Le corps devant une œuvre d’art

Françoise Lejeune

p. 20-23

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Françoise Lejeune, « Le corps devant une œuvre d’art », Revue Quart Monde, 220 | 2011/4, 20-23.

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Françoise Lejeune, « Le corps devant une œuvre d’art », Revue Quart Monde [En ligne], 220 | 2011/4, mis en ligne le 01 avril 2012, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5250

La posture culturelle du public à l’égard d’une œuvre d’art, qui a été formatée par l’histoire, a changé depuis l’avènement de l’art moderne.

L’opposition entre riches et pauvres se retrouve dans l’opposition entre le bon et le mauvais goût mais aussi entre ceux qui savent tenir leur corps en société ou dans un musée et ceux qui l’ignorent. Le corps dont il sera question ici sera donc celui du visiteur, du regardeur ou du spectateur d’une œuvre d’art.

Apprendre à bien se tenir

Marcel Mauss1 avait déjà démontré dès 1934 que notre posture debout ou assise, notre marche variaient selon le sexe ou encore les cultures. Pour Marcel Mauss, les techniques du corps socialisent le corps et constituent un habitus (manière d’être). Par technique, Mauss entendait « normes humaines du dressage humain ». L’inconscient corporel détermine les gestes, les postures selon des modèles et des normes et définit des habitudes par l’incorporation des normes sociales de notre culture. Mauss pratique l’ethnologie descriptive et la méthode inductive empiriste, insistant sur le fait qu’« il faut procéder du concret vers l’abstrait et non pas inversement »2.

Mauss prend pour point de départ de son étude la natation, en décrivant les mouvements qu’il apprit enfant et les mouvements tels qu’accomplis par les nageurs en 1934. Alors qu’il essaie de nager comme ses contemporains et donc de déshabituer son corps de l’ancienne technique de nage acquise, il s’aperçoit que l’habitus a un caractère irréversible. La dé corporation individuelle est impossible et pourtant contradictoire avec la plasticité de l’apprentissage. Hospitalisé, il se rend compte que la marche des infirmières est copiée sur la marche des actrices américaines et que par conséquent, celle-ci s’était transmise par le biais du cinéma. Mauss en déduit que l’autorité s’exerçant sur le corps ne repose pas seulement sur un a priori social mais aussi sur un a posteriori social puisque l’éducation se superpose à l’imitation. L’éducation du sang-froid instaurerait des mécanismes de « retardement, d’inhibition de mouvements désordonnés » conduisant au développement d’une résistance à l’émoi et fournissant par là la preuve d’un contrôle des réactions tant dans la vie sociale que mentale.

Nous retenons de ce texte l’idée que, en entrant dans la salle d’exposition, le regardeur est « bloqué » dans sa posture par un habitus acquis tout au long de sa vie sociale, habitus que l’art expérientiel entend briser. Mauss écrit au sujet de la démarche occidentale : « La marche : habitus du corps debout en marchant, respiration, rythme de la marche, balancement des poings, des coudes, progression le tronc en avant du corps ou par avancement des deux côtés du corps alternativement. (Nous avons été habitués à avancer tout le corps d’un coup). Pieds en dehors, pieds en dedans. Extension de la jambe. »3

Bien se tenir au musée

Selon quelles stratégies l’artiste a-t-il progressivement amené le visiteur à se libérer du carcan des habitudes corporelles pour initier des parcours inédits au sein de l’installation4 ?

Christian Ruby a démontré à son tour que le corps pouvait être conditionné et dressé dans le domaine artistique5. Ainsi, la manière dont le public se tient en face d’une œuvre est le fruit de longs conditionnements amorcés au 17ème siècle. En effet, en même temps que l’art s’émancipait de la religion pour devenir une discipline autonome, il devenait nécessaire de repenser le beau, le bien, le vrai et le juste. Puisqu’il n’était plus possible de s’appuyer sur les textes bibliques pour penser ces catégories, d’autres critères durent émerger. C’est ainsi que Kant, dans Analytique du beau, renonçait à dégager les critères que devaient remplir une œuvre pour être belle, pour s’intéresser à sa réception6. A travers le siècle, on décrit ainsi dans des Salons et revues la façon dont le public doit se tenir devant une œuvre d’art, l’essentiel étant de contenir ses émotions et ses expressions corporelles.

