Fraternité et Quart Monde

Marc Leclerc

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Marc Leclerc, « Fraternité et Quart Monde », Revue Quart Monde [En ligne], 221 | 2012/1, mis en ligne le 05 novembre 2012, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5292

Exposé présenté à la session Tonalestate 2010, Ponte di Legno (Italie), dont le thème général était la fraternité.

Index de mots-clés

Fraternité, Joseph Wresinski

La fraternité : nostalgie ou réalité ?

L’isolement, parfois mortel, de l’homme contemporain, souvent au milieu de la foule, porte facilement à la nostalgie de la grande famille patriarcale ou à un quelconque substitut de celle-ci, sous la forme d’une « communauté », fermée et protectrice. Les tentatives pour reconstruire des communautés électives - et, dans ce sens, bien différentes justement de la famille patriarcale - comportent des risques non négligeables de dérives sectaires, vers des groupes fermés, exclusifs de l’autre, du différent. Comme Roberto Esposito1 l’a bien analysé, un tel concept fermé est en réalité aux antipodes de l’authentique communitas, au sens étymologique du partage du munus, don, charge ou responsabilité à partager avec les autres membres de la communauté, ouverte donc par définition. La communauté authentique, exactement opposée à l’immunitas - qui, en voulant préserver ne varietur la vie du groupe ou de l’individu, s’oppose en réalité à la vie elle-même - suppose donc vraiment une véritable et authentique « fraternité ».

Conditions pour une fraternité réelle

Une première condition, essentielle pour une fraternité authentique, semble être le souci, le soin du plus faible, du plus fragile. Aux antipodes de tout « darwinisme social », indigne caricature de science ainsi que des théories personnelles de Charles Darwin, ce n’est pas le plus fort, mais au contraire le plus faible qui constitue la garantie d’une vraie humanité, et donc d’une fraternité possible. Le même auteur de On the Origin of Species, dans sa seconde œuvre fondamentale, cette fois consacrée à l’origine évolutive de l’homme, The Descent of Man (1871), reconnaît, du strict point de vue de la biologie évolutive, que le sens moral qui caractérise l’homme et le pousse à protéger les faibles - et dont les évidences paléontologiques se sont ensuite imposées à l’attention des paléoanthropologues, comme nous le rappelle entre autres Fiorenzo Facchini - devient, dans le seul cas de l’espèce humaine, un avantage évolutif important. Que ce fait essentiel ait été noté par Darwin, alors qu’il semblerait contradictoire à un regard superficiel avec l’idée même de sélection naturelle, me paraît tout à fait remarquable, malgré plusieurs autres concepts peu défendables, soutenus dans la même œuvre sur l’origine de l’homme. Le point essentiel est celui-ci : indépendamment de toute conception religieuse ou philosophique, une caractéristique fondamentale de l’homme semble être la protection du plus faible, y compris s’il n’est pas membre de la même famille, du même groupe.

Une deuxième condition pourrait être la reconnaissance d’une ascendance commune, dans l’unique espèce humaine, d’une paternité et/ou d’une maternité communes à tous les frères. Stricto sensu, il n’y a pas de fraternité sans paternité ou maternité, sans la conscience d’être fils du même père, de la même mère. À ce point, je vois une responsabilité particulière des chrétiens et des juifs, seuls à avoir reçu la révélation de Dieu comme Père, fondement de la fraternité universelle.

La fraternité selon le père Joseph Wresinski et les plus pauvres

Le père Joseph Wresinski (1917-1988), fondateur du Mouvement international ATD Quart Monde, en bon interprète de la pensée des plus pauvres, parmi lesquels il est né, a grandi et a toujours travaillé, nous rappelle opportunément que seuls les très pauvres savent le poids de l’exclusion, de la misère, qu’ils refusent de toutes leurs forces ; pour cela, spontanément, ils traitent comme « un frère » le plus méprisé, dont habituellement nous restons à distance, parce que nous en avons peur. Une famille en situation de grande pauvreté, serrée dans une pièce exiguë et peu salubre, ne supportera pas de voir une autre famille à la rue, même si elles se sont disputées peu avant, et se serrera encore plus pour lui faire de la place. Alors qu’en général la peur nous empêche d’accueillir chez nous une seule personne désespérée.

Il nous rappelle de la sorte que la vraie fraternité doit être construite « autour » du plus faible, du plus pauvre, pour que personne ne soit laissé dehors. Ainsi, comme dans une vraie famille, le soin de tous les membres les rassemble autour du plus fragile.

Avec les plus pauvres, le père Joseph nous apprend que, pour combattre la misère, la solidarité ne suffit pas – alors qu’elle pourrait peut-être suffire pour combattre la pauvreté : face à la misère, nous avons besoin de la « fraternité ». En effet la misère, à la différence de la simple pauvreté, touche à l’être même des personnes, des familles qu’elle frappe, comme pour les exclure de notre commune humanité ; le remède doit donc être proportionné au mal : il exige un investissement de l’homme tout entier, qui décide de lier entièrement son destin à celui des plus pauvres - exactement comme on le fait avec ses frères qui courent un risque majeur pour leur vie.

Dans ce sens, le Quart Monde garde le secret de la fraternité, avec la centralité du plus faible2. Ceci est vrai pour les plus pauvres et leurs amis, quelles que soient leurs convictions religieuses, et devrait l’être a fortiori pour les chrétiens qui confessent ensemble « Notre Père »…

La fraternité ouvre à l’espérance

L’individualisme contemporain, en tuant la communauté, porte directement au désespoir - que ce soit celui des bien-portants ou, par contagion, celui des pauvres ; dans cette conception généralement hédoniste, les plus faibles sont simplement abandonnés ou bien confiés aux soins impersonnels et souvent inefficaces de l’État. Pour retrouver l’espérance, il faut au contraire se tourner vers les plus pauvres, non pas d’abord pour les aider, mais pour apprendre d’eux le secret de la fraternité.

Dans sa Vie de Jésus, Georges Bernanos écrivait : « Les pauvres ont le secret de l’espérance ». Geneviève de Gaulle Anthonioz, nièce du Général de Gaulle, a repris cet aphorisme en exergue de son livre, Le secret de l’Espérance3. Après une longue recherche personnelle partagée avec le peuple du Quart Monde, qu’elle a pu connaître grâce à la rencontre avec le père Joseph, Geneviève de Gaulle, en conclusion de sa dernière œuvre, qui constitue son testament, nous révèle le secret qu’elle a appris des plus pauvres : « Le secret de l’espérance, c’est le secret de la fraternité… Il ne faut pas perdre l’espérance. »

1 Communitas. Origine e destino della comunità, Einaudi, 1998 ; Communitas. Origine et  destin de la communauté, PUF, 2000.
2 Cf. Les pauvres sont l’Église, Entretiens avec Gilles Anouil, Le Centurion, 1983 ; Nouvelle édition Le Cerf, 2011.
3 Fayard – Éd. Quart Monde, 2001.
1 Communitas. Origine e destino della comunità, Einaudi, 1998 ; Communitas. Origine et  destin de la communauté, PUF, 2000.
2 Cf. Les pauvres sont l’Église, Entretiens avec Gilles Anouil, Le Centurion, 1983 ; Nouvelle édition Le Cerf, 2011.
3 Fayard – Éd. Quart Monde, 2001.

Marc Leclerc

Belge, docteur en sciences et en philosophie, jésuite, Marc Leclerc a enseigné pendant près de quinze ans la philosophie à l’Université Grégorienne de Rome. Il a rejoint en septembre 2011 le volontariat international ATD Quart Monde.

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