Le dur chemin du droit en assistance éducative

Laurence d’Harcourt

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Laurence d’Harcourt, « Le dur chemin du droit en assistance éducative », Revue Quart Monde [En ligne], 224 | 2012/4, mis en ligne le 01 octobre 2013, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/5492

Pourquoi les très pauvres ne sont-ils pas regardés comme sujets de droit mais examinés seulement sous l’angle de nos savoir-faire ?

Juge des enfants, ayant exercé dans plusieurs départements, j’ai accepté de regarder, de me laisser interpeller par ce que vivent les familles en situation de très grande pauvreté confrontées au système de protection de l’enfance. J’ai rencontré des parents, dont beaucoup avaient déjà connu le placement en tant qu’enfant. Tous étaient désireux que cela change et que leurs enfants ne vivent pas cela.

J’ai souvent constaté que leurs efforts n’étaient pas pris en compte et qu’au contraire on leur reprochait de ne pas se saisir des aides qui leur étaient proposées. Peur et méfiance caractérisent les relations entre professionnels et familles de la grande pauvreté qui sont dans l’impossibilité de se comprendre tant leurs logiques de pensée et d’action sont différentes. L’échec des mesures éducatives dont on fait reposer la responsabilité sur les parents seuls va justifier à son tour le placement des enfants, au nom de l’intérêt de l’enfant. Dans les rencontres avec tous ces parents, j’ai compris que le droit était une des clés pour permettre aux parents de prendre leur place de parent, en faire des sujets de droits, des véritables partenaires et non des objets de nos interventions.

Mr et Mme DEMAISON, ayant connu des situations de placement pour eux-mêmes ou dans leur famille, ont grandi marqués par le regard négatif porté sur leur famille d’origine. Leurs deux aînés leur ont été retirés parce que les services ont estimé qu’ils n’avaient pas les compétences pour s’en occuper. Ils étaient de fait débordés. Ils n’ont pu garder leur troisième enfant auprès d’eux qu’à condition de l’amener tous les jours à la crèche et de travailler avec un psychologue. Mais ces « aides » imposées et non construites avec les parents sont vécues dans la méfiance et la crainte. « Ce n’est pas comme ça qu’on peut en tirer bénéfice » a dit Mme DEMAISON. La crèche ne travaille pas avec les parents le « comment faire avec leur enfant ». Elle renvoie cela à l’éducatrice ou au psychologue. Mais Mr et Mme DEMAISON ne pensent pas qu’ils peuvent apprendre auprès de l’éducatrice qui ne vient jamais chez eux et ne voit pas grandir l’enfant. Quant au psychologue, l’enfant est encore plus colérique ou collée à sa mère après les séances. Donc ils n’y vont plus.

L’avocat et le juge

Mr et Mme DEMAISON se sont rendus au rendez-vous chez le juge sans avocat. Pour leurs aînés ils n’avaient pas pris d’avocat, voulant montrer au juge qu’ils étaient capables de se débrouiller tout seuls. Depuis, ils en ont compris l’intérêt mais là, pour cette audience, les convocations ne leur sont pas parvenues et c’est par l’éducatrice qu’ils ont appris le rendez-vous chez le juge trois jours avant. Ils n’ont donc pas eu le temps d’en trouver un. Le juge a prononcé le placement de leur enfant. Ils sont sortis effondrés de l’audience. Ils ont vécu cela comme une trahison car la décision repose sur le rapport de la crèche.

De plus, la décision de placement a été assortie de l’exécution provisoire sans que cela ait été débattu à l’audience. L’urgence de procéder au placement immédiat de l’enfant n’est pas davantage motivée dans la décision. L’avocat qu’ils ont trouvé attaque donc la décision par la voie du référé. L’avocat plaide l’absence de motivation quant à l’urgence de procéder à l’exécution immédiate de cette décision et les conséquences manifestement excessives de la séparation tant pour l’enfant que pour ses parents.

Réponse de la juridiction saisie : « Le placement de l’enfant est limité dans le temps à une année, des droits de visite au besoin médiatisés sont accordés aux parents afin de permettre le maintien des liens affectifs, le jeune âge de l’enfant lui permet une grande adaptation aux modifications de sa vie matérielle. En conséquence les conséquences ne sont pas manifestement excessives ».

Question : un placement n’est-il qu’une modification matérielle dans la vie d’un enfant âgé de deux ans et demi ? Voir ses parents deux heures tous les quinze jours dans un lieu neutre au besoin en présence d’un tiers est-il suffisant pour maintenir un lien affectif ? Comment l’enfant peut-il vivre une telle rupture ? Et ce d’autant plus que pour sa bonne adaptation à son nouveau lieu de vie, on ne permet pas à ses parents de le joindre par téléphone ni de le voir le premier mois ? Où est l’urgence de procéder à une telle rupture ?

