Bioéthique et droits de l’Homme

Michel Doucin

p. 24-27

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Michel Doucin, « Bioéthique et droits de l’Homme », Revue Quart Monde, 220 | 2011/4, 24-27.

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Michel Doucin, « Bioéthique et droits de l’Homme », Revue Quart Monde [En ligne], 220 | 2011/4, mis en ligne le 01 avril 2012, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5254

Suffit-il que bioéthique et droits de l’Homme soient associés dans tous les grands textes internationaux, que des patients fassent partie des instances de contrôle et d’orientation des institutions de santé, pour estimer que les progrès de la médecine - et en particulier le respect des personnes les plus vulnérables - sont suffisamment sous le contrôle éthique de la société ?

Les grands textes internationaux qui encadrent l’exercice éthique de la médecine et de la recherche en biologie humaine se réfèrent tous aux droits de l’Homme.

Textes internationaux, législations nationales nécessaires mais insuffisants

Qu’il s’agisse de la convention du Conseil de l’Europe, dite d’Oviedo, ou de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la bioéthique, toutes associent bioéthique et droits de l’Homme dans leurs titres mêmes. Ceci pourrait régler a priori le problème du respect des personnes les plus vulnérables, l’édifice juridique international construit depuis la Seconde Guerre Mondiale pour protéger ces droits ayant explicitement placé les plus fragiles au cœur de ses ambitions. On notera ainsi, qu’après les textes fondateurs généralistes de 1948 et 1966, ont été adoptées, dans les décennies suivantes, des conventions des Nations Unies protégeant les droits des femmes, des enfants, des migrants et, très récemment, des handicapés, ainsi qu’une Déclaration internationale sur les droits des peuples autochtones. En outre, célébrant le soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, les Nations Unies ont adopté, en décembre 2008, un Protocole additionnel au Pacte des droits économiques, sociaux et culturels, qui ouvre la possibilité d’adresser à un comité international d’experts des plaintes individuelles relatives à la violation de ces droits, dont ceux à la santé et à un niveau de vie décent.

Ajoutons, au plan national, le renforcement des législations protectrices des droits des malades, telles la loi Kouchner de 2002 en France, et la multiplication des instances pluri acteurs comprenant des représentants des patients pour assister, dans de nombreux pays, les institutions de santé dans la définition de leurs orientations et la résolution des problèmes éthiques soulevés par leurs pratiques. De très bons exemples sont, en France, le Conseil d’Orientation de l’Agence de biomédecine et le Centre d’Éthique Clinique de l’Hôpital Cochin, qui comprennent tous deux des représentants des patients et placent l’écoute des préoccupations de ces derniers au centre de leurs travaux.

Doit-on en conclure que les progrès de la médecine sont suffisamment sous le contrôle éthique de la société pour qu’ils ne prennent jamais de vitesse la réflexion sur le respect de l’être humain et de son corps, en particulier les populations pauvres ? Répondre par l’affirmative serait faire preuve d’un bel optimisme.

Plusieurs problèmes demeurent en effet, qui constituent autant de défis pour le respect des droits de tous les humains. Sans prétendre être exhaustifs, nous évoquerons rapidement ceux qui sont à la fois les plus évidents et qui mobilisent l’attention des pouvoirs publics aux niveaux national et international.

Les exclus du savoir moins bien protégés

En premier lieu figure l’inégalité d’accès aux droits que produisent les différences de niveau éducatif. Le récent scandale du Médiator a suffisamment montré, après bien d’autres, que les moins éduqués étaient ceux qui, faute d’avoir su trouver l’information pertinente, avaient le plus longtemps fait usage de ce pseudo-médicament au cours des quinze années pendant lesquelles s’est enflée la rumeur de ses effets létaux. Les personnes les plus fragiles sont, dans nos sociétés, de plus en plus tout d’abord des exclus du savoir et de ses modes d’accès, la voie d’Internet et des - justement nommés - « réseaux sociaux » étant désormais essentielle. Être exclu c’est pour beaucoup être aujourd’hui à l’écart de ces réseaux, soit encore une personne sur cinq en France.

La réponse à ce défi est loin d’être simple alors que la courbe de l’illettrisme semble repartie à la hausse.

Une information peu disponible, qui rend la prévention difficile

Un autre facteur s’opposant à l’efficacité des politiques de santé qui cherchent à toucher les plus démunis vient des obstacles que la loi a - pour de nobles motifs - posés à l’élaboration de statistiques ethniques, alors que l’on sait intuitivement que l’exclusion frappe tout particulièrement certains groupes présentant des caractéristiques communes sur ce plan. La question est peu connue en France, faisant figure de tabou.

A l’occasion d’une table ronde que le Ministère des Affaires étrangères et européennes a organisée avec la Commission Nationale des Droits de l’Homme dans le cadre du Forum mondial des droits de l’Homme de Nantes en juillet 2010, a pu être présentée l’approche toute différente de nos voisins britanniques. L’expert Gurch Randhawa, lui-même d’origine indienne, a exposé comment les autorités de santé publique britanniques avaient constaté que certains malades, en phase terminale susceptibles d’être sauvés par une greffe d’organe, ne trouvaient que rarement des donneurs compatibles avec leur rhésus et avaient en commun d’être tous d’origine Sud-asiatique. Une étude a confirmé la corrélation existant entre origines ethniques d’Inde, du Pakistan et du Sri Lanka et difficulté d’accès à la greffe salvatrice. L’explication, fournie par des enquêtes ethnosociologiques, est apparue dans la conjonction entre la prévalence de certaines maladies pour ces populations et la moindre propension culturelle de ces mêmes groupes sociaux à se proposer comme donneurs d’organes en raison de tabous religieux, d’un sentiment général d’exclusion de la société britannique, entraînant le sentiment de ne lui rien devoir en retour, de la défiance vis-à-vis de la procédure de la déclaration écrite demandée aux donneurs volontaires, principalement. Ce constat fait, des politiques publiques ont été conçues visant à fournir une information précise aux communautés concernées sur cette situation pénalisante, doublée d’une invitation à ce qu’elles s’organisent pour mieux participer aux instances consultatives du système de santé, les leaders religieux et communautaires étant étroitement associés à l’ensemble. Et les résultats ont été rapidement au rendez-vous.

Cet exemple - qui pourrait nous inspirer, le problème existant en France pour les populations issues du Maghreb et de l’Outremer - nous ramène à la question clé de l’information et de son appropriation. L’accès à celle-ci appelle d’abord la construction de systèmes de médiation permettant le dialogue, l’expression des points de vue, son adaptation. En cette matière, des associations comme ATD Quart Monde, Médecins du Monde, le SAMU Social et quelques autres jouent un rôle essentiel dans notre pays, déjà très réel et efficace, mais qui peut sans doute encore se développer en investissant des espaces de dialogue qui ont jusqu’ici peu été investis par elles : les comités et espaces éthiques constitués dans les hôpitaux, les agences de santé et les instituts de recherche biologique et médicale.

Où s’expriment les ONG spécialistes des droits de l’Homme ?

Si la réflexion internationale et nationale sur la bioéthique est, comme on l’a dit, placée sous le signe des droits de l’Homme, il est curieux et inquiétant de constater - foi d’ancien ambassadeur pour les droits de l’Homme - que les ONG spécialistes des droits de l’Homme investissent extrêmement peu les espaces de débat et de négociation sur la bioéthique. Le silence assourdissant dont elles ont accompagné les États Généraux de la bioéthique que le gouvernement français a souhaité organiser en 2009 avant le débat parlementaire sur la révision de la loi de bioéthique, a illustré, une fois de plus, cette indifférence. Or, comme l’avait constaté l’ancien Secrétaire Général des Nations Unies, Kofi Annan : « Pour mener à bien le changement aujourd’hui, il est nécessaire de mobiliser le soutien et de s’intéresser aux idées des divers réseaux d’acteurs non étatiques […] De nos jours, une initiative majeure des Nations Unies sans la participation de la société civile dans ses formes variées serait à peine imaginable » (Rapport A/57/150 septembre 2002).

Complexité croissante et manipulations idéologiques

Une autre difficulté rencontrée par les concepteurs des politiques de santé publique tient à la complexité croissante de la science biomédicale, inaccessible même à la plus grande partie du corps médical lui-même comme le révèlent de façon récurrente les scandales de prescriptions médicales indues, dont celle du déjà cité Médiator, a fortiori pour les personnes sans bagage scientifique. C’est alors que nous tous, et plus particulièrement les moins instruits, sommes menacés d’être victimes de manipulations idéologiques par des organisations promptes à simplifier les données scientifiques pour mieux nous enrôler dans leurs combats. La violence des échanges qui ont entouré la préparation de la loi de bioéthique à propos de sujets comme la recherche sur les cellules pluripotentes de l’embryon ou les différentes formes de procréation assistée ont, à ce titre, surtout fourni l’occasion d’une résurgence exacerbée du débat sur l’interruption volontaire de grossesse -alors que l’on célébrait les 35 ans de la loi Veil -, alors que l’on espérait une information claire et sereine des citoyens.

