Des regards au restaurant...

Jacqueline Martin

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Jacqueline Martin, « Des regards au restaurant... », Revue Quart Monde [En ligne], 195 | 2005/3, mis en ligne le , consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/552

Quand le théâtre donne à voir la banalité...

L’échange téléphonique avec un militant d’ATD Quart Monde m’invitant à écrire autour du thème “ vivre en sécurité ” a immédiatement éveillé en moi le contraire, à savoir “ les insécurités ” dans lesquelles sont plongés les quatre millions de précaires et de démunis laissés sur le bord de la route. Et me viennent en même temps les images de la scène de théâtre forum que nous allons jouer prochainement à Strasbourg.

Un restaurant libre - service, dans le centre d’une grande agglomération. Plusieurs groupes de clients sont en train de manger... Des restes de nourriture dans des assiettes sur des tables inoccupées... La scène donne à entendre la conversation de deux femmes : elles disent se sentir de plus en plus agressées par la rue, par les pauvres, par les enfants qui traînent... L’une d’elles apprécie son quartier où l’interdiction de mendicité est clairement signifiée à la porte de son immeuble ; sa compagne apprécie les vidéo surveillances, les rondes policières et ne prend plus les bus qui, dit – elle, “ traverse tous les quartiers et nous obligent à côtoyer n’importe qui ”

Un homme entre, couramment appelé “ clochard ”... Il a faim et se met goulûment à manger les restes de repas dans les assiettes délaissées... Une jeune fille assise à une autre table dit à son amoureux :  “ Regarde cet homme, il fait le pique-assiette. Tiens, prends cinq euros et va lui acheter un steak haché avec des frites ” - “ Tu crois qu’il acceptera ! ” - “ Va, je te dis ”. Le jeune homme donne à l’homme qui a faim le plat qu’il vient de lui acheter.

Pendant ce temps, les deux femmes interpellent le couple : “ Mais qu’est-ce que vous faites ? Ce clochard n’a rien à faire ici ! Vigile, intervenez ! ” Le vigile jette dehors le clochard. La jeune fille réplique : “ Mais l’assiette était payée ! ”

Et les deux femmes de surenchérir : “ Ces gens-là, c’est comme les pigeons. Si vous en nourrissez un, tous les autres rappliquent ! ”

A une autre table, un homme seul, silencieux, pique sa crise : “ Je veux manger tranquille. Allez parler ailleurs ! ”

Non à la passivité.

La scène raconte une histoire vraie, vécue par une personne de l’atelier de théâtre que nous animons dans le quartier de la Krutenau, au centre de Strasbourg. Nous la jouerons lors de la fête du quartier.

L’histoire est mise en scène selon les techniques du théâtre de l’Opprimé. Elle est destinée à provoquer un débat constructif avec le public, visant la lutte contre les inégalités sociales, en solidarité avec l’Opprimé qui, ici, prend le visage de la personne qui a faim.

La scène est jouée une première fois pour que chacun en comprenne le sens et les enjeux. Puis elle est rejouée une deuxième fois afin de permettre au public de donner son point de vue : il s’agit de faire évoluer l’histoire vers plus de dignité, de justice, de solidarité. Chacun peut venir prendre sa place et intervenir dans la scène pour s’exercer à l’action transformatrice afin que demain ne soit plus tout à fait comme aujourd’hui.

Lors du forum, le joker, qui est aussi le metteur en scène, dirige le débat entre la scène et la salle avec le souci de le mener le plus loin possible -  en explorant toutes les pistes d’alternatives positives à la situation d’oppression de la scène de départ.

Souvent, les restaurants libre-service permettent au client de se resservir autant qu’il le veut en légumes en tout genre. Cela est représentatif d’une société d’abondance et de gaspillage pour certains et de rejet violent d’une partie grandissante de ses citoyens. L’histoire met en scène un enjeu social majeur et demande au public comment on peut faire pour changer ça, en s’exerçant à agir dans les situations concrètes, au quotidien.

Un bonheur aseptisé.

Actuellement, je lis Globalia de Jean-Christophe Ruffin. C’est la fiction vers laquelle nous allons. Des villes protégées par des coupoles transparentes, la nature domestiquée, jusqu’aux circuits de randonnées. A l’intérieur, la paix : il n’y a plus de guerre car les causes de conflits ont été rejetées à l’extérieur... Le globe transparent protège les citoyens au bonheur aseptisé de tous les pauvres, de tous ceux qui refusent d’entrer dans l’univers de ce bonheur contrôlé par les vidéo-surveillances et services de sécurité en tous genres.

Avec le théâtre-forum, nous invitons le public à chercher collectivement, à partir de situations concrètes qui posent les enjeux sociaux de notre démocratie, à construire un monde dans lequel les droits fondamentaux de l’homme et du citoyen soient vraiment garantis pour tous.

Le théâtre du Potimarron.

Crée en 1983 par Jean-Michel Sicard, comédien et metteur en scène professionnel, formé à l’école de Jean Vilar, ce théâtre “  de service public ” associe professionnels et amateurs pour inventer un théâtre de qualité, en résonance avec les questions de notre temps et en partenariat avec les écoles, les associations, les mairies et avec d’autres artistes. Nouvelle création le 15 octobre prochain, à 20 h30 au Hall des Chars, à la Laiterie, rue du Hohwald à Strasbourg. contact@theatrepotimarron.

Jacqueline Martin

Dans le parcours de vie de Jacqueline Martin, s’entrecroisent la passion de l’étude et des rencontres, la militance, l’enseignement et le théâtre. Elle anime aujourd’hui des ateliers de théâtre de l’Opprimé avec des jeunes et des adultes des quartiers populaires et intervient dans la formation des acteurs sociaux. Elle met en scène des spectacles dans le cadre du théâtre du Potimarron.

CC BY-NC-ND