RQM : Votre livre1, sur les squats en apprend au lecteur autant sur ce monde que sur votre position de chercheur...
F.B. : C’était ma première vraie enquête de terrain. Je n’étais pas forcément au clair sur le type de relation que j’allais créer, sur les modalités du maintien de la distance nécessaire à la production d’un savoir, sur ce que voulait dire s’immerger dans un terrain. J’ai travaillé à quelques encablures de mon domicile mais j’ai expérimenté très fortement qu’on peut se sentir dans un univers très lointain du sien à deux rues de chez soi. Entrer dans des espaces résidentiels implique qu’on est « chez les gens ». Y vivre parfois quelques semaines, en ne faisant que de brèves incursions pour passer chez moi, me mettait très loin de mon univers initial. En revanche, j’avais à cœur d’essayer de suivre ensuite les gens, même si je ne les voyais plus dans les mêmes circonstances, de savoir ce qu’ils étaient devenus deux ans, quatre ans après. J’ai réussi à le faire avec pas mal d’entre eux. La caractéristique des squats est d’être mouvants. Aucun des lieux sur lesquels j’ai travaillé n’a tenu plus d’un an et demi. Tant que l’espace existe, on peut aller de temps en temps taper à la porte et dire « Comment allez-vous ? », boire un café, continuer à accompagner un peu. Je m’inscrivais dans une relation étrange, effectivement, car on partage des choses - en particulier le fait de vivre ensemble dans un lieu commun fait qu’on crée très vite des proximités. Par exemple, les méfiances qui peuvent être là au départ, la suspicion bien compréhensible et pas complètement infondée (à savoir ce qu’on va faire de ces enquêtes), le fait aussi que les gens sont dans une situation tragique, et puis de mon côté le fait de ne pas très bien savoir à qui j’avais affaire, tout cela n’est pas confortable ni d’un côté, ni de l’autre. Or, cette méfiance d’approche va être rapidement balayée quand on vit au quotidien, qu’on mange dans la même pièce, qu’on utilise la même salle de bains. Des liens forts se sont créés avec certains - une amitié pas toujours facile dans le cas d’une recherche scientifique qui n’est pas censée se situer sur un plan affectif même si on sait bien qu’il y a de l’affect dans toute relation.
RQM : Vous parlez dans votre livre de don et de contre-don ? A propos de votre relation avec Amina2 ?
F.B. : Avec Amina, j’ai un petit peu tâtonné pour savoir ce que je pourrais redonner.
On arrive et on dit : « Bonjour, je suis étudiante, je veux faire un travail sur les squats. Est-ce que vous voudriez bien me parler ? ». Les gens disent oui ou ils disent non. Je ne savais pas bien ce que je cherchais. Eux ne savaient pas très bien non plus. C’était cette interrogation sur les attentes de part et d’autre que j’ai voulu comprendre à partir de cette idée de Marcel Mauss vulgarisée par les termes de don et contre-don3. Il m’a semblé pouvoir analyser la relation d’enquête comme la relation où je venais prendre quelque chose : du temps, de l’information etc., et où de manière implicite, on attendait que je restitue quelque chose. J’ai essayé de nommer quels étaient les termes de l’échange. Qu’est-ce que je venais chercher et qu’est-ce qu’on attendait de moi en retour ? J’ai en particulier essayé de formuler ces formes du contre-don. La principale était de l’ordre de l’écoute, de l’attention, de la relation dont on essaye qu’elle soit simplement une relation de réciprocité. Notamment pour parler d’Amina, j’ai un peu tâtonné parce que j’avais le sentiment d’être chez des gens très démunis, je me demandais comment les aider. Je venais au départ avec des paniers de nourriture. Elle acceptait gentiment mais je voyais bien que ce n’était pas le fond du problème. Ce qui s’est avéré plus judicieux, c’est que je puisse l’aider dans ses démarches administratives. Amina était en cours de demande de procédure pour obtenir une carte de séjour au titre du droit d’asile. J’avais une sœur avocate spécialisée dans le droit des étrangers, qui a pu la recevoir et lui donner un petit coup de main. Amina a obtenu sa carte de séjour et m’en a été reconnaissante. Cela a participé à ce que nos relations puissent se dérouler de façon très amicale. J’étais également une ressource intégrative. Le fait d’incarner à ma manière la société française, d’en connaître les règles du jeu était important pour elle. Elle pouvait me poser des questions qu’elle ne poserait pas ailleurs. De femme à femme, on était toujours stupéfaites de la manière dont ça se passait pour l’autre. Elle ne comprenait pas, par exemple, pourquoi je n’avais toujours pas d’enfant, elle qui avait eu son premier-né à quatorze ans. On n’avait pas de langue commune, on se débrouillait avec plusieurs langues. Il y a tout un univers sur lequel je n’avais pas de repère, donc j’ai essayé de travailler sur la relation à l’habitat au fil du temps. Je l’ai suivie pendant à peu près deux ans en allant régulièrement chez elle toutes les semaines passer une demi-journée. Ensuite, on s’est appelé au téléphone. Ce n’est pas simplement quelque chose qui s’effiloche. Aller dans son quartier, c’est aller dans un de ces univers inconnus où il y a de la pauvreté, de la violence dans les relations entre ces familles et les autres, ce n’est pas simple...
RQM : Entrer à ce point dans les relations avec les personnes rencontrées, est-ce une position normale chez les chercheurs qui font ce type d’enquête ?
F.B. : Il y a aujourd’hui beaucoup de rencontres d’anthropologues sur cette question. C’est une discipline dans laquelle on parle d’enquête mais aussi d’immersion, qui se joue sur du temps long, d’où l’importance de la relation. C’est un des outils principaux de production du savoir et de connaissance. Tous les textes d’anthropologie n’abordent pas cette question. Mais elle se discute beaucoup et des ouvrages connus l’étudient. Par exemple, Jeanne Favret-Saada dans son livre sur la sorcellerie dans le bocage4, montre que pour comprendre la question de la sorcellerie, elle a du occuper plusieurs positions : celles de l’ensorcelé, de l’ensorceleuse, du sorcier, etc., parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen. Si on ne participe pas, les gens ne vont rien nous dire parce qu’ils savent qu’on va leur renvoyer : « Vous êtes des charlatans, vous êtes des mystico- machin ».
RQM : La vérité est-elle plurielle ?
F.B. : Oui. Il y a dans ce livre un chapitre : Être affecté, qui traite de la question suivante : que veut dire être affecté sur ce terrain-là ? Que peut-on en induire sur la production du savoir ? L’anthropologie comporte une partie de construction théorique et puis il y a la description ethnographique. Beaucoup de gens ont créé cette relation de grande proximité, d’amitié, de relation affective sur leur terrain. Tel le grand classique de l’anthropologue qui « épouse son terrain », - quelqu’un sur son terrain qui sera finalement un informateur privilégié.
RQM : Ce n’est pas anodin d’aller jusque–là ?
F.B. : Les liens, le cordage de ces liens sont plus ou moins difficiles à repérer. Il y a des enquêtes que je ferais plus difficilement maintenant qu’il y a dix ans, par exemple, aller habiter dans un squat politique. Il y aurait des questions touchant aux habitudes de confort : pas de douche, un matelas par terre, à douze dans une pièce, et puis de la fumée partout...
RQM : Vous êtes restée longtemps dans les squats ?
F.B. : J’ai habité seulement deux squats. J’étais chez des gens avec une possibilité de m’insérer dans une modalité classique. Il y avait des espaces privés, des chambres individuelles, des espaces collectifs. Je pouvais avoir un espace privé sans que j’interfère avec l’espace privé des autres. Je n’ai jamais essayé d’aller habiter dans des familles. C’était trop intrusif. Dans le premier squat, il y avait beaucoup de gens pauvres qui n’avaient pas de logement, des militants, des gens qui faisaient la route, des gens de passage, des gens qui avaient des problèmes, qui sortaient de prison, des usagers de drogue, des gens qui organisaient des festivals de musique techno. Dans les squats, on avait des univers communs, on avait des références communes, des expériences communes, je me fondais plus vite dans le groupe. On parlait de la même manière. Maintenant ce serait impossible, je dénoterais.
RQM : Pourquoi choisit-on tel terrain de recherche plutôt que tel autre ?
F.B. : Il y a des liens plus ou moins mécaniques, difficiles à repérer, qui font appel à des choses profondes : la manière dont on a été socialisé, les choses auxquelles on va être sensible, qu’on a envie de comprendre, qui nous questionnent, qui font résonance d’une manière intellectuelle mais aussi affective ou relationnelle. J’avais fait un premier petit boulot à Sciences Po sur les kibboutz en Israël, avec à la fois un intérêt pour les modes de vie et les habitats collectifs structurés par une idéologie progressiste, portés par un idéal. Ensuite j’ai vécu à Barcelone, dans des squats politiques. En arrivant à Marseille j’ai voulu travailler sur les squats politiques pour voir comment on s’organisait pour vivre, pour rendre compatible la vie quotidienne. Ces expériences qui associaient vie quotidienne - y compris dans sa dimension privée - et vie militante m’intéressaient – comme aussi voir comment s’exprimait l’expression de gauche radicale libertaire après 68. C’était donc plutôt une idée d’anthropologie politique. Je croyais que j’allais travailler sur du politique. Finalement, le premier squat, affiché politique, hébergeait aussi des gens qui n’étaient pas des gens engagés. Je me suis davantage intéressée à la question de la précarité, de la vulnérabilité, d’exclusion du logement et en quoi le squat était une ressource pour y faire face.
Si je me suis intéressée à ces sujets, c’est que j’ai eu des parents communistes dans leur jeunesse qui ont quitté le parti ensuite. Pour le kibboutz, mes origines juives ont beaucoup compté. Là, j’étais en plein questionnement identitaire sur ma situation de juive non croyante. Je suis allée deux fois en Israël. La question du logement à laquelle j’ai abouti et plus largement la construction de la figure de l’exclu et les modalités dont les sujets et les groupes peuvent y opposer une résistance ramènent à la question de la socialisation politique et à celle de l’injustice. Du côté maternel, l’expérience de la Shoah, avec une partie de ma famille déportée, a induit mon intérêt pour l’injustice, qu’elle soit sociale ou basée sur la manière dont un groupe peut être désigné comme responsable du malheur collectif. Du côté paternel, il y a la forte conscience des privilèges qu’on peut avoir et que d’autres n’ont pas et de cette question de la justice et de l’injustice sociale. C’était ma manière in fine d’y réfléchir et de m’y attaquer.
RQM : Que dites-vous maintenant de l’exclusion ?
F.B. : Je n’utilise pas ce terme. Je dis « exclu du logement » par rapport au logement ordinaire. Mais on ne peut pas dire que l’on est exclu, parce qu’on est toujours en lien. Nous sommes plusieurs à dire ça. On a des processus de ce que Robert Castel appelle la désocialisation. Il parle de « désaffiliation ». C’est-à-dire : comment on est désaffilié de certaines ressources intégratives qui peuvent à la fois être du domaine du lien social, familial, amical, du lien économique, du lien culturel dans la vie sociale. Il n’y a pas de frontière entre ceux qui sont exclus, ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors.