La sécurité humaine, un nouveau regard sur la pauvreté ?

François Fouinat

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François Fouinat, « La sécurité humaine, un nouveau regard sur la pauvreté ? », Revue Quart Monde [Online], 195 | 2005/3, Online since , connection on 11 November 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/544

Deux mots cristallisent les souffrances et les angoisses de l’humanité depuis son origine : la peur et le besoin.

Index de mots-clés

Insécurité, Paix, Violence

Le contenu du concept de sécurité varie selon les points de vue. La perception des dangers qui menacent les individus et les sociétés reflète les conditions objectives et subjectives dans lesquelles ils vivent. Il est néanmoins possible d’en regrouper les éléments sous deux chapitres principaux : la peur et le besoin. Ces deux mots cristallisent les souffrances et les angoisses de l’humanité depuis son origine.

La sécurité, entendue comme le système permettant de vivre en paix dans un endroit donné, a été historiquement considérée comme étant à la fois la prérogative et la responsabilité des Etats. Cependant, l’évolution des menaces, surtout durant les dernières décennies, nous oblige à réexaminer cette assertion. Les menaces contre l’environnement, la prévalence accrue des maladies transmissibles, l’instabilité engendrée par des déplacements massifs de population, le terrorisme et les activités criminelles transfrontalières ainsi que la prolifération des armes de destruction massive se sont ajoutés aux préoccupations préexistantes en matière de sécurité. Les individus, l’argent, les biens, les idées et l’information transitent à grande vitesse, à l’intérieur et au travers des frontières. Aucun Etat ne peut gérer ces nouvelles réalités par les mécanismes traditionnels du contrôle étatique. Etats et sociétés, pour leur sécurité et celle de leurs citoyens, dépendent comme jamais auparavant d’actes ou d’omissions d’autres entités sur lesquelles ils n’exercent aucun contrôle.

Durant cette même période, la situation du monde de l’après-guerre froide est devenue plus complexe. Même si le danger d’une apocalypse nucléaire paraît moins probable, des millions de vies restent exposées à des conflits violents, souvent internes. En même temps, la misère chronique, avec son cortège de “ morts évitables ”, de privations et d’indignités, affecte un cinquième de la population mondiale. Les ravages provoqués par la pauvreté, la maladie et le manque d’éducation dans de larges parties du monde ne sont pas compensés par les avancées de la mondialisation dont les retombées semblent plutôt bénéficier à ceux qui jouissent déjà d’une relative sécurité. Les exigences minimales en matière de besoins de base sont satisfaites en partie seulement par la croissance économique, lorsqu’elle existe.

La Commission sur la sécurité humaine.

C’est sur cette toile de fond que la Commission sur la sécurité humaine, coprésidée par Sadako Ogata et Amartya Sen, accompagnés de dix membres éminents, a engagé une réflexion visant à développer le concept de sécurité humaine, à promouvoir sa compréhension et à proposer des réponses concrètes pour lutter contre les menaces les plus immédiates et les plus pernicieuses1.

La Commission considère la sécurité humaine en termes de libération de la peur et du besoin et aspire à protéger le noyau vital de toute vie humaine, d’une manière qui permet l’exercice des libertés et facilite l’épanouissement. Son attention se concentre sur les gens, considérés à la fois comme individus et communautés. Elle prête une égale attention aux menaces dérivant des conflits comme à celles provenant de la pauvreté et du sous-développement, soulignant que la combinaison de la guerre et de la misère, si souvent associées, représente le plus grand danger en termes de sécurité. Pour atteindre les buts proposés, la Commission suggère une approche fondée sur la protection et l’habilitation.

La protection se réfère aux normes, aux institutions et aux procédures nécessaires pour prévenir les violations massives de droits humains ou atténuer les menaces à l’intégrité physique des victimes en cas de conflit. Elle est aussi nécessaire dans les situations de privation et d’extrême pauvreté. L’habilitation, de l’autre côté, équipe les individus pour faire face aux menaces et leur permet de développer leurs potentialités. Cela requiert donc un mélange de mesures “ top down ”, incluant l’existence d’un système de droit, d’institutions responsables et de mesures sociales d’aide aux plus démunis, en même temps qu’une approche “ bottom up ” nécessitant la mise en œuvre de processus démocratiques dans lesquels les individus et les groupes deviennent les acteurs de leur propre développement. Ce cadre protection/habilitation n’est pas une construction chimérique. On le trouve en fonction dans les Etats démocratiques dotés d’une bonne gouvernance. Il est constitué des trois éléments sur lesquels repose la sécurité humaine : la survie, les moyens d’existence et la dignité.

Quelle est, en somme, la valeur ajoutée par ce concept dans le domaine de la sécurité ?

