Le père Joseph Wresinski, enfant d'un divorce ?

Andrea Riccardi

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Andrea Riccardi, « Le père Joseph Wresinski, enfant d'un divorce ? », Revue Quart Monde [En ligne], 216 | 2010/4, mis en ligne le 05 mai 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5071

Le 26 mai 2010, à Rome, au siège de la revue La Civiltà Cattolica, une table-ronde a été organisée à l’occasion de la parution de l’édition italienne du livre Les pauvres sont l’Église. Le texte ci-dessous reprend l’essentiel des propos tenus à cette occasion par Andrea Riccardi.

Index de mots-clés

Joseph Wresinski, Eglise

Les pauvres sont l’Église, le livre du père Joseph Wresinski, est un livre qui nous aide à comprendre l’homme et le prêtre. Je voudrais essayer de le situer, parce qu’il s’agit d’un livre chargé d’histoire, qui ne peut devenir quelque chose d’éthéré. Je remercie Gilles Anouil1 qui, dans ce livre, nous a aidés à faire parler le père Wresinski. Ce dernier y parle de son enfance, une enfance déchirée, une enfance douloureuse, une enfance misérable. La frontière qui traverse son enfance est celle qui se situe entre la pauvreté et l’Église. Dans un sens, la pauvreté est représentée par la figure de son père, cette figure de l’homme abruti et violent, parce que lui-même victime de violence. Il y a ici de très beaux passages, que je n’aurai pas le temps de commenter. Par exemple : « Dès leurs trente ou trente-cinq ans, les hommes sont souvent usés, presque des vieillards ». Qui connaît les pauvres ainsi ? Et puis il y a sa mère. Sa mère est cette belle femme, cette femme qui souffre, cette femme bonne : « Pour moi, l’Église c’était la prière de ma mère, c’était ses silences, sa méditation. C’était aussi l’Église de l’aumônier du Bon Pasteur qui, des centaines de fois par jour, répétait : ‘Mon Dieu, je vous aime !’ C’était le curé de la paroisse respectant ma mère comme ne le faisaient pas les voisins. Toute pauvre qu’elle était, il venait lui demander le denier du culte ».

Un enfant du divorce

Le père Joseph est l’enfant du divorce entre l’Église et les pauvres, comme Madeleine Delbrêl dans les années 30, ou les prêtres-ouvriers dans les années 40, et jusqu’aux années du Concile. Un enfant du divorce entre l’Église et la classe ouvrière, entre l’Église et les pauvres. Ce n’est pas la même chose, mais c’est le même divorce. Lui opte pour sa mère, pour les Sœurs, pour le prêtre qui marmonnait ses oraisons jaculatoires. Et il devient prêtre. Cette histoire est une histoire très française. La France est en effet un grand laboratoire de la rencontre-choc, à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle, - rappelons-nous qu’à Paris, l’insurrection de la Commune éclate en 1870 - entre l’Église et les pauvres, entre l’Église et la classe ouvrière. Même s’il s’agit ici du sous-prolétariat, il y a des différences mais aussi des analogies.

Les hommes de ce temps

Me vient ici à l’esprit la conclusion de la Vie de Jésus d’Albert Schweitzer2, texte écrit au début du 20ème siècle. Albert Schweitzer dit : « Que le contact avec la vie de Jésus nous aide à découvrir la note héroïque de l’existence ! » Le père Wresinski, dans sa rencontre avec Jésus, découvre la note héroïque. Les hommes qui peuplent les pages de ce livre, les prêtres qui y sont cités, ont découvert la note héroïque. L’abbé Godin3, auteur d’un livre célèbre, France, pays de mission ?, qui fut apporté au cardinal Suhard4 ; André Depierre5, que peut-être personne ne connaît, prêtre-ouvrier ; l’abbé Pierre, que tout le monde connaît ; et même sœur Emmanuelle, d’un autre monde et avec un autre cheminement, mais qui elle aussi se trouve sur cette frontière. Ces hommes qui avaient et qui vivaient cette note héroïque dessinent une réalité bien différente du mouvement social catholique. « Leur esprit était celui d’une avant-garde, une avant-garde prête à plonger et à se perdre dans ce continent perdu », écrit le père Joseph. Ils vivaient une espérance, celle de s’incarner, avec l’idée de s’enfouir, de mourir sur place. Telle est leur spiritualité. C’est ici qu’il faut se tourner vers la grande épopée des prêtres-ouvriers, qui pour eux a eu le sens de devenir des ouvriers parmi les ouvriers afin de montrer qu’il était possible d’être des chrétiens parmi les ouvriers. Tout comme le père Pierre, du roman de Cesbron6, Les Saints vont en enfer, qui dit au cardinal Suhard, archevêque de Paris, en parlant de son travail à l’usine : « Maintenant, je suis devenu tout en mains, je ne suis plus que mains. »

