Travailler et apprendre ensemble

David Régnier

p. 19-24

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David Régnier, « Travailler et apprendre ensemble », Revue Quart Monde, 217 | 2011/1, 19-24.

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David Régnier, « Travailler et apprendre ensemble », Revue Quart Monde [Online], 217 | 2011/1, Online since 01 October 2011, connection on 12 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5114

Interview extraite d’un film réalisé en préparation du séminaire "Vivre, travailler ensemble : refuser tout gâchis humain" (Bobigny, France, 2010). L’auteur donne les clés de l’originalité de Travailler et Apprendre ensemble : repenser l’entreprise autrement.

RQM : Dans le projet Travailler et apprendre ensemble (TAE)1 que vous coordonnez, qu’est-ce qui vous semble le plus important ?

D.R. : L’objectif de TAE, c’est de rassembler des gens dont les histoires sont très différentes mais qui, tous, ont envie de repenser l’entreprise autrement. Aussi bien des gens mis à l’écart du monde de l’entreprise, que d’autres qui pourraient y avoir leur place ou y ont eu leur place, mais ne s’y retrouvent pas tout à fait. Et ensemble, chercher à réinventer une autre façon de concevoir le travail, les relations dans l’entreprise, pour que chacun ait sa place et s’y sente mieux.

Ce qui me passionne, c’est de créer les conditions, un espace, un cadre pour que ce projet prenne forme.

RQM : Vous êtes face à des gens qui ont des savoir-faire, des rythmes, des capacités très différents. C’est un pari. Comment faites-vous pour que la dynamique fonctionne ?

D.R. : C’est une question difficile. En effet, le projet a été créé et développé par des personnes qui ne sont pas issues du monde de la grande pauvreté. C’est donc à partir de là qu’on essaie de donner une place et une vraie responsabilité à des personnes qui ont ce vécu de pauvreté.

Concrètement, nous faisons chaque semaine des réunions avec l’ensemble des salariés, des points avec chaque équipe pour organiser le travail, etc. Nous avons aussi mis en place des petits groupes de travail pour réfléchir aux moyens de gérer les absences, d’intégrer dans une même équipe des gens dont les rythmes de travail et d’apprentissage sont très différents. C’est un premier moyen.

Par ailleurs, pour développer l’écoute et permettre à des personnes qui vivent des situations de grande précarité de construire avec nous ce projet, la présence des personnes qui ont fait le choix volontaire militant de rejoindre une équipe de travail est aussi une grande sécurité et une assurance que les projets soient faits ensemble.

Comment s’y prend-on pour que finalement « la mayonnaise prenne » ? Qu’est-ce qui donne envie à chacun de faire plus d’efforts pour que ça se passe bien ensemble ?... Je ne le sais toujours pas, après avoir passé cinq ans dans ce projet ! Je sens qu’il y a des éléments de réponse qui se vivent à TAE mais ils sont difficiles à cerner : par exemple le fait de vivre des moments en dehors du travail, de tisser des liens, des relations avec nos familles et nos enfants dans des temps conviviaux, dans des sorties culturelles. Ces temps gratuits de simples relations humaines et de convivialité, en dehors de la pression économique, permettent de mieux surmonter les moments de tension inévitables quand il y a un délai à respecter ou qu’on est face à un problème dans la production et qu’il faut réagir.

RQM : Ce n’est pourtant jamais facile d’être celui qui ne sait pas, celui qui regarde les autres faire, et qui parfois se dit : « Je n’y arriverai pas » ?

D.R. : Nous essayons de toujours faire en sorte qu’il n’y ait pas ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Nous avons opté pour un fonctionnement d’équipe où il n’y a jamais un seul responsable ou un seul formateur, en essayant que les responsabilités et les rôles soient répartis et que, tour à tour, chacun soit formé et formateur. Les anciens apprennent beaucoup aux nouveaux et on s’appuie sur les compétences de certaines personnes en termes d’organisation. Nous nous appuyons également sur les compétences relationnelles de l’un, l’humour d’un autre ou encore l’attention que porte un de nos collègues au respect ou à la qualité. Ce mode de fonctionnement engendre des tas de soucis mais nous permet également de réfléchir beaucoup plus à partir de la compétence de chacun. En fait de rythme, nous ne nous donnons pas d’objectifs de production ou de productivité individuels. Nos objectifs sont toujours collectifs. La question devient alors : comment s’organiser ensemble en temps et en heure pour finir notre commande, pour réaliser notre chantier ?... Et on n’est plus en compétition les uns avec les autres, on est en coopération.

RQM : Comment vous y prenez-vous pour que des personnes qui ont peu fréquenté l’école, dont le geste et le corps sont fatigués par la vie dure, arrivent à partager un savoir-faire à d’autres ?

D.R. : Les salariés sont là pour longtemps car nous avons fait le choix de leur proposer un contrat à durée indéterminée. Prendre des responsabilités, oser partager son savoir avec d’autres, se sentir suffisamment en confiance pour être dans la position du formateur, sont des démarches qui s’acquièrent avec le temps. Se donner le temps de l’apprentissage est une de nos priorités.

RQM : En cinq ans, avez-vous vu des gens se transformer et prendre des initiatives ?

D.R. : On ne soupçonne pas les capacités de chacun. C’est vrai pour des gens qui supportent une vie très dure, c’est vrai pour tout le monde. En cinq ans, on a fait un chemin énorme en ce qui concerne le souci collectif de la bonne marche économique, mais aussi de la bonne ambiance dans les équipes. Nous sommes conscients de cette responsabilité commune : TAE n’est pas seulement une entreprise qui fait vivre vingt salariés, c’est également une entreprise qui doit servir de levain dans le pain. Nous devons être source de transformation dans le système économique actuel. Petit à petit, nous portons cette responsabilité ensemble.

Par exemple, si je compare sur cinq ans, chaque travailleur est davantage prêt à accepter le changement. Quand je suis arrivé, on avait des blouses blanches dans l’atelier informatique. On a eu une discussion : est-ce qu’on pourrait passer à des blouses bleues ? Qu’est-ce que ça changerait comme image ?... Il y a eu beaucoup de tiraillements avant la décision. Peu à peu une confiance s’est instaurée et chacun est aujourd’hui plus capable d’envisager de travailler autrement. L’un dit : « Voilà, j’ai une idée, on pourrait s’organiser de telle façon, mettre en place une petite procédure, une feuille pour aider à la production, etc. ». On peut développer des capacités à mettre en place quelque chose d’innovant, le tester, le garder si c’est intéressant ou ne pas le garder si finalement, ça n’apporte rien. On a énormément progressé.

RQM : Et au niveau des salaires ?...

D.R. : Nous tenons à ce que le travail à TAE permette aux salariés de bien vivre et de faire bien vivre leur famille. Nous avons fait des choix forts : ne pas proposer des emplois en dessous du SMIC2 ; respecter un rapport de un à deux et demi sur l’échelle des salaires (nous n’y sommes pas encore tout à fait parvenus). On a fait le choix de ne pas imposer de temps partiel, et chaque salarié qui nous le demande peut travailler à temps plein, même s’il commence par un temps partiel. De plus en plus de salariés nous disent qu’ils ne trouveront pas ailleurs la même qualité de travail et que même pour un salaire plus élevé, ils ne voudraient pas forcément retourner dans une entreprise où ils ne se sentiraient pas aussi bien. Ils disent : « Je fais le choix volontaire de gagner un salaire décent mais pas énorme, un salaire minimum, parce que cet emploi à TAE m’apporte d’autres choses, sur le plan humain, en termes de respect et de bien vivre. »

RQM : Une entreprise de travailleurs avec des contrats à durée indéterminée peut-elle rester un projet pilote ?

D.R. : Que deviendrait TAE si dans dix ans nous sommes les mêmes vingt salariés ? Est-ce que cela a encore du sens ? Comment rester solidaires avec d’autres qui n’ont pas cette chance ?... Après quelques années à TAE on a gagné des sécurités, on n’est plus prioritaire. C’est une question que les salariés doivent garder en tête. Nous avons plusieurs chantiers devant nous. D’une part, travailler avec chacun des salariés, non pas pour qu’il laisse sa place, mais en tout cas pour que chacun ait une vraie liberté de partir en sachant qu’il ne retourne pas dans le chômage ni dans une entreprise où il ne se sentira pas bien. La liberté de trouver un autre emploi qui lui convient et dans lequel il sait qu’il va être respecté, qu’il va pouvoir tenir dans la durée, etc. Le temps à TAE permet de gagner des sécurités, de mieux s’imaginer aller se confronter au monde de l’entreprise.

L’autre grand chantier, c’est d’assumer ensemble la responsabilité que TAE soit un lieu de ressource pour d’autres entreprises qui souhaiteraient développer des pratiques et des modes de fonctionnement plus solidaires et moins excluants. Le grand défi qui se profile pour les années à venir est d’alimenter un dialogue avec les responsables et salariés d’autres entreprises pour leur permettre d’avancer dans cette voie-là, de les encourager à penser leur entreprise comme une entité économique mais tout autant comme un lieu de vivre ensemble, comme un lieu de lutte contre l’exclusion. Ce ne serait pas juste de demander aux salariés de TAE de faire tout le chemin qui nous sépare du monde de l’entreprise. Il faut absolument que ce monde de l’entreprise bouge. Et aujourd’hui, c’est un défi colossal. Le monde de l’entreprise bouge très vite, et pas forcément dans le bon sens.

RQM : Avez-vous une politique d’accueil de stagiaires, tant pour des personnes en grande difficulté que pour le personnel d’entreprises qui voudraient comprendre votre démarche ?

D.R. : TAE veut être un lieu où des personnes du monde de l’entreprise ou de la société peuvent venir se former, désapprendre les schémas et modes de pensée répandus dans l’entreprise, réaliser qu’on peut faire fonctionner des équipes autrement, découvrir également tout ce que veut dire intégrer des personnes aujourd’hui considérées comme inemployables ailleurs. Ce qui veut dire en termes de difficultés : ce qu’il faut modifier dans un atelier, dans une équipe de travail ; mais aussi en termes de chance de changement pour une équipe, une entreprise, y compris économiquement. On gagne en effet en coresponsabilité.

De plus en plus de personnes viennent travailler un temps avec nous, pour un stage ou pour une durée plus longue. On accueille aussi beaucoup de stagiaires parmi les personnes qui ont du mal à se faire une place dans le monde du travail, en restant prudents car nous tenons à ne pas reproduire de l’emploi précaire ou des stages qui ne mènent à rien. Nous ne pouvons pas promettre un emploi à chaque stagiaire qui passe ici. Un stage dans le cadre d’une formation a du sens. Un stage de découverte du monde de l’entreprise, peut avoir du sens. Un stage parce que je ne trouve pas de boulot et que j’ai besoin d’une première expérience sur mon CV peut s’avérer dangereux ; on ne peut pas faire miroiter un emploi pour chacun.

Notre façon de faire du commercial est également innovante. Nous demandons à nos clients non seulement d’être clients pour un produit et un prix, mais aussi d’être partenaires d’un projet. Nous induisons une autre façon de consommer.

RQM : Concilier les exigences d’une rentabilité économique et l’objectif de la participation de chacun, n’est-ce pas contradictoire ?

D.R. : On est toujours dans un compromis. Quand on arrive à faire en sorte que chaque salarié puisse se dire : c’est mon entreprise, c’est notre bien commun, l’intérêt personnel de chacun n’est pas forcément en contradiction avec l’intérêt économique de l’entreprise. Depuis quelques années nous nous sommes mis dans des contraintes économiques fortes, nous avons fait le choix des contrats à durée indéterminée, et donc nous nous sommes coupés de beaucoup de subventions. Nous gagnons maintenant pratiquement 80 % de nos salaires par notre travail. La question de fond reste entière : comment ne pas le faire au détriment de notre capacité à intégrer dans nos équipes des personnes plus lentes, qui ont plus de mal à apprendre ou à se faire une place ?...

Il y a plusieurs réponses. En créant une entreprise où nos emplois sont de qualité, nous attachons moins d’importance à nos salaires.

Les contrats à durée indéterminée ont pour conséquence que les gens durent, se forment, deviennent plus productifs, sont capables de former d’autres, se sentent plus responsables de la bonne marche de l’entreprise, s’impliquent plus, etc. Une bonne façon d’être plus rentable, plus efficace. Le turnover dans les entreprises a un coût phénoménal. Créer une entreprise où les gens se sentent bien et aient envie de durer, finalement ce n’est pas un mauvais calcul économique.

Donner un objectif à l’entreprise autre que seulement gagner de l’argent, mobilise chacun de manière beaucoup plus forte. Quand il y a un chantier dont le délai est un peu serré, quand une commande importante arrive au dernier moment, les équipes se mobilisent de façon impressionnante, parce que c’est notre entreprise.

RQM : Comment voyez-vous l’avenir ?

D.R. : A TAE, nous expérimentons au quotidien que le travail peut être source de bien-être pour nous et nos familles. C’est enthousiasmant et donne beaucoup d’espoir sur ce qui est possible de faire.

Les grosses entreprises françaises se plaignent énormément du contexte économique actuel et sont de plus en plus confrontées à un malaise de leurs salariés. On sent qu’on n’est pas dans la bonne direction, qu’il y a quelque chose à repenser au niveau du travail et de l’entreprise. Peut-être arrivons-nous au bon moment, après une dizaine d’années où nous expérimentons des solutions à ces questions.

1 Voir le site : http://www.ecosolidaire.org/

2 Le salaire minimum interprofessionnel de croissance, plus connu sous l'acronyme SMIC, anciennement salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG)

1 Voir le site : http://www.ecosolidaire.org/

2 Le salaire minimum interprofessionnel de croissance, plus connu sous l'acronyme SMIC, anciennement salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG), est, en France, le salaire minimum horaire en dessous duquel aucun salarié ne peut être payé. Il est réévalué au minimum tous les ans au 1er janvier.

David Régnier

Ingénieur de formation (école Centrale Paris), David Régnier a travaillé six mois chez Michelin avant de devenir volontaire d’ATD Quart Monde. Avec sa famille, il a partagé pendant deux ans à Reims l’habitat et les petits boulots précaires et non qualifiés des travailleurs pauvres avant de prendre la responsabilité de l’entreprise Travailler et apprendre ensemble à Noisy-le-Grand en juin 2004, jusqu’à l’été 2010. Il est actuellement dans l’équipe de Montréal.

CC BY-NC-ND