoirs, à de nouvelles perspectives de sens et à de fortes prises de conscience.
Un invité journaliste s’exprime ainsi : « Déjà, ça balayait un petit peu les clichés qu’on pouvait avoir : [la personne en situation de pauvreté] n’a pas envie de parler aux autres, elle ne veut pas d’échange. (...) J’ai retenu que nous, journalistes, nous pouvions être blessants, très blessants en fait. Peut-être parce qu’on n’échappe pas à la routine. Des gens dans la pauvreté, on en rencontre beaucoup et on en parle comme si c’était normal, sans se rendre compte qu’on peut heurter les gens, ne serait-ce qu’en écrivant un détail qui peut blesser, toucher à leur dignité. (...) C’était nouveau de l’entendre, parce qu’en général, je n’ai pas de retour de leur part. Quelqu’un qui est dans la rue ne va pas m’écrire une lettre pour dire que l’article ne lui a pas plu ou le contraire... Là, j’étais face à face. »
Vers de nouveaux rapports sociaux
Ceci ajoute beaucoup à la dimension émancipatoire de l’université populaire. Elle n’agit pas seulement pour les personnes qui vivent dans la pauvreté mais elle est une occasion d’émancipation pour tous ceux qui s’emparent de ce savoir émancipatoire nouvellement produit et qui en tirent toutes les conséquences.
Les nouveaux rapports sociaux sont donc d’abord « la production de sujets », puisque les personnes pauvres qui sont d’habitude sans cesse considérées comme des objets deviennent des « sujets », acteurs de leur pensée et de leur libération. Il y a aussi production de militantisme, d’engagement citoyen, production d’alliances pour des revendications sociales, production de nouvelles pratiques professionnelles. Ces rapports sociaux sont libérateurs.
Nous aurons donc démontré par toute cette recherche1 que la mise en œuvre de rapports sociaux qui comprennent la reconnaissance, la réciprocité et l’engagement au changement permet la production de savoirs émancipatoires et que, simultanément, cette production de savoirs permet la production de nouveaux rapports sociaux.