Corps et psychisme du bébé

Isabelle Deligne

p. 50-54

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Isabelle Deligne, « Corps et psychisme du bébé », Revue Quart Monde, 221 | 2012/1, 50-54.

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Isabelle Deligne, « Corps et psychisme du bébé », Revue Quart Monde [En ligne], 221 | 2012/1, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5291

L’auteure a une longue expérience de l’accueil des bébés et de leurs parents et plus récemment une approche inspirée de la « pédagogie Loczy ». Elle livre ici sa pratique actuelle des relations médecin, parents, bébé, colorée par cette philosophie du « prendre soin ».

Ma culture professionnelle actuelle est colorée par mon expérience de rencontre des parents du Club des bébés à Reims1, expérience fondatrice d’alliance avec les parents pour ensemble regarder leurs bébés et accompagner leur développement. J’ai souhaité ensuite me former davantage au contact de professionnels passionnés par les bébés actifs par eux- mêmes dans leur exploration du monde comme dans les relations, ce qui m’a davantage ouvert la voie de leur soutien direct. Je m’appuie en particulier sur les recherches de l’Association Pikler-Loczy-France2 pour évoquer avec les parents les multiples détails de la vie quotidienne qui favorisent chez leurs enfants estime de soi, sentiment de compétence, confiance en soi et en les autres. De tout cela les parents sont souvent passionnés et émus. Comme la mienne à leur contact, leur culture personnelle s’imprègne des rencontres successives. Parfois, nous sommes très loin de cette imprégnation mutuelle, mais c’est très rare que cela se renouvelle systématiquement la fois suivante.

Cet article traite de la part intime de nos rencontres, en petit comité familial, sans évoquer les relations dans la salle d’attente ou dans le quartier.

Nos ressentis corporels sont au cœur de nos souvenirs

Tout au long de notre vie, notre mémoire est colorée par des images, sons, musiques, odeurs, tensions ou détentes physiques …, liés à des évènements plus ou moins agréables, des rencontres, des rêveries, des ennuis, des voyages, etc.

La construction psychique du bébé s’appuie sur ses ressentis corporels précoces ; il découvre petit à petit son propre corps, les personnes qui l’entourent, son environnement, à travers ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il sent par son odorat, ce qu’il goûte avec sa bouche, ce qu’il ressent avec sa peau, avec ses muscles, ses articulations, et aussi par la manière dont il est touché, pris, porté, déposé. La délicatesse des gestes, leur inquiétude, leur sûreté, leur hésitation, leur rudesse, leur respect, impriment leurs marques dans son corps. Au départ le bébé ne connaît pas l’unité de son corps, ne se représente pas non plus sa mère entièrement ; même si, dès les premiers jours, il reconnaît déjà la voix de sa mère, sa manière de se déplacer, il retrouve son odeur extérieure, celle de son lait, qui ressemble à son odeur intérieure, celle du liquide amniotique dans lequel il baignait. Petit à petit, il se la représente à partir de ses expériences corporelles, sensorielles multiples, qu’il associe progressivement. Il faut sans doute attendre le sixième mois pour qu’il la reconnaisse vraiment toute entière (ainsi que les personnes très proches). Ses propres mouvements, et principalement ceux qu’il exécute de sa propre initiative, lui permettront de se découvrir, d’intégrer son image corporelle. Pour lui, le corporel et le psychique ne cessent de s’intriquer l’un dans l’autre, va et vient permanent3. A l’aide de ce qu’il reçoit de l’adulte et aussi de ses propres expériences, le bébé pourra s’apaiser car il percevra dans ses sensations et dans son corps, les prémices lointaines d’une enveloppe qui contient l’essence de son être.

A partir de cet ancrage corporel et interactif se réalise sa « mise au monde ». Bien avant la véritable compréhension des paroles qui lui seront adressées, il aura reçu des multitudes de messages corporels et aura participé à ce dialogue.

En consultation avec des tout-petits

Dans mon travail de médecin de prévention en consultation avec des tout-petits, il me semble que notre premier axe de travail commun - parents, bébé, médecin - est de tenter de suivre ce dialogue et de le rendre le plus confortable possible pour chacun.