Avec l’art moderne, l’artiste demande au public de se comporter autrement devant une œuvre, en bougeant par exemple et en se déplaçant autour de l’œuvre. Il n’est pas certain que le public des œuvres classiques soit parvenu spontanément à se muer en public moderne, devant par exemple une œuvre de Marcel Duchamp7.

L’art contemporain

Mais la fracture entre le spectateur classique se creuse encore davantage avec l’art contemporain. Le débat se fait plus virulent, Jean Baudrillard (1977) puis Jean Clair (2007) crient au scandale et ne veulent pas bouger d’un pouce leur corps face à l’œuvre d’art, refusent de se promener et errer dans une installation contemporaine. Le corps des dominants se raidit parce que désormais l’art se démocratise et n’est plus l’affaire de quelques-uns. Pour preuve, les manifestations des Versaillais en 2009 contre l’art contemporain qui s’introduisait dans « leur » château. Le débat actuel sur le beau et l’art contemporain est bien une affaire de classe et cela peut se lire sur le corps même du visiteur, sa posture, ses attitudes. L’art, désormais, ne s’adresse plus à un public captif, fait de lettrés qui savent « se tenir » en face d’une œuvre mais s’adresse au peuple, à l’homme du commun. En attaquant l’art contemporain, les Versaillais s’en prenaient à son public. Or, comment se démocratiser si ce n’est en passant du jugement du goût au jugement des sens (pour reprendre des termes kantiens) ou pour le dire autrement en s’adressant non plus à l’esprit mais au corps du regardeur ? Non pas que le corps ne puisse pas transformer les sensations en émotions puis en réflexions mais surtout parce que la perception a une potentialité universelle.

Notre installation, Migrations, exposée à La Villette (Paris) sous l’égide d’ATD Quart Monde à l’occasion des Journées du Livre contre la misère en mars 2011, est la démonstration que l’art d’aujourd’hui touche tous les âges et tous les publics, quelle que soit leur origine sociale. Un groupe d’enfants originaires de Lille encadré par une volontaire du Mouvement a su ressentir l’œuvre, s’y immerger et même s’y installer, extériorisant ses émotions en imaginant des mots qui pourraient exprimer le sujet traité. L’art contemporain, en exigeant du visiteur qu’il se déplace et perçoive l’œuvre avec son corps, devient un déclencheur de conversation (Casati8).

Ressentir plutôt qu’intellectualiser

Pour se convaincre de la validité de cette théorie, il suffit de se rendre dans une salle de cinéma d’un quartier populaire d’une grande ville et d’observer le comportement exubérant des spectateurs. Alors que je logeais juste en-dessous d’Harlem en 1995, des Américains m’avaient conseillé d’aller voir Dumb et Dumber au cinéma. Je m’étais rendue dans une salle près de mon domicile fréquentée essentiellement par des Afro-américains et des Hispano-américains. Je découvrais alors avec stupéfaction que le public commentait le film, riait à chaude voix et sifflait même certains passages. Je retrouvai la même liberté d’expression à Libreville (Gabon), en 1998, dans l’un des rares cinémas de la ville qui projetait depuis des mois un unique film : Armageddon, avec Bruce Willis. Lors de la scène finale, alors qu’une météorite s’écrase sur Paris et New York, rasant les deux villes, les spectateurs ont ri et applaudi la fiction comme un seul homme. A Marseille, alors que je travaillais dans un grand magasin du centre ville, je m’étais rendue en 1997 au cinéma de la Canebière qui à l’époque n’était pas fréquentable une fois la nuit tombée. Devant Titanic, les visages s’émouvaient, la salle frémissait et finalement laissait filtrer de chaudes larmes pendant la scène finale. De tels comportements (rires, pleurs, applaudissements) sont les manifestations non contenues d’émotions primaires (amusement, tristesse, joie) dont les populations les plus pauvres ont su préserver l’authenticité. Au contraire, les populations les plus aisées sont aussi les plus policées et contiennent non seulement leurs émotions mais aussi leur manifestation. Laurent Juillier a étudié le cinéma hollywoodien qui devient de plus en plus immersif par des prises de vues allocentrées, vertigineuses ou par l’amplification du son. Cela confirme la tendance à « aller chercher » chez le spectateur cette émotion restée longtemps taboue.

