Que dit celui qui se tait ?

Georges de Kerchove

Citer cet article

Référence électronique

Georges de Kerchove, « Que dit celui qui se tait ? », Revue Quart Monde [En ligne], 222 | 2012/2, mis en ligne le 05 novembre 2012, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5370

L’auteur a participé pendant trois années aux différents séminaires organisés sur les cinq continents. Il les a vécus comme autant d’occasions offertes aux plus pauvres de remplir un cahier de doléances. Il attire l’attention sur la nécessité d’écouter le silence avant de le rompre.

Index de mots-clés

Violence, Paix, Parole

Trois ans de préparation, des milliers d’heures de réflexion un peu partout dans le monde et encore plus de pages d’écriture. C’est qu’un colloque de cette ampleur ne s’improvise pas. Il s’était fixé pour objectif de faire remonter au plus haut niveau les souffrances et les aspirations des très pauvres de plusieurs continents. Un peu comme les Cahiers de Doléances qui, en France, avaient acheminé en 1789 vers l’Assemblée les revendications des laissés-pour-compte de l’Ancien Régime, et avaient préfiguré la rédaction de la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

A Barcelone (Espagne), un SDF est brûlé vif par des jeunes qui cherchent à passer du bon temps et, à partir de ce fait divers qui interpelle sur le respect de la vie, le pays découvre qu’il compte quelque trente mille sans-abris alors qu’il y a six millions de logements vides.

A Beyrouth (Liban), on arrête les enfants de la rue considérés comme criminogènes et lorsque leurs parents essayent de les récupérer, on les arrête à leur tour, le tout pour donner aux touristes une image sécurisante.

A l’Île Maurice (Océan Indien), pour construire une digue, les autorités déplacent les habitants d’une bourgade de saisonniers travaillant dans la culture de la canne à sucre. Ils sont relogés ailleurs mais rien n’est prévu pour leur permettre de retrouver un travail de proximité. Les mères qui élèvent seules leurs enfants doivent rentrer à dix-huit heures pour ceux-ci, et perdent leur emploi. De désespoir, l’une d’entre elles s’immole par le feu, une autre se résout à se séparer de ses enfants et les confie à leur grand-mère.

Au Sénégal, même scénario : on déplace les habitants d’un quartier pauvre pour réaliser un projet d’aéroport. L’infrastructure scolaire du nouveau quartier est déficiente et des enfants ne sont plus scolarisés.

En Angleterre, les enfants des familles très pauvres sont habituellement déclarés adoptables. Face à cette situation, une mère témoigne : « Nous avons des émotions, nous avons la possibilité de faire des choix, nous avons une parole. Pourtant on censure les lettres que nous envoyons à nos enfants placés. On nous interdit de dire qu’ils nous manquent et que nous les aimons. Nos pleurs sont perçus comme de la manipulation et notre colère comme de l’agression. »

En Belgique, un homme (cinquante ans) placé en institution alors qu’il était tout enfant, n’a jamais connu sa mère, et sa sœur placée dans une autre famille lui est devenue étrangère.

A Manille (Philippines), les travailleurs domestiques sont littéralement enfermés par leurs patrons qui ne respectent pas la législation. Comme les esclaves de jadis, ils sont obligés de travailler sept jours sur sept, mais n’osent pas déposer plainte de peur d’être congédiés.

Au Guatemala, une mère de six enfants vit la violence au jour le jour. Elle n’a plus de quoi payer le ramassage des poubelles et ses voisins la considèrent comme une mauvaise mère. Un de ses enfants âgé de quinze ans est tué. Sans l’aide d’une association, elle aurait sans doute sombré dans le désespoir. Pour survivre, elle vend des fruits et légumes dans la rue, mais ajoute : « Moi, j’étais une de celles qui disaient : raconter quelque chose de ma vie ? Ce sera pire parce qu’ils vont tous rire …»

Rompre le silence pour bâtir la paix. Oui, certes, mais attention aux raccourcis car avant même de le rompre il y a lieu de respecter le silence de ceux qui n’osent le briser, comme ces domestiques philippins, cette mère guatémaltèque et tant d’autres. Le respecter, c’est d’abord faire silence avec eux et apprendre à l’écouter, puis ensuite par un engagement dans la durée, si le temps de la confiance le permet, s’en faire l’écho pour que leur murmure puisse se muer en un chant puissant de liberté.

Georges de Kerchove

Juriste belge, Georges de Kerchove est membre du Mouvement ATD Quart Monde.

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND