Les communautés durables ont été définies comme des « endroits où des personnes veulent vivre et travailler ensemble et où les services fournis répondent aux besoins actuels et futurs des habitants, contribuant ainsi à une meilleure qualité de vie au sein de la ville en instaurant une ville sûre, bien construite et bien gérée, offrant des chances d’opportunités égales et un service public de qualité pour tous. »1 Néanmoins les quartiers pauvres ne sont pas considérés comme des communautés durables mais bien plus comme des communautés à problèmes sociaux. Toujours étiquetés par leur mauvaise réputation, ils ne sont attirants ni aux yeux de la société et encore moins aux yeux des promoteurs urbains qui dépeignent ces communautés comme des ghettos dangereux, générant violence, crimes et prostitution. Les femmes sont décrites comme des « Welfare Queen » (reines de l’assistance sociale). Pourtant, lorsque ces mêmes promoteurs ont des projets pour la Ville, ils regardent toujours vers ces quartiers comme lieux d’implantation de leurs projets. Selon leur point de vue, cela permet de démanteler ces quartiers dits infâmes, au nom de la sécurité, et de promouvoir des logements pour les classes ouvrières et moyennes.
Les soutiens informels
Le point de vue des familles vivant dans ces quartiers depuis longtemