Les visiteurs

Bernadette de Boysson

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Bernadette de Boysson, « Les visiteurs », Revue Quart Monde [En ligne], 164 | 1997/4, mis en ligne le 25 juin 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4895

J'avais à peine dix ans quand ma grand-mère paternelle m'a fait visiter une exposition sur Goya. Enthousiasmée par la beauté des œuvres et me faisant partager son plaisir d'une manière un peu bruyante, elle s'attira les réprimandes des autres visiteurs. Je me souviens d'avoir éprouvé en même temps deux sentiments : l'un était ma joie d'avoir pu regarder ces tableaux et les aimer avec ma grand-mère ; l'autre était la honte de son attitude qui avait provoqué un rejet, comme une exclusion, à laquelle je fus très sensible, puisque je m'en souviens encore. Ce deuxième sentiment, je le retrouve dans mes visites avec le Quart Monde, quand je sens sur mon groupe le regard des visiteurs (« mais que font ces gens dans un musée ? »). Il est bien possible que ce soit le souvenir de cette expérience enfantine qui m'ait donné l'envie d'amener au musée, au contact de l'art et de la beauté, ceux qui sont les plus démunis, car ce sont bien eux qui en ont le plus besoin. En effet, se greffe sur ce souvenir d'enfance ma propre vie d'adulte endeuillée cruellement à deux reprises. Il est évident que le contact, dû à mon métier, avec des œuvres d'art donnant un sentiment de beauté et d'oubli du reste, m'a beaucoup aidée.

Ma visite n'est jamais formelle, je ne donne que peu d'explications, celles qui me semblent le plus accessibles, par exemple l'âge d'une œuvre, la nationalité de l'artiste, j'insiste un peu si c'est un Bordelais. Je parle du sujet uniquement s'il est directement compréhensible, rattachable aux choses de la vie. Je ne parle de la technique que si elle est particulière et visible, comme les petites touches des impressionnistes.

Je ne choisis pas les tableaux ; je suis le groupe et réponds aux questions. Ils ne m'en posent pas beaucoup, mais me disent tout de suite s'ils aiment ou pas ; alors je leur demande pourquoi et, en général, viennent les souvenirs personnels. Ainsi, une personne d'un certain âge, d'origine paysanne, désabusée et transplantée en ville par les hasards de la vie, s'est mise à pleurer devant des paysages hollandais du dix-septième siècle : la campagne, avec sa nature, ses travaux d'agriculture, son atmosphère humide ou ensoleillée, tellement bien rendus par ces artistes trois siècles auparavant, a touché cette femme qui, du coup, a retrouvé ses racines l'espace d'un court moment et son enfance heureuse. Il n'était pas besoin de lui expliquer le pourquoi et le comment de ces œuvres, seule leur beauté était importante et l'émotion provoquée par la confluence de leur vision et d'un vécu heureux.

Au cours d'une autre visite où nous sommes restés particulièrement longtemps devant un immense tableau très clair, ensoleillé, une des femmes du groupe s'est retournée vers moi et m'a dit avec un large sourire : « C'est comme si je mangeais ! » Cette femme illustrait par sa parole, l'idée forte du père Joseph.

Une autre femme - qui est « passée à l'acte », car elle s'est mise à peindre elle-même - a toujours des commentaires pittoresques devant les tableaux ; ainsi devant des marins avec des bateaux, elle reste perplexe, car ses bateaux à elle s'envolent vers le ciel, elle n'arrive pas à les maintenir sur l'eau !

Une ou deux fois, un de mes visiteurs m'a dit qu'en voyant un paysage près de Bordeaux, il avait pensé à un tableau du musée et que, du coup, il avait été plus sensible à ce paysage.

Il y a toujours à mes visites un petit noyau de « fidèles », preuve qu'ils aiment venir et revenir ; même si ce plaisir est très ponctuel, je pense que c'est toujours ça de gagné sur l'adversité ; je crois qu'ils sont touchés par une beauté qui, quelque part, reste inscrite comme un moment de bonheur dans leur vie.

Leurs mots sont simples, directs, viennent du cœur ; leurs regards surtout sont passionnants ; ils sont méfiants d'abord, puis interrogateurs et puis s'ils aiment, c'est la joie qui éclate dans leurs yeux.

Je suis aussi toujours surprise qu'ils aillent vers des œuvres très belles comme instinctivement, comme nécessairement attirés par ce qui est beau et ce qui leur fait du bien.

Ce qui serait une victoire, c'est que, d'eux-mêmes, ils viennent au musée quand ils en ont envie. Mais la démarche est trop difficile ; le musée est un lieu trop solennel, ils sont intimidés et ils aiment bien que je sois là, pour les « protéger » peut-être, comme interlocuteur peut-être, mais je n'interviens pas vraiment ; rapidement ils se mettent à parler entre eux. Mais ils sont aussi contents qu'un conservateur les prenne en charge, par rapport aux autres visiteurs, car ils se sentent alors respectés.

Pour moi, c'est une expérience extraordinaire, car elle me permet de m'évader de temps en temps de mes recherches et de mes livres, et de donner un sens à mon métier : partager mon goût et mes émotions avec d'autres. J'ai connu la même sensation quand, au début de ma carrière, j'ai fait des animations avec des enfants : même spontanéité, même approche instinctive de la beauté, et pour moi, souvent, leçon d'humilité devant tant d'émotion vraie.

« Je préfère regarder un tableau que par la fenêtre. Avec le tableau, je me crois dans un jardin. »

Artothèque de Caen

« Madame L., à un journaliste qui lui disait :

« Vous ne trouvez pas ça curieux de prêter des tableaux, alors que les gens ont peut-être faim ? » répondait du tac au tac : « Monsieur, si moi je n'ai rien dans mon assiette, au moins j'ai du beau sur mon mur, et ça vous ne pouvez pas savoir comme c'est important pour moi ! » Et comme le journaliste la regardait en souriant, dubitatif, elle ajoutait, un peu vivement : « Oui, Monsieur, nous, on a le droit d'avoir des tableaux, on est comme tout le monde. Si le Quart Monde ne faisait pas ça, on attendrait encore ! »

Artothèque de Caen

Bernadette de Boysson

Conservateur du département d'Art ancien, musée des Beaux-Arts de Bordeaux

CC BY-NC-ND