Depuis sa petite enfance, Joseph Wresinski est un homme scandalisé de voir les inégalités sociales, un homme indigné, bien avant que ce terme ait reçu l’onction de la popularité qu’il a aujourd’hui. Mais que fera-t-il dans le camp de Noisy-le-Grand, là où la hiérarchie de l’Église l’envoie à des fins pastorales ? Répondre à cette question c’est aborder de front la question de la morale. Et c’est avec la morale, au niveau des actions qu’il a entreprises, envisager son rapport au sexe et au genre et celui des moyens utilisés pour développer l’égalité citoyenne.
Dès son arrivée dans le camp de Noisy-le-Grand, Joseph Wresinski, prêtre, a mis en évidence « la pauvreté à l’âge de l’opulence »1. Une découverte qui n’en était pas totalement une pour lui-même, mais qui en était une pour l’État, la municipalité, les services sociaux. Il fit bien davantage. Refusant ce qui était traditionnellement admis comme bon pour les pauvres, il ne s’attacha aucunement à conforter les attitudes des paroissiens ou des pouvoirs publics de la région. Pire même, il choisit d’appeler ses concitoyens à changer de regard sur les habitants du camp : « Plutôt que de juger ces familles comme des déviants invétérés ou de les classer comme des malades mentaux incurables, ce qui en vérité n’explique rien, la raison nous pousse à nous demander si nous avons bien compris leur impasse»2 dira-t-il en 1961.
Quelle raison ?
Ces Français « pauvres » du Camp de Noisy-le-Grand étaient considérés comme des personnes indéfendables, doublement. D’abord indéfendables du fait de leur immersion dans une société de progrès et d’opulence dont ils se tenaient à l’écart - on ne savait trop pourquoi - mais aussi, peu recommandables du point de vue de la morale du fait de l’extraordinaire extravagance de leurs comportements « sexuels ». Non seulement ils n’avaient pas un travail bien défini, mais, selon le sociologue Jean Labbens, ils présentaient, au regard des unions qui se formaient en dehors de la loi, une grande différence avec les habitants des cités HLM voisines : « Dans les cités, (ces unions) représentent moins de quinze pour cent des ménages et environ dix-huit pour cent des couples. Au camp de Noisy, le concubinage occupe une place beaucoup plus importante : trente-sept pour cent des ménages et quarante-deux pour cent des couples »3. Sensible au jugement de ses concitoyens, percevant très bien les lignes de clivage entre les pauvres qu’il fallait condamner et ceux qu’il fallait aider, Joseph Wresinski se forgera assez vite une conviction forte. Renonçant aux postures traditionnelles, il s’adressera à ses interlocuteurs de façon à faire comprendre ce qui semblait si étrange. Mais il ne le fera pas en développant une explication s’appuyant sur les concepts de victime et d’oppresseur, ni dans l’action, ni dans la pensée. Mieux même, s’il définit des particularités d’un milieu c’est pour les dépasser immédiatement et non pour s’y complaire. S’il donne des exemples, ce n’est pas pour justifier des actes, c’est pour ancrer « philosophiquement » les fondements de son attitude, en rupture avec les traditions soit des services sociaux soit des paroissiens. Il s’est constamment agi pour lui de voir le ménage sociologique tel qu’il était, tel qu’il fonctionnait, et non tel qu’il aurait dû être. Et il a développé une action à un triple niveau : à la fois mise en évidence de l’état de pauvreté de Français de souche dans la société d’opulence, examen des contraintes subies par les personnes vivant dans une misère effroyable, enfin et surtout, mise en place de structures « alternatives » pour contrecarrer le fatalisme de la misère. Au regard de ces trois priorités il ne fut pas différentialiste mais plutôt universaliste. Chacune des vies qu’il examinera avec soin, chacun des comportements qui lui serviront d’exemple à analyser furent par lui contextualisés, repérés avec un sens et une historicité. Et les structures mises en place furent toujours celles que commandait la nécessité, au plus près des besoins d’ordre « culturel » ! C’est là que nous découvrons chez lui la question du sexe et du genre.
Quelle femme ?
Joseph Wresinski bâtira toute son action autour de ces femmes qui en étaient à leur deuxième, ou troisième union4, n’introduisant jamais dans ses propos la notion de femme légère ni d’homme irresponsable, disant dès 1962 : « La femme est le pivot qui demeure quand la famille est enfoncée dans la misère. Devant une telle misère, seule la femme peut tenir debout. L’homme s’écroule, il abandonne, mais si la femme tient debout, elle sauvera le foyer. Toute ma vie j’ai vu cela. »5. Il comprend que les nombreuses maternités les épuisent. Dès 1962, bien avant le parti communiste et bien avant l’Église, ce prêtre parlera aux volontaires du Mouvement de la contraception qui serait nécessaire : « La société doit aider à la limitation des naissances, mais aussi donner de l’argent aux familles selon leurs besoins et leurs moyens»6, sans intervenir d’ailleurs jamais dans ce registre7. A ces femmes donc, Joseph Wresinski va offrir non seulement la possibilité de laisser leurs gosses au jardin d’enfants pour « qu’elles soient moins fatiguées, qu’elles puissent faire leurs commissions »8, de fréquenter un salon de beauté, de cogérer un lavoir collectif, de travailler au scotch9, d’acheter des habits au vestiaire, mais aussi d’exercer leur citoyenneté et leur dignité en étant membres de son association. Parce qu’il ne les juge pas comme étant des femmes de mauvaise vie, parce qu’il ne les cantonne pas dans un rôle d’épouse, de mère, d’ange du foyer, il peut leur reconnaître le droit de penser à se faire belles, le droit de se reposer, le droit de sortir des tâches ménagères pour aller travailler. Il leur permet ce faisant de se développer, de se réaliser, de s’exercer à un rôle de partenaires. Il n’est pas misérabiliste. Il est tout le contraire. Il n’enferme pas les femmes dans leur milieu. Avant 1968, il introduit dans le camp des références à une société plus égalitaire et plus moderne que celle qui est dehors. Il introduit les préoccupations les plus « pointues » qui émergent dans la société hors du camp. Il a, c’est certain, quelques longueurs d’avance, sur le « beau » (les vitraux de la chapelle), sur « l’estime de soi » (le refus de la soupe populaire) et sur « la participation » (l’association des habitants du bidonville).
Quel homme ?
Lors d’un des premiers colloques qu’il organisera, en 1965, Joseph Wresinski donnera des clefs de sa compréhension du milieu : « Dans les couches les plus pauvres de la population de ces lieux de misère, l’homme vit ses liens conjugaux au jour le jour, sans engagement réel dans l’avenir. Il vit avec une femme une partie de son existence, puis il acceptera qu’elle le quitte ou lui-même la quittera. Il ne reprendra pas nécessairement une autre femme, mais partira peut-être pour un autre genre de vie, celui d’un homme seul, également provisoire. Il ne l’adoptera pas plus définitivement que la situation précédente et un jour on le retrouvera père d’une nouvelle famille précaire»10.
Cet homme acculé à l’errance, avec ou sans sa famille d’ailleurs, Joseph Wresinski l’aura affronté à diverses reprises, lors d’événements dans le camp, mais aussi au niveau de ses souvenirs - son père ayant lui aussi quitté femme et enfants.
Ainsi donc la boucle est bouclée, la réalité est là incontournable : « Les familles des zones de misère partagent une culture de l’insécurité […] Dans cette ambiance de l’attente du meilleur et du pire, les familles s’organisent vaille que vaille, car elles doivent prendre des décisions et elles les prennent à leur manière »11. Dans cet « état » de pauvreté, hommes et femmes prennent des décisions qui nous semblent incompréhensibles mais qui sont les seules qu’ils peuvent prendre. Pour Joseph Wresinski, cet « état » - s’il est bien réel - doit pouvoir être transformé, détruit, dépassé.
Quels actes de l’existence ?
Dès le départ Joseph Wresinski a montré comment agir.
Premièrement, agir, c’est reconnaître aux plus pauvres toutes les capacités les plus nobles : « Être un homme c’est [être] une personne qui est reconnue comme ‘personne’ …Et [reconnue] capable de poser les grands actes de la vie. Quels sont les grands actes de l’existence ? C’est penser, c’est croire, c’est aimer, c’est méditer »12. C’est la reconnaissance d’un semblable et non la discrimination par la différence.
Deuxièmement, agir, c’est mettre en œuvre tout ce qui favorise l’émergence de l’être social pour qu’il participe à la vie de la cité en tant que citoyen à part entière : « Car c’est cela, être un homme : être capable non seulement d’élever ses enfants, non seulement de faire vivre sa femme avec dignité, avec le respect du silence qui lui est dû, ce n’est pas non plus seulement d’être un ouvrier au travail. C’est aussi être l’homme social qui participe au partage général, qui a une place dans le partage général, qui a une place partout, dans tout ce qui fonde et entoure sa propre demeure et son propre avoir, à savoir sa commune, son église, son quartier, sa cité »13. C’est la volonté de l’échange, du partage, du compagnonnage, de la participation effective.
C’est au niveau du plus haut degré de considération que Joseph Wresinski a envisagé son rapport à ces hommes et ces femmes et c’est au niveau de l’établissement de la plus grande égalité - par le partage de la vie de la cité - qu’il appelle ses concitoyens. S’appuyant sur la raison, Joseph Wresinski a donné les contours d’actions, qui font de la pleine reconnaissance du droit d’accès de tous aux droits de tous, la condition nécessaire pour la sortie de la misère - même si ce ne sont pas ces termes qui sont employés à l’époque - Pouvait-on être plus universaliste ?