Parler de dialogue implique d’emblée une empathie4 à développer envers chacun des partenaires, en évitant de s’identifier massivement à l’une des parties.

Dès le début de la rencontre, je tente d’accueillir ensemble, et aussi distinctement, le bébé, la maman (et souvent le papa ou la grand-mère ou un frère, une sœur). Je propose de porter les sacs encombrants, afin qu’une grande place soit offerte au bébé dans les bras. Dans le bureau, une place est préparée pour déposer ce sac rempli de trésors de femmes et d’affaires de bébé, de réconfort et d’inquiétudes (tétine, biberon, médicaments, ordonnances, bavoirs, téléphone, clefs, carnets, liste de questions…). Cette place parle sans doute aussi de la possibilité de « vider son sac », ou de l’entrouvrir à peine, d’exprimer ses émotions et peut-être tenter ensemble de transformer une vigilance inquiète en attention prévenante.

Un siège confortable avec accoudoir est prévu pour accueillir le corps maternel souvent fatigué ou tendu dans les premiers mois, pour permettre de porter confortablement le bébé, sans tension superflue. Un siège pour le père, la cousine ou la grand-mère, installé dans le cercle ouvert vers le bébé et les enfants plus grands.

La table d’examen à côté de nous est assez large pour que le bébé posé sur le dos, s’y installe à l’aise, qu’il puisse s’étendre, se tourner d’un côté de l’autre, se retourner sur le ventre, au fur et à mesure de ses acquisitions. Quand il sera un peu plus grand, un tapis au sol lui permettra de continuer ses explorations.

Les plus grands retrouvent les jeux, présentés comme la dernière fois, qui leur permettront de participer à leur manière à notre conversation, mettant souvent en actes les sujets abordés (manger, dormir, se fâcher, câliner...). Le plus souvent, ils se mettent d’emblée et avec sérieux, à leur « travail » de jouer.

La permanence du cadre est assurée, chacun trouve une place physique qui parle aussi de la place psychique proposée. Et le dialogue peut commencer, en écho à celui qui se joue à la maison.

Le corps du bébé au centre du dialogue

Nous, adultes, en parlons, nous le contemplons et nous le touchons ; lui, le bébé, nous répond ou nous appelle avec son corps, ou l’utilise pour son exploration de lui-même ou du monde des objets.

La maman évoque les soucis corporels dont on parle avec un médecin, souvent avec insistance, de manière à ce que je prenne son inquiétude au sérieux : « Il pleure beaucoup, il crache tout le temps, j’ai peur qu’il s’étouffe, il ne finit pas ses biberons, il demande tout le temps, il a plein de boutons, il a très mal, il ne dort pas… » Au cours de la demi-heure, ces sujets seront de moins en moins sur le devant de la scène, calmés par l’examen physique autant que par le lien avec ce bébé réel, parfois bien éloigné du bébé idéal rêvé. Nous cherchons comment, entre ce bébé-là devant nous, et les parents qu’il a, faire alliance autour des petits riens du quotidien qui forment un grand tout pour le bébé et pour la vie familiale ; comment aménager ce quotidien en fonction des fragilités et des capacités de chacun. Partant des bons moments pour en retrouver les conditions et les élargir à d’autres situations, comme par exemple les ajustements nécessaires pour que le repas se prenne avec plaisir (installation, anticipation, détente corporelle de chacun, etc.)

A tour de rôle avec la maman, nous agissons sur le corps du bébé pour le déshabiller, le peser, l’examiner, le soutenir pendant la piqûre, le consoler, le rhabiller ; dialogue tonique et dialogue des émotions. Bien sûr, nous nous observons l’une l’autre et, parfois, pouvons commenter la manière dont le bébé supporte ces gestes et notre recherche du dérangement minimal qui lui permettra d’accepter et de commencer à coopérer. Mes gestes tenteront de s’accorder à ceux du bébé, les mains glissées sous son dos attendront son signal corporel pour être pris ou déplacé, attentives aux crispations, à la détente ; j’empaumerai son épaule pour la soulever, je placerai mes mains sous ses genoux pour soulever son bassin, évitant de saisir des pieds, ou des mains. Connaissant l’angoisse profonde des bébés de se morceler, j’essaierai de lui permettre de se regrouper plutôt que l’écarteler en tirant sur un membre. A la parole, j’associerai le toucher de manière à ce qu’il anticipe le geste à venir sans en être trop surpris. Je sais que les bébés nous sont très reconnaissants de la manière dont nous les accueillons, sans précipitation, à leur rythme, avec grand respect de leur personne corporelle et donc psychique. Je n’oublie pas non plus que, très vite pour eux, la main de la mère sera la meilleure, car la plus connue, celle du port d’attache, au risque certaines fois de s’identifier à une main qui peut malmener ou négliger.