Dans la perspective de la Commission, il constitue un précieux instrument d’analyse en même temps qu’un outil pour développer des actions concrètes. Sa principale caractéristique est de considérer tous les aspects d’une situation du point de vue des gens qui lui font face, c’est à dire de la traiter dans toutes ses dimensions, gardant à l’esprit la double nécessité de protection et d’habilitation qui requiert en même temps d’assurer la sécurité physique des personnes, de promouvoir les droits humains, de créer des opportunités économiques et de développer l’éducation. Les besoins humains sont multiples et il est nécessaire de tenter de les satisfaire d’une manière compréhensive et intégrée.

En plaçant les individus et les communautés au centre de la réflexion, l’approche de la sécurité humaine contribue qualitativement aux efforts déployés pour réduire la pauvreté, tels que ceux de l’ONU et de la Banque mondiale. Elle repose sur la nécessité de répondre aux besoins humains essentiels tout en mobilisant la capacité des personnes concernées à développer leur potentiel. Elle ajoute une dimension humaine à ces efforts et leur confère une durabilité en reconnaissant la contribution que même les plus pauvres peuvent apporter à leur propre développement et à celui de la communauté dans laquelle ils ou elles vivent. Elle apporte, de plus, un complément à la réflexion sur le développement qui considère souvent la croissance comme le principal moyen de réduction de la pauvreté. Ceci n’est toutefois le cas que lorsque la répartition est équitable et que les revenus sont affectés aux investissements sociaux. La lutte contre la pauvreté ne peut se résumer à la manipulation d’agrégats économiques. L’idée que le développement social entraîne la croissance économique plutôt que de la freiner commence à être acceptée, sans toutefois encore se traduire dans les faits. La sécurité humaine jette un regard nouveau sur la pauvreté et sur la manière de la combattre2. Elle dépend en grande mesure du libre exercice de certaines libertés fondamentales telles que l’accès à une activité économique, à l’éducation et à la santé. Cet accès - qui doit être ouvert à tous, sans considération de niveau de ressources ou de conditions extérieures (pauvreté endémique, crise économique, conflit violent, etc.) – constitue un minimum social sans lequel il n’est pas de sécurité humaine.

Sécurité humaine et protection sociale.

Pour être envisageable, ce minimum social doit s’inscrire dans le cadre des systèmes élaborés pour protéger les individus devant les aléas de la vie. Les approches prennent des aspects différents suivant les politiques adoptées et les ressources disponibles. D’un côté, la sécurité sociale définie comme les mesures publiques et privées prises pour protéger les individus au long de leur vie, de l’autre les “ filets de sécurité ” destinés à pallier temporairement les plus extrêmes privations en cas de crise. D’une part, un système global, de l’autre, des secours d’urgence. Si le premier a démontré son utilité, c’est un système complexe et coûteux, difficile à mettre sur pied dans un contexte de faiblesse institutionnelle et de ressources limitées. Le second, bien qu’il permette de combler certains besoins dans des situations de crise, reste très éloigné des exigences du minimum social en ce qu’il ignore des aspects aussi essentiels que l’éducation. Il est possible de combiner la nécessaire protection de l’intégrité des vies concernées avec une participation des bénéficiaires tenant en compte leurs capacités et de leurs aspirations. Cette stratégie vise à créer une synergie entre les efforts de l’Etat et ceux de la société pour établir un niveau minimum de bien-être, seul susceptible de favoriser le développement économique et la stabilité sociale.

La mise en œuvre du minimum social.

La détermination des standards minimaux dépend naturellement de l’environnement et des ressources disponibles. Si l’approche est correcte, la limitation des ressources n’est pas nécessairement un obstacle à la mise en œuvre de mesures de protection et de promotion sociales, notamment dans les société en développement. Le coût des services sociaux représente seulement une fraction des dépenses publiques et il doit être considéré comme un investissement produisant, à terme, des bénéfices sociaux et économiques appréciables. Mais c’est dans les situations de conflit ou de crise économique grave qu’il s’avère le plus difficile de maintenir les services sociaux essentiels. C’est pour cela qu’il est important de raisonner en termes de prévention des effets les plus néfastes de la pauvreté. La mise en place de structures flexibles, aussi proches que possible des bénéficiaires, utilisant au maximum les ressources de la solidarité communautaire, doit permettre de pallier  l’effondrement des services sociaux centraux, incapables de s’adapter aux conditions exceptionnelles créées par la nouvelle situation. La création de structures de ce type est d’autant plus nécessaire que la société est plus exposée aux crises ou aux conflits.

