Conclusion

Bruno Couder

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Bruno Couder, « Conclusion », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (2002), mis en ligne le 02 novembre 2010, consulté le 10 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4881

Prospective

En voyant le grand nombre d’inscrits à cette session de prospective européenne sur le thème de la pauvreté, je me suis demandé si c’était encore un effet du 11 septembre 2001, et j’étais un peu inquiet. Car si tel était le cas, le risque serait grand que l’intérêt pour la pauvreté ne soit pas motivé prioritairement par un refus de la condition faite aux plus pauvres mais par la peur, qui se traduit dans la question : « Quel est le lien entre la montée des terrorismes dans le monde et la pauvreté ? » comme il y a une quinzaine d’années certains se sont demandé « Quel est le lien entre la pauvreté et la dégradation de l’environnement ? » On serait resté alors dans le grand courant de la peur des pauvres, dont M.Geremek nous a dit qu’il avait traversé les siècles, et qu’il a produit l’enfermement et le travail forcé.

À écouter les intervenants et les participants, je suis rassuré. Cette rencontre se situe bien dans le courant du refus de la misère. Et si une peur nous travaille, c’est la peur qui habite les plus pauvres eux-mêmes par rapport à l’Europe et à l’avenir de leurs enfants, comme cette mère qui disait : « Déjà l’école n’est pas capable d’apprendre à mes enfants à lire et à écrire correctement en français, alors comment vont-ils être préparés à apprendre les langues étrangères ? »

Voilà une peur fondée sur l’expérience qui doit nous interroger, au moment où nous parlons de la construction européenne.

Projeter le Quart Monde dans une prospective

Nous sommes donc venus pour faire ensemble un effort de prospective sur l’avenir de l’Europe. Permettez-moi de citer le père Joseph Wresinski qui tenait en 1981, devant un groupe de volontaires d’ATD Quart Monde, des propos qui me paraissent bien éclairer notre démarche :

« Écrire l’histoire du Quart Monde, c’est en tout premier écrire l’histoire qui va venir. C’est projeter le Quart monde dans une prospective, c’est d’une certaine manière être prophète du Quart Monde, devinant ce qu’il porte en lui de son demain. C’est cela le vrai historien du Quart Monde : il s’introduit déjà dans un certain déterminisme. Non pas du tout qu’il croirait que l’histoire est rigoureusement déterminée, mais il s’introduit nécessairement dans les espoirs d’un peuple, et ces espoirs le projettent toujours vers un devenir. (…) C’est pour cela que nous avons dit que le vrai créateur d’histoire est quelqu’un qui possède une très grande sensibilité, beaucoup d’imagination et plus encore d’amour, puisque l’imagination est fille de l’amour.

Nous chercherons donc l’histoire qui s’annonce parce qu’elle se vit déjà, dans les souffrances des populations d’aujourd’hui. Parce que dans cette souffrance s'exprime déjà l’histoire de demain. Dans la souffrance, dans le mépris subi, mais aussi dans la révolte qui sourde et bouillonne au cœur des populations. Et dans l’espérance, puisque celle-ci est d’abord le refus de ce qui est. Nous écrirons l’histoire des refus qui sont le présage de demain. »

Cette hantise du père Joseph de créer l’histoire du Quart Monde, dont M. Geremek nous a dit combien il en avait été impressionné, conduit à une prospective qui part d’abord de l’expérience des plus pauvres, de leur souffrance, de leur révolte et de leurs espoirs pour chercher à en déduire des perspectives d’avenir. Il me semble que nos travaux peuvent prétendre s’inscrire dans la lignée de ce à quoi nous invite le père Joseph : « Nous devons voir vingt ans en avance si nous voulons lutter contre la misère aujourd’hui. »

Le croisement des savoirs

Certains participants à nos travaux ont pu y apporter la connaissance de ce vécu et la réflexion des personnes qui subissent l’exclusion et la misère. Nous avons pu mesurer combien c’est important de croiser leur apport avec celui des autres participants qui ont nourri les échanges de leur propre expérience et réflexion.

Faire ensemble un essai de démarche prospective comme nous venons de tenter de le faire est un effort remarquable, et nous pouvons être heureux les uns et les autres d’y avoir contribué.

Je ne crois pas que nous soyons encore allés assez loin dans la création de vraies conditions d’un croisement des savoirs comme celles que nous avons formulées. C’est un objectif qui est encore devant nous, car nous ne pouvons pas prétendre préparer l’avenir de l’Europe et lutter contre la pauvreté sans nous appuyer sur la compréhension et la réflexion des plus pauvres.

Un courant qui prend de la force : celui du refus de la misère reconnue comme un déni des droits de l’homme

Un point nous unit tous, je crois : si nous sommes venus travailler ensemble, c’est que nous croyons qu’il n’y a pas de fatalité de la misère, que celle-ci peut être combattue avec succès. Ce n’est pas seulement une conviction de principe, c’est aussi le fruit de l’expérience de tous ceux qui s’y sont engagés de façon durable et déterminée, rejoignant les efforts des plus pauvres. Nous avons entendu ici des récits précis de personnes engagées dans un quartier, dans des entreprises, dans une commune, à l’échelle d’un pays ou même des instances européennes qui nous ont donné des exemples des changements qui peuvent s’opérer dans les lois, les règlements, les pratiques sociales.

Les exemples que nous avons repérés sont une faible partie de ce qui a eu lieu, et ce sont les signes de l’existence d’un vrai courant de la lutte de refus de la misère.

Ce que nous avons discuté rejoint le constat qu’on peut faire à partir des instances internationales : l’affirmation de la nécessité de faire de la lutte contre la misère une priorité grandit dans les textes adoptés. On aura bien sûr tous en tête les décisions de Copenhague en 1995, que nous a rappelées Xavier Godinot, ou celles du sommet de Nice qui a engagé de façon déterminée l’Union européenne dans un programme de lutte contre la pauvreté.

La reconnaissance de la misère comme violation des droits de l’homme est de mieux en mieux établie, comme on peut le constater dans les travaux du Conseil de l’Europe ou ceux de la Commission de l’ONU à Genève.

Il ne faut pas croire que la croissance de ce courant de refus de la misère comme violation des droits de l’homme se soit développée d’elle-même : elle est le fruit du travail de très nombreuses personnes et d’ONG, tant sur le terrain que dans les instances internationales. La bataille n’est pas encore gagnée, et une grande vigilance doit être encore de mise.

L’objectif d’éradiquer la grande pauvreté doit être inscrit dans le texte de la future constitution de l’Union européenne. Un cadre directif favoriserait la mise en œuvre des objectifs de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale et l’accès aux droits fondamentaux. Dans l’atelier n°1, la question de susciter ou non de nouveaux textes était posée. Le Mouvement ATD Quart Monde recherche depuis sa création à influencer les textes existants ou à promouvoir de nouveaux textes à partir de la pensée et de l’expérience des plus pauvres. Nous savons qu’il ne suffit pas de faire des propositions : il faut parvenir à l’application de ces textes.

Nous devons persévérer dans les prochaines années pour avancer sur ce sujet tant sur l’élaboration des textes que sur la manière de parvenir efficacement à leur application.

Connaissance de l’importance du partenariat

Avec la montée du courant de reconnaissance de la misère comme violation des droits de l’homme, et donc du refus de la misère, grandit aussi le courant qui met le partenariat avec les personnes et les populations en situation de grande pauvreté comme une condition indispensable à la réussite de toute action et de toute politique de lutte contre la pauvreté.

La manière dont un certain nombre de textes législatifs ont été gagnés dans des pays en est la preuve. Par exemple, la loi d’orientation contre les exclusions votée en France et le rapport général sur la pauvreté présenté en Belgique sont des signes que ce partenariat est possible.