Aujourd’hui, ce n’est plus l’esthétique mais l’esthésie qui règne sur l’art. L’artiste cherche à toucher les sens du visiteur dans un but d’universalité. L’art ne s’adresse plus à quelques-uns mais à tous, au promeneur du dimanche à qui il n’est plus demandé d’intellectualiser ce qu’il perçoit mais de ressentir. L’expérience de l’œuvre devient l’expérience de soi mais aussi l’expérience des autres9.

1 Marcel Mauss, Les techniques du corps, (Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 15 mars - 15 avril 1936. (Communication présentée à la Société de

2 Marcel Mauss, Les techniques du corps, (Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 15 mars- 15 avril 1936. (Communication présentée à la Société de

3 Marcel Mauss, Les techniques du corps, op. cit, p. 18.

4 L’installation consiste, en art plastique, en une scénographie ; la mise dans l’espace d’objets artistiques constituant ensemble une œuvre unique.

5 Christian Ruby, Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Éd. Le Félin, Paris, 2007.

6 Emmanuel Kant, Analytique du beau, critique de la faculté de juger, Barcelone, Éd. GF, 2008, p. 62. Kant distinguait ainsi deux genres de goût

7 Marcel Duchamp (1887-1968), le premier, a élargi le champ artistique au début du siècle en utilisant des ready-made, objets manufacturés détournés

8 Roberto Casati, L’unité du genre œuvre d’art, Institut Jean Nicod, CNRS, 18 novembre 2002.La théorie explique pourquoi les produits artistiques

9 Christian Ruby, Esthétique des interférences, Espaces Temps, Les Cahiers n°78-79, À quoi œuvre l'art ? Esthétique et espace public, 15 juillet 2002.

1 Marcel Mauss, Les techniques du corps, (Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 15 mars - 15 avril 1936. (Communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1934), p. 5.

2 Marcel Mauss, Les techniques du corps, (Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 15 mars- 15 avril 1936. (Communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1934), p. 5.

3 Marcel Mauss, Les techniques du corps, op. cit, p. 18.

4 L’installation consiste, en art plastique, en une scénographie ; la mise dans l’espace d’objets artistiques constituant ensemble une œuvre unique. En France, Claude Lévêque réalise des installations depuis 1984.

5 Christian Ruby, Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Éd. Le Félin, Paris, 2007.

6 Emmanuel Kant, Analytique du beau, critique de la faculté de juger, Barcelone, Éd. GF, 2008, p. 62. Kant distinguait ainsi deux genres de goût, celui des sens et celui de la réflexion. Le premier n’émet que des jugements personnels, le second est celui des jugements qui prétendent être universels mais « l’un comme l’autre émettent des jugements esthétiques (non pratiques) sur un objet en considérant uniquement le rapport de sa représentation au sentiment de plaisir et de peine ».

7 Marcel Duchamp (1887-1968), le premier, a élargi le champ artistique au début du siècle en utilisant des ready-made, objets manufacturés détournés de leur fonction première. La roue de bicyclette constitua son premier ready-made en 1913, suivi des Porte-bouteilles en 1915. En 1917, il envoya un urinoir intitulé Fontaine sous un pseudo (R. Mutt) au Salon des artistes indépendants de New York qui refusa d’exposer l’œuvre.

8 Roberto Casati, L’unité du genre œuvre d’art, Institut Jean Nicod, CNRS, 18 novembre 2002. La théorie explique pourquoi les produits artistiques survivent au temps. Ils passent l’épreuve du temps parce que la conversation ne cesse jamais. La théorie ne dit pas que l’artiste doit avoir l’intention de voir son œuvre insérée dans une conversation spécifique mais elle dit qu’il a l’intention de la voir insérée dans n’importe quelle conversation.

9 Christian Ruby, Esthétique des interférences, Espaces Temps, Les Cahiers n°78-79, À quoi œuvre l'art ? Esthétique et espace public, 15 juillet 2002.

Françoise Lejeune

Françoise Lejeune est plasticienne. L’adjectif « plastique » désigne ce qui est relatif à la forme. L’expression « arts plastiques » tend à remplacer celle, plus ancienne, de « Beaux-arts ». Par extension un artiste plasticien est un artiste qui se consacre à l’art plastique, quelle que soit sa forme : peinture, sculpture, performance, installation, art vidéo, etc.

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