La mise en œuvre du minimum social ne peut dépendre uniquement de l’Etat et de ses mécanismes. Elle doit être basée sur l’inclusion et la participation active des communautés concernées qui sont les plus à même de déterminer leurs besoins. Le rôle des institutions politiques et sociales ainsi que celui des organisations non gouvernementales et celui du secteur privé sont déterminants à tous les stades de la mise en œuvre. Le minimum social répond aux paramètres suivants :

L’action doit se concentrer sur trois thèmes principaux : l’accès aux activités productives, la santé et l’éducation. Le degré et la nature des interventions dépendent du consensus social sur les priorités et des ressources disponibles.

Elle doit répondre aux attentes des secteurs les plus vulnérables de la société, être flexible et prendre en compte l’aspect multidimensionnel de leurs besoins.

Elle doit résulter des efforts concertés des divers acteurs, dans un système de responsabilités partagées basé sur la subsidiarité entre les individus, la communauté représentée par les organisations de la société civile et le secteur privé, et le gouvernement, avec pour but l’utilisation optimale des capacités et des ressources à chaque niveau.

Elle doit permettre aux pauvres de faire valoir leurs droits et de mettre en œuvre leurs capacités, en évitant de promouvoir une culture de dépendance.

Le grand défi du XXIème siècle.

Dans son rapport au secrétaire général de l’ONU, le Panel sur les menaces, les défis et le changement3 identifie la pauvreté et les maladies infectieuses comme une menace à la sécurité collective au même titre que les guerres, les armes de destruction massive et le terrorisme. Les violations massives des droits humains, la misère et la maladie tuent bien davantage aujourd’hui que les guerres. L’extrême pauvreté marche la main dans la main avec la discrimination, les conflits et les déplacements forcés, qui mettent en cause la survie même de larges populations. Il est impératif d’incorporer le respect des droits humains et de standards de vie minimum dans les efforts déployés pour promouvoir la paix et la sécurité. La sécurité humaine est le complément nécessaire de la sécurité des Etats et la seule approche qui réconcilie leurs intérêts légitimes et les aspirations de leurs peuples. Avec l’adoption d’une politique différente prenant en compte une approche intégrant pauvreté et conflit comme les menaces les plus spécifiques contre la paix, les Nations unies et la communauté internationale dans son ensemble se placeraient dans une meilleure position pour mettre en œuvre leur engagement de prévenir les conflits violents. Si l’on ne s’attache pas à traiter des causes profondes, le cercle vicieux de la violence et de la misère est appelé à se perpétuer. La seule manière sensée d’assurer la sécurité pour tous est de promouvoir les droits de l’homme, un développement économique équitable, l’éducation et la santé. Ce sont les éléments constitutifs de la paix et de la sécurité. Aucune nation ne peut être en sécurité avec une population qui vit dans l’insécurité.

Quand bien même l’avènement de la sécurité humaine partout et pour tous relève encore de l’utopie, les enjeux sont tels que l’on ne peut en différer la mise en route. Il existe déjà un certain nombre de gouvernements, d’institutions et d’individus qui ont, par des voies différentes, atteint la même conclusion. Le défi est de taille, mais l’enjeu est crucial. Est-il possible de mettre une partie des immenses ressources et des moyens techniques considérables dont nous disposons pour y répondre ? Cette approche nouvelle de la sécurité demande que les gouvernements et la communauté internationale dans son ensemble effectuent une révision des priorités, des politiques et des ressources. Bien que le rôle des organisations internationales et des gouvernements soit essentiel, notamment dans la mobilisation des ressources tant institutionnelles que financières, rien ne peut être accompli sans l’engagement massif des organisations qui constituent la société civile.

Entreprendre de libérer les gens de la peur et du besoin est à la fois l’entreprise la plus noble mais aussi la plus difficile. La promotion de la sécurité humaine, qui embrasse ces deux aspects qui conditionnent la vie des êtres humains, est un objectif éminemment ambitieux, mais à la hauteur des besoins et des aspirations du siècle dans lequel nous venons d’entrer.

1 La Sécurité humaine, maintenant, Commission sur la sécurité humaine, Presses de Sciences-po, Paris, 2003.
2 Le Défi de la pauvreté extrême, Bronislaw Geremek, La Sécurité humaine, maintenant, Presses de Sciences-po, Paris, 2003.
3 Un monde plus sûr : notre responsabilité partagée, Nations unies, novembre 2004.
1 La Sécurité humaine, maintenant, Commission sur la sécurité humaine, Presses de Sciences-po, Paris, 2003.
2 Le Défi de la pauvreté extrême, Bronislaw Geremek, La Sécurité humaine, maintenant, Presses de Sciences-po, Paris, 2003.
3 Un monde plus sûr : notre responsabilité partagée, Nations unies, novembre 2004.

François Fouinat

Directeur exécutif de la Commission de la sécurité humaine (2002/2003). A la suite des travaux de celle-ci, est né un Comité consultatif de la sécurité humaine auprès des Nations unies. François Fouinat en est aujourd’hui consultant.

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