La prise de conscience de cet impératif du partenariat avec les personnes et les populations les plus pauvres se fait donc de plus en plus mais un grand chemin est encore devant nous. L’atelier n°3 a insisté sur la nécessité d’une formation des acteurs à ces démarches de partenariat.

Il faut non seulement acquérir un savoir-faire mais aussi avoir des convictions. Si les textes traduisent clairement cette nécessité du partenariat, ce n’est pas pour autant que nous sommes tous convaincus que celui-ci produira quelque chose de vraiment novateur. Nous n’avons pas suffisamment souvent expérimenté la richesse du croisement des savoirs et du partenariat. Trop de personnes l’ont seulement acquis comme une théorie et n’ont pas eu l’occasion de le pratiquer pour se rendre compte de sa fécondité.

Le risque est grand qu’on en reste à des mots si un effort extraordinaire n’est pas fait pour mettre en place ce partenariat, qui est un véritable changement de nos mentalités, un renversement de nos priorités !

Une réflexion au niveau de la construction de l’Europe « élargie »

Ce mot « élargie » est un piège car il sous-entend qu’il existe une bonne Europe, celle des quinze, qui va décider pour l’ensemble des pays européens les conditions de son élargissement. Cette Europe des quinze est-elle en mesure actuellement de créer les conditions d’une relation d’égalité où les expériences, les attentes de chaque pays en matière de lutte contre la pauvreté seraient prises en compte sans préjugés ? Quelles sont les exigences de ces pays candidats ? Nous osons à peine parler d’exigence car nous ne sommes pas encore dans un dialogue où nous permettons à ces pays d’exiger quoi que se soit, ne serait-ce qu’au niveau de la justice.

Nous rejoignons ici les propos que M. Abdelmadjid nous a dits avec des mots très prudents et combien diplomatiques sur les questions que l’Afrique peut poser à l’Europe au niveau de la justice. Il a invité l’Europe à créer un tel dialogue avec le continent africain. Les relations entre l’Europe des quinze et les autres pays et peuples doit se nourrir de ce que nous avons appris du dialogue et des conditions de partenariat nécessaires avec les personnes en difficulté. Nous avons compris que la lutte contre la pauvreté sans l’expérience des populations les plus pauvres ne serait pas efficace.

L’expérience faite avec les populations en situation de grande pauvreté doit vraiment nous inspirer dans la question de la construction européenne. Nous devons avoir la même ambition de participation, d’ouverture, de dialogue à égalité avec les pays qui sont candidats et ceux qui n’osent pas y prétendre au vu des critères requis à l’adhésion. Prenons l’exemple de la Moldavie, qui n’a pu être représentée à ces journées. Les mesures prises par l’Europe pour protéger ses frontières ont empêché Nina Orlova d’obtenir un visa pour participer à nos travaux. Comment ce peuple de Moldavie, par son expérience, notamment en matière de lutte contre la pauvreté, peut-il nous apporter une aide précieuse si déjà nos lois et règlements ne permettent même pas les conditions du dialogue. Nous en sommes totalement privés car nous ne prenons pas les moyens.

Et là encore, nous sommes enseignés par l’expérience des familles les plus pauvres : si ces pays ne sont pas associés sérieusement dès maintenant à la construction européenne, nous perdons leur apport et nous créons des cassures qui risquent d’être durables et profondes.

La manière d’agrandir l’Europe ne retire en rien les exigences que nous devons avoir à l’intérieur de cette Europe des quinze déjà constituée pour aller jusqu’au bout de ce que nous prétendons faire et dont nous voulons donner le modèle.

Cette prétention d’être un modèle au niveau européen, je l’ai ressentie en Espagne, où j’ai vécu durant plusieurs années. Ce pays est arrivé dans l’Union européenne parmi les derniers admis. Combien de fois y ai-je vu des travailleurs sociaux ou des responsables d’ONG engagés sur le terrain au côté des familles en situation de pauvreté me dirent combien ils se sentaient humiliés que dans la construction européenne on leur fasse sans cesse remarquer leur « retard » dans le développement des services sociaux, des revenus sociaux. Presque jamais n’était valorisé le fait que dans ce pays, comme en Grèce et au Portugal d’ailleurs, les familles les plus pauvres font face à la dureté de la vie par la solidarité familiale et par l’exercice de multiples travaux, déclarés ou non, qui font des chefs de famille, même les moins qualifiés, des hommes ou des femmes debout.

Les modèles de lutte contre la pauvreté des pays du Nord, qu’on leur donnait en référence, ont renforcé dans ces pays l’exclusion des plus faibles, brisé les familles très pauvres par des politiques de placement sans vrais soutiens aux parents et enfermé les travailleurs les moins qualifiés dans l’assistanat, qui en fait des inutiles à vie, niant leur volonté de contribuer à la vie commune. L’Espagne doit connaître et étudier ces modèles, mais pourquoi les copier au risque d’aboutir aux mêmes échecs, au lieu d’inventer de nouveaux chemins ?

Nous devons vraiment respecter les chemins de lutte contre la pauvreté et la manière dont, actuellement, les pays les plus pauvres luttent déjà contre la pauvreté. Nous devons le prendre en compte pour comprendre les valeurs qui permettent à ces populations de tenir.

Maintenir notre ambition de faire avancer le respect des droits de l’homme

Pour poursuivre sur les exigences que nous devons avoir à l’intérieur de cette Europe des quinze, nous devons, par exemple, suivre l’application du Traité de Nice. Ce n’est possible que si nous disposons d’un rapport tous les deux ans, débattu au Parlement. Ces rapports doivent être élaborés en partenariat avec les personnes en difficulté. Nous savons que pour la rédaction des premiers rapports ce ne fut pas le cas ou très peu. Il faut aussi concrétiser l’accès de tous aux droits fondamentaux. Je voudrais prendre quatre aspects particuliers :

La mise en place de politiques de renforcement et de soutien de la cellule familiale : mettre fin aux politiques d'éclatement des familles. Il faut s’appuyer sur des expériences menées par des ONG dans le domaine de la promotion familiale.

Une vigoureuse politique contre l’illettrisme avec des échéances et des moyens. Mais aussi accès aux langues étrangères, aux nouvelles technologies, qui sont des outils dont ont besoin les Européens.

Transformer la situation de « sous-droit » crée par certaines mesures d’insertion en véritable droit à un travail décent et associer des entreprises à un tel objectif.

Redéfinir des politiques d’asile et d’immigration : en finir avec la situation de clandestinité, la privation de droit entraînant un risque de basculer dans la misère.

Pour conclure, je voudrais dire que tous les travaux que nous avons menés ici sont une étape importante dans cet effort de prospective. Nous devons être très exigeants vis-à-vis de nous-mêmes mais il nous faut aussi l’être par rapport à notre société.

Le monde, aujourd’hui, met d’énormes moyens dans la prospective, que ce soient les entreprises, les universités. Nous devons tous, à partir d’une session comme celle-ci, interpeller les pouvoirs publics, le monde universitaire à tous les niveaux, exiger des moyens pour soutenir les pays, y compris hors de l’Europe des quinze, qui veulent aussi anticiper sur l’avenir. Comment associer les pays défavorisés d’autres continents, à nos réflexions prospectives ?

Il nous faut mieux comprendre les grandes tendances qui concernent la grande pauvreté et mieux comprendre la responsabilité des acteurs de ce changement.

Mais ne nous y trompons pas : si nous voulons être à la hauteur des espérances des personnes qui connaissent la grande pauvreté, la honte et l’exclusion dans la misère, nous devons être très ambitieux, avoir conscience que c’est un vrai projet de société que nous devons inventer en partenariat avec eux.

Bruno Couder

Délégué Général adjoint du Mouvement international ATD Quart Monde

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