A l’avocat s’apprêtant ensuite à plaider devant la Cour d’Appel en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) relative à l’article 8 qui consacre le droit au respect de la vie privée et familiale, ainsi que sur l’article 6-1 relatif au droit à un procès équitable, un de ses confrères, loin de l’encourager, lui rétorquait : « Plaider en droit ne sert à rien, ils ne t’écouteront pas sur ce point ».

L’avocat a plaidé tout ce qui dans ce dossier ne respectait pas le droit à un procès équitable (dépôt des rapports des services éducatifs la veille et le jour même de l’audience du juge pour enfants ne permettant pas à la famille de préparer sa défense ; absence de mention dans le jugement de la voie de recours contre l’exécution provisoire ; impossibilité pour l’avocat d’obtenir la copie du dossier), puis le droit au respect de la vie privée et familiale (un placement ne peut se fonder sur les carences matérielles des parents comme l’absence ou la précarité d’un logement1, il ne suffit pas qu’un enfant soit mieux ailleurs pour justifier un placement, encore faut-il qu’il n’y ait aucune autre mesure moins attentatoire à la vie familiale2). Or la famille était consentante à ce moment-là pour partir dans un centre parental : « Au moins ils verront comment on s’occupe de notre enfant, et si on n’y arrive pas ils pourront nous aider. »

Mais l’avocate est ressortie de l’audience en rapportant : « Les juges voulaient que je retire les conclusions, la greffière ne voulait pas les viser, ils faisaient tout pour me décourager de plaider en droit, me disant qu’il faudrait mettre l’affaire en délibéré, que cela prendrait plus de temps. Seul comptait l’intérêt de l’enfant et le fait que l’enfant ne soit pas dans la norme et ait du retard par rapport aux enfants de son âge. Je me suis battue, j’ai plaidé en fait et en droit, rappelé l’absence du service éducatif depuis neuf mois dans la famille, apporté un autre regard sur la famille mais ils n’ont rien voulu entendre. »

« Normal, me disent des responsables de l’aide sociale à l’enfance rencontrés lors d’une formation, les juges des enfants sont le plus souvent des chambres d’enregistrement, les bras armés des services sociaux. »

L’intérêt de l’enfant et les droits des parents

En 1989, Michel Huyette3, juge des enfants, faisait la liste de tous les non-respects du droit en matière d’assistance éducative tant de la part des juges que des services éducatifs et sur les raisons d’un tel non-respect. Il avançait l’idée selon laquelle « S’il existe une telle indifférence pour les droits des familles, c’est sans doute à un degré ou à un autre que les professionnels ressentent vis à vis d’elles une certaine forme de mépris. Car - ajoutait-il - lorsqu’on respecte véritablement un interlocuteur, il ne vient même pas à l’esprit de ne pas respecter le moindre de ses droits. Le respect de l’autre, le respect de ses droits n’est même pas réfléchi. C’est une évidence permanente, un réflexe constant ».

Dix ans plus tard, dans un article publié au Journal du droit des Jeunes4, il faisait part à quel point depuis dix ans d’exercice il avait été obligé de constater qu’en matière de protection de l’enfance, les droits concrets fondamentaux étaient bafoués, posant à nouveau la question du pourquoi : « Si le droit n’intéresse pas les juges pour enfants et les travailleurs sociaux, n’est-ce pas l’expression de l’idée sous sous-jacente que ‘puisque de toute façon on aide les gens, ce qu’on fait c’est forcément bien’. »

« Nous, on défend les droits de l’enfant tant pis pour les parents » !... Combien de fois n’entend-on pas cela lorsqu’on s’efforce auprès des services ou des juges de faire respecter les droits des parents ! Quand cessera-t-on d’opposer les droits des enfants à celui des parents5 ? Pourquoi cette soif pour les familles très pauvres d’être respectées dans leurs droits6 ?

Un nouvel enfant est attendu chez Mr et Mme DEMAISON. Mme DEMAISON a sollicité une aide à domicile, mais refusé tout au long de sa grossesse de partir en centre maternel car elle a refusé que le père soit mis de côté et que son couple soit mis en péril. « Lui aussi il a besoin d’être soutenu dans sa relation avec son enfant, et je n’ai pas voulu faire un enfant toute seule » a-t-elle dit.