La maman cherche des réponses à ses inquiétudes principales : « Est-ce que je suis capable d’assurer la survie et la croissance de mon bébé ? », puis : « Est-ce que je suis capable de l’aimer, est-ce qu’il va m’aimer ? » Le plus souvent, elle cherchera auprès des femmes de sa famille cette validation, cet encouragement. Parfois des professionnels fiables pourront tenir ce rôle, ce qui lui permettra de trouver un fonctionnement maternel adéquat.

Cette question de l’amour entre eux est prépondérante dans leur relation. Alors que nous regardions avec intérêt son bébé qui par moments arrêtait le mouvement de sa main à la hauteur de ses yeux, je demandais à une maman si elle l’avait remarqué à la maison. Sa réponse fut immédiate : « Non, je ne regarde pas ses mains, je regarde ses yeux pour voir s’il me sourit » … Cette observation commune et partagée avec émotion a pourtant sans doute permis une plus grande visibilité des compétences du bébé, de son travail en cours pour découvrir sa main, du besoin d’expériences répétées pour bientôt l’utiliser pour toucher intentionnellement, puis saisir, lâcher, lancer.

Développement de l’espace psychique propre du bébé

Avec cette maman, nous avons parlé des conditions nécessaires à ce travail, l’installation confortable sur le dos qui limite les sursauts et qui permet des mouvements amples des membres et la découverte progressive des possibilités de son corps, l’atmosphère calme, notre attitude observante et contenante sans pour autant intervenir, le plaisir des bébés à être contemplés dans leur activité spontanée, qui équivaut à notre plaisir d’adulte à être écouté. Cette différenciation corporelle du bébé et de sa mère, sans nier leurs liens d’amour, rend possible au bébé le développement de son propre espace psychique.

La peau du bébé parle beaucoup de ses émotions, change de couleur, peut être à vif, couverte d’eczéma, parlant de cette difficulté à se séparer, à exister par soi-même, entre être trop proches, accrochés, ou perdus, lointains ; peau, enveloppe de soi, organe d’échange avec l’extérieur, à tisser dès la naissance à l’aide des bons soins de l’adulte et aussi travail personnel du bébé de donner sens à des influx sensoriels, d’expérimenter les limites de son corps au travers d’une motricité libre, début du sentiment d’être soi, corporel et psychique toujours mêlés.

Valoriser les compétences

Notre recherche à trois (ou plus) sera de reconnaître et soutenir les compétences de chacun sans, dans l’immédiat, attendre plus que les capacités actuelles. Par exemple :

Le bébé peut être calme et attentif avec un très petit nombre de personnes connues. Dans un groupe animé, il pleure ou se réfugie dans le sommeil.

La maman peut mettre de côté son inquiétude et être attendrie par son bébé quand une personne à ses côtés porte un regard bienveillant sur lui et sur le duo qu’ils forment. Seule dans les soucis, l’angoisse et son corollaire, la mise à distance, prennent le dessus.

Le médecin peut, au cours de la consultation, ouvrir son espace psychique à la famille ; par son attitude observante soutenir la compréhension de ce bébé. Même si elle est répétée, sa disponibilité ne dure qu’une demi-heure et parfois ne suffit pas pour faire alliance au-delà des logiques différentes, des incompréhensions et des souffrances enfouies.

Parfois d’autres soutiens seront vraiment nécessaires pour soutenir les capacités du bébé à nouer des liens confiants sur lesquels il pourra s’appuyer pour rencontrer sa famille.

Observation partagée, ouverture à l’empathie

Nous, professionnels, exerçons-nous à regarder, à moduler notre voix, à choisir nos paroles, à toucher avec respect, à être prévenants envers ce bébé, envers ces parents, à regarder avec attention le bébé tout en écoutant la mère avec une attention égale, afin de veiller ensemble à l’éclosion de cette vie, de cette personnalité, de cet être dont le corps est l’instrument d’expression, de découverte, de plaisir, de recherche, et aussi de souffrance, de tension, d’incompréhension ; ce corps qui nous guidera pour connaître ce bébé, pour faire alliance avec lui en tenant compte de ses fragilités et de ses compétences. Développons une observation partagée avec les parents et les soignants, qui ne soit pas uniquement outil d’évaluation mais principalement ouverture à l’empathie.

1 Voir : Isabelle Deligne et le Club des bébés, Grandir ensemble parents et tout-petits, Éd. Quart Monde, 1993. Et : Isabelle Deligne,« Une action

2 Centre de recherche et de formation pour les professionnels de la petite enfance, à partir des travaux du Dr Emmi Pikler, pédiatre hongroise « de

3 « L’activité psychique du bébé est contenue dans, et s’exerce au travers de sa sensori-motricité, elle en émane, elle s’en sert et elle agit dessus.

Voir aussi : Coordonné par Miriam David, Le bébé, ses parents, leurs soignants, Éd. Érès, collection Spirale n°5, 1997. Coordonné par Rosella Sandri

4 Intuition de ce qui se passe dans l’autre, sans oublier qu’on est soi-même.

1 Voir : Isabelle Deligne et le Club des bébés, Grandir ensemble parents et tout-petits, Éd. Quart Monde, 1993. Et : Isabelle Deligne, « Une action communautaire en partenariat avec des familles en situation de grande pauvreté » in Bientraitances, mieux traiter familles et professionnels, sous la direction de Marceline Gabel, Frédéric Jésu, Michel Manciaux, Éd. Fleurus psychopédagogie, 2000.

2 Centre de recherche et de formation pour les professionnels de la petite enfance, à partir des travaux du Dr Emmi Pikler, pédiatre hongroise « de famille », puis fondatrice en 1946 de la pouponnière Loczy à Budapest. S’inspirant d’une approche humaniste, des courants d’éducation nouvelle, de la psychanalyse et de la recherche d’un autre modèle de société, E. Pikler va développer sa conception d’un bébé actif et compétent, et d’une pédagogie de la petite enfance. Voir le site www.pikler.fr

3 « L’activité psychique du bébé est contenue dans, et s’exerce au travers de sa sensori-motricité, elle en émane, elle s’en sert et elle agit dessus. Psyché et sensori-motricité sont incluses l’une dans l’autre, étroitement entremêlées, se développent ensemble à petits pas avant de se dégager peu à peu en entités plus distinctes bien que demeurant étroitement inter agissantes et au service l’une de l’autre. », Conférence filmée  L’activité psychique et corporelle, Myriam David, 2004.

Voir aussi : Coordonné par Miriam David, Le bébé, ses parents, leurs soignants, Éd. Érès, collection Spirale n°5, 1997. Coordonné par Rosella Sandri, Le bébé observé, Éd. Érès, collection spirale n°7, 1998. Coordonné par Alberto Konocheckis, avec Miriam David, Quel accueil pour le jeune enfant ?, Éd. Érès, collection Spirale n°25, 2003. Sous la direction de Agnès Szanto-Feder, Loczy : un nouveau paradigme ?, Éd. PUF, Le fil rouge, 2002. Sous la direction de Patrick Mauvais, La parentalité accompagnée, Éd. Érès, collection Mille et un bébés n°67, 2004. Sous la direction de Geneviève Appell et Anna Tardos, Prendre soin d’un jeune enfant, de l’empathie aux soins thérapeutiques, Éd. Érès, 2001.

4 Intuition de ce qui se passe dans l’autre, sans oublier qu’on est soi-même.

Isabelle Deligne

Isabelle Deligne est médecin en PMI (Protection Maternelle et Infantile, consultations préventives de nourrissons) dans un quartier populaire du Val d’Oise, où se côtoient de nombreuses nationalités, médecin en crèche, et formatrice au sein de l’Association Pikler-Loczy-France.

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