Il faut bien regarder les dates : le mouvement des prêtres-ouvriers connaît une crise en 1952-53 ; puis il y a leur interdiction ; quelques prêtres restent au travail ; en 1954, tout est fini. Tout est fini parce que Pie XII considère qu’il y a une contradiction profonde entre la vie sacerdotale et le fait de devenir ouvrier. Le mouvement du père Wresinski, solidaire de cette spiritualité naît, lui, en 1957. Et il naît comme un mouvement laïc. Telle est la contradiction, tel est le paradoxe, générateur d’intérêt, qu’on trouve chez cet homme, profondément prêtre, faisant une lecture mystico-théologique de la pauvreté, et qui a fondé un mouvement qui n’est pas un mouvement religieux. Et ici se manifeste son intelligence : la grande confrontation avec le marxisme. Les marxistes croient que ce sont les systèmes et les structures qui sauvent, ils ne croient pas que les hommes les plus malheureux puissent décider de changer. La confrontation avec le marxisme est le défi de l’époque, un défi spirituel pour le christianisme et pour la classe ouvrière qui, derrière le mouvement socialiste, abandonne ou est tentée d’abandonner l’Église, la mère de toujours. À la fin du 19ème siècle, alors que le député ouvrier Corbon7 est en train de parler devant le Sénat, l’évêque Dupanloup face à la révolte des ouvriers, s’exclame : « Pourquoi nous avez-vous abandonnés ? » Et l’ouvrier Corbon de répondre : « Parce que ‘vous’ nous avez abandonnés ! » Ce sont là les termes d’un débat incroyable. Dans l’avant-dernier chapitre du livre, on trouve la confrontation avec la théologie de la libération, un autre événement qui se situe dans la suite logique des prêtres-ouvriers. Et ici, nous voyons un père Wresinski qui se montre très clair sur son identité, j’ai envie de dire, traditionnelle. Il sent les choses comme Jean-Paul II. Et pourtant, il ressent le drame, ce drame d’une Église qui doit parler aux pauvres et d’une Église qui est Église des pauvres. Mais son expérience est qu’au-delà des limites de cette Église, qu’il reconnaît, il existe une complicité entre l’Église et les pauvres, et leur communauté de destin en Jésus : « Les expériences que j’avais faites ailleurs m’ont montré que les hommes sont beaucoup plus portés à mépriser, à négliger, à ridiculiser les pauvres, qu’à les associer à leur vie. L’Église, c’était différent. Elle ne les ridiculisait pas. » Ce livre est donc un livre de passion religieuse. Un livre de passion sacerdotale et religieuse, et un livre de passion pour les pauvres.

Faire l’histoire

Ce monde des pauvres, méprisé par les marxistes, est ce monde qui doit revenir, qui a quelque chose à dire, et c’est un monde qui doit revenir faire l’histoire. Voilà l’idée, une idée qui se fait jour ensuite également dans la culture française : l’histoire des pauvres. Il s’agit d’une certaine histoire sociale : elle décrit l’histoire des pauvres, c’est-à-dire le fait que le vécu des pauvres a une importance et une signification, dans un certain sens, universelle et que, d’un autre côté également, elle a une valeur littéraire qui lui est propre, c’est-à-dire qu’elle est intéressante, qu’elle peut intéresser et faire culture.

Ma rencontre avec le Mouvement

Je ne parlerai pas du Mouvement, trop bien connu : faire naître un mouvement des pauvres, de volontaires et d’alliés ; faire parler un peuple, celui du Quart Monde ; l’amener à l’Élysée, l’amener au Vatican, l’amener à l’ONU ; et, autour des pauvres, à partir du pauvre, recréer toute une attention ; dans un certain sens, transformer les riches ; transformer la culture ; créer un intérêt, un mouvement laïc et interreligieux.  Je voudrais plutôt évoquer ma rencontre avec  le père Joseph au siège du Mouvement. Nous eûmes une longue conversation durant laquelle il m’interrogea longuement sur mon expérience des pauvres, sur la Communauté de Sant’Egidio. C’était à la fin des années 70 ou peut-être au début des années 80. Ce fut une conversation intense. Et je me souviens d’une conclusion. Il m’a dit : « Vous, vous avez la prière. Gardez-la précieusement, parce que c’est votre force. » Et il a ajouté : « C’est ce qui nous manque à nous. » Mais il a ajouté cela non pas pour procéder à une autocritique, mais peut-être pour souligner une valeur. Je crois que ce qui m’a frappé, c’est sa façon passionnée de parler des pauvres, mais aussi son discours profondément sacerdotal, son discours de croyant. Le cardinal Marty lui disait : « Vous avez voulu créer un mouvement où les hommes de toutes les confessions se rencontrent autour des plus pauvres. La meilleure manière de vous aider fut de l’accepter d’emblée et de vous laisser poursuivre votre chemin. » C’est là un paradoxe : le père Joseph crée un mouvement laïc autour de la priorité donnée aux pauvres, mais il ne renonce pas à être un prêtre, à être un homme de spiritualité, à être un théologien. Et ici, dans la confrontation avec la théologie de la libération qui tout à la fois le passionne et le trouve critique, il révèle les ambiguïtés du marxisme.

Pour conclure

Le père Joseph ne peut pas être séparé de son contexte historique. Quant à nous, nous ne pouvons pas réduire le père Wresinski à une petite icône ; sa pensée est une pensée solide, encore présente dans les bidonvilles, encore présente dans l’histoire. Mais elle représente aussi un beau défi à la médiocrité dans laquelle a sombré l’engagement social chrétien, devenu un engagement de substitution, et qui a perdu sa note héroïque.

Le livre s’achève sur deux idées fortes. La première est l’idée de révolution culturelle, qui représente la foi en la force des idées : « S’il a fallu opérer une rupture avec le passé, c’était à la manière du Christ, en faisant une révolution culturelle. » Personnellement, je crois beaucoup à cela. Puis vient l’idée que l’Église est la source de tous les grands changements, pas la seule, mais certainement pas la moins abondante. Ensuite, si l’Église est en retard en ce qui concerne son langage ou son comportement, c’est normal. Vient alors l’idée des grandes révolutions culturelles qui changent le monde. Puis, à la fin, j’ai parlé de passion : ces dernières pages, que je vous conseille, dans lesquelles le père Joseph aborde le thème de la vie consacrée. Pour le père Wresinski, la consécration est la passion de la vie et aussi de la mort. Dans les années d’après le Concile, on disait un peu comme un slogan : mourir à l’intérieur d’une situation. Telle est la passion du père Wresinski. Jean-Paul II disait que la vraie vie est don de soi. Je crois qu’ici le père Joseph apparaît dans sa grandeur et dans son incomplétude. Il n’a pas voulu être secrétaire général de l’ONU : il a voulu être leader d’un monde de gens sans histoire et sans paroles, et peut-être même n’a-t-il pas voulu être un leader. Et, comme toute grande œuvre, son œuvre est tout à la fois incomplète, tout à la fois succès et échec. Pourquoi donc ? Parce que, chez le père Wresinski, il y a aussi du sens dans certains aspects de l’échec et de l’inachèvement d’un grand processus auquel il a contribué.

1 Les entretiens accordés à Gilles Anouil par le père Joseph Wresinski ont abouti au livre Les Pauvres sont l’Église, Éd. Le Centurion, Paris, 1983.
2 Albert Schweitzer (1875-1965), théologien protestant et médecin. Prix Nobel de la paix en 1952.
3 L’abbé Henri Godin (1906-1944) fut aumônier de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne).
4 S.E le cardinal Emmanuel Suhard (1874-1949) fut archevêque de Paris de 1940 à sa mort.
5 André Depierre (1920) fut un prêtre ouvrier.
6 Gilbert Cesbron (1913-1979), écrivain d’inspiration catholique et homme de radio. Son roman Les Saints vont en enfer est paru en 1952.
7 Anthime Corbon (1808-1891), ouvrier devenu typographe, était le principal rédacteur de L’Atelier, "Organe de la classe laborieuse", rédigé par des
1 Les entretiens accordés à Gilles Anouil par le père Joseph Wresinski ont abouti au livre Les Pauvres sont l’Église, Éd. Le Centurion, Paris, 1983. Une nouvelle édition de ce livre sortira au début 2011 aux Éd. du Cerf.
2 Albert Schweitzer (1875-1965), théologien protestant et médecin. Prix Nobel de la paix en 1952.
3 L’abbé Henri Godin (1906-1944) fut aumônier de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne).
4 S.E le cardinal Emmanuel Suhard (1874-1949) fut archevêque de Paris de 1940 à sa mort.
5 André Depierre (1920) fut un prêtre ouvrier.
6 Gilbert Cesbron (1913-1979), écrivain d’inspiration catholique et homme de radio. Son roman Les Saints vont en enfer est paru en 1952.
7 Anthime Corbon (1808-1891), ouvrier devenu typographe, était le principal rédacteur de L’Atelier, "Organe de la classe laborieuse", rédigé par des ouvriers influencés par le saint-simonien et socialiste catholique Buchez.  L’ouvrier Corbon fut élu  député de Paris et fut vice-président de la Constituante.

Andrea Riccardi

Né en 1950 à Rome, Andrea Riccardi a fondé, en 1968, la Communauté de Sant’ Egidio connue pour son engagement auprès des pauvres, sa contribution au dialogue interreligieux et son travail au service de la paix. Depuis 1981, il est professeur d'histoire du christianisme et des religions à l'université de Roma III.

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