La Cour européenne des droits de l’Homme7dit qu’ « Il faut des raisons des plus impérieuses pour qu’un bébé soit physiquement soustrait aux soins de sa mère contre le gré de celle-ci immédiatement après sa naissance. Car l’expérience montre que lorsque des enfants demeurent pendant une longue période sous la protection des services de l’enfance, un processus est enclenché qui les conduit à une séparation irréversible d’avec leur famille. » L’enfant a été retiré à sa mère le jour même de l’accouchement. Le retrait a été fait sans que la décision de justice soit notifiée à la famille. « On a téléphoné au juge, on n’a pas à le faire » a répondu le service juridique de l’hôpital lorsque la famille a demandé à voir la décision. « Vous verrez avec le juge » a ajouté le service. Il s’agissait en fait d’une ordonnance prise par le Procureur de la République mais rien en droit n’autorise que ces décisions puissent être exécutées sans être notifiées aux parents8. D’autre part, ni l’urgence de prendre une décision sans que les parents soient au préalable entendus, ni le danger n’étaient motivés. Pendant quinze jours les parents vont espérer que leur bébé leur soit rendu mais la décision est maintenue par le juge des enfants qui prend acte à l’audience de l’accord de la mère de partir en centre maternel.

« Je pourrais autoriser la famille à aller tous les jours voir l’enfant à la pouponnière » a dit le juge à l’avocat, « Mais la pouponnière n’aurait pas les moyens de respecter ma décision ». A l’audience, la famille et l’avocat ont entendu que le juge accordait quatre visites par semaine, mais sur la décision il n’y avait plus que trois visites par semaine et la pouponnière n’en accorde que deux. Il n’est fait preuve d’aucune souplesse pour la famille en cas d’empêchement. Plusieurs mois après, l’enfant était toujours en pouponnière. Puis on a dit à la famille qu’il n’était plus question d’un centre maternel car l’enfant allait trop mal et qu’il fallait d’abord qu’une famille d’accueil le restaure. On verrait après !

Que ce soit pour l’un ou l’autre enfant, la justice n’a jamais reconnu cette famille dans ses droits.

Le combat pour le droit en assistance éducative, initié par Michel Huyette il y a plus de vingt ans n’est pas encore gagné. Ce dernier écrivait que : « Le combat pour le droit devrait venir de la collectivité des juges et qu’il serait humiliant que le respect du droit lui soit imposé par des tiers. »

Joseph Wresinski écrit : « Les plus pauvres me sont apparus comme des familles, tout un peuple, auquel il était interdit d’habiter le monde des autres » ; en l’espèce le monde du droit dont celui du droit au respect de sa vie privée et familiale et d’avoir les moyens mis à sa disposition pour y parvenir.

Mr et Mme DEMAISON, quant à eux, sont décidés à aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme pour se faire reconnaître sujets de droit et responsables du devenir de leurs enfants.

1 CEDH, 29 octobre 2006, arrêt WALLOVA & WALLA contre Rép. Tchèque.

2 CEDH, 10 juillet 2002, arrêt KÜTZNER contre Allemagne.

3 A exercé pendant dix ans comme juge des enfants, puis pendant dix autres années dans une chambre des

mineurs de Cour d'Appel. Il est actuellement conseiller à la Cour d'Appel de Toulouse.

4 Revue d'action juridique et sociale n° 181.

5 Pierre Verdier, ancien directeur DASS et maintenant avocat au barreau de Paris. De l'enfant au parent, ce

fut un long chemin, in Revue française de service social, déc. 2011.

6 J. Wresinski, Les plus pauvres révélateurs de l'indivisibilité des droits de l'homme,

7 CEDH, 8 avril 2004, arrêt HASSE contre Allemagne.

8 Michel Huyette, Guide de la protection judiciaire de l'enfant, 4ème éd, 2009.

1 CEDH, 29 octobre 2006, arrêt WALLOVA & WALLA contre Rép. Tchèque.

2 CEDH, 10 juillet 2002, arrêt KÜTZNER contre Allemagne.

3 A exercé pendant dix ans comme juge des enfants, puis pendant dix autres années dans une chambre des

mineurs de Cour d'Appel. Il est actuellement conseiller à la Cour d'Appel de Toulouse.

4 Revue d'action juridique et sociale n° 181.

5 Pierre Verdier, ancien directeur DASS et maintenant avocat au barreau de Paris. De l'enfant au parent, ce

fut un long chemin, in Revue française de service social, déc. 2011.

6 J. Wresinski, Les plus pauvres révélateurs de l'indivisibilité des droits de l'homme,

7 CEDH, 8 avril 2004, arrêt HASSE contre Allemagne.

8 Michel Huyette, Guide de la protection judiciaire de l'enfant, 4ème éd, 2009.

Laurence d’Harcourt

Magistrat ayant exercé dans quatre départements différents comme juge du siège et principalement comme juge des enfants, Laurence d’Harcourt est actuellement détachée par le ministère de la Justice auprès d’ATD Quart Monde.

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