Greffes d’organes : double peine pour les plus vulnérables

Il convient aussi d’évoquer les difficultés d’accès aux soins de santé pour les plus pauvres, que produisent les exigences de « tickets modérateurs », les coûts des « secteur 2 », la tenue à distance par les cabinets à clientèle « chic », etc. La conséquence est lourde pour cette population. Concernant la greffe d’organes par exemple, sujet revêtant un caractère d’urgence dans notre pays où plus de quatre cents personnes décèdent chaque année faute de donneur, les populations pauvres se trouvent frappées d’une sorte de double peine : parce que mal soignés, leurs besoins en greffe sont le plus souvent diagnostiqués beaucoup plus tard que ceux des autres, à un stade souvent irrémédiable de leur état ; s’y ajoute qu’ils sont fréquemment victimes des préjugés qui entourent l’acte de prélèvement : une récente étude portant sur les donneurs vivants de rein aux USA (communiquée lors d’un séminaire organisé par le Ministère des Affaires étrangères et européennes en avril 2010) a fait apparaître qu’il s’agit surtout de catégories sociales supérieures, bien informées de la faiblesse des risques que le prélèvement représente aujourd’hui (une complication pour trois mille donneurs) et du fait que le don est, pour plusieurs maladies, la meilleure des thérapies. Ainsi pour l’insuffisance rénale assure-t-elle des chances de survie, dans des conditions voisines de la condition de personne non malade, quatre à cinq fois supérieures à celles de la dialyse. Double peine donc, qui appelle un gros travail de construction de systèmes d’information, après que la révision de la loi de bioéthique a élargi les possibilités de don par donneurs vivants au cercle des amis.

La vie d’autrui a-t-elle la même valeur ici ou dans les pays pauvres ?

Parler d’exclusion appelle enfin aussi une réflexion sur les déséquilibres existant entre pays riches et pauvres. Quelques scandales ont émaillé, dans le domaine de la recherche médicale, nos relations avec certains de ces pays, pour des raisons qui font écho à celles que nous connaissons au plan domestique et qui tournent autour du déficit d’information et des malentendus qui vont avec. Nous interpelle ici une question essentielle : comment nous assurer toujours que la vie d’autrui, lorsque celui-ci nous est moins proche, vaut à nos yeux autant que celle de nos concitoyens ? Les normes internationales de bioéthique se sont construites autour de cette interrogation brutalement posée à nos yeux par les horreurs révélées lors du procès à Nuremberg des médecins nazis. Les textes que j’ai cités au début de cet article ont, parmi d’autres, cherché à y répondre.

Mais comment surmonter, face à une épidémie dramatique, la tentation de sauter par-dessus les étapes habituelles précédant la mise en marché d’un médicament ? Comment résister, dans des pays totalement démunis de moyens, où sévissent les médicaments frauduleux et toxiques, à l’invitation du système public de santé d’alléger le respect des protocoles de recherche ? Après d’autres institutions internationales, le Conseil de l’Europe s’efforce d’élaborer une norme internationale pour la recherche médicale et biologique dans les pays en développement.

En cette matière aussi les associations et organisations non gouvernementales ont un rôle à jouer, à commencer par mobiliser la partie du corps médical qui, dans chaque pays, place l’éthique et les droits de l’Homme à un niveau suffisamment élevé pour qu’ils puissent combattre les tendances instrumentalistes faisant peu de cas du respect du corps des personnes vulnérables qui, dans certains pays, forment l’ensemble du peuple.

Un autre beau combat pour le respect de tous les droits de l’Homme.

Michel Doucin

Enarque, économiste et politiste, Michel Doucin est depuis de nombreuses années l’un des spécialistes des acteurs diplomatiques non gouvernementaux au sein du Ministère des Affaires étrangères (France), en tant qu’ambassadeur chargé de la bioéthique et de la responsabilité sociale des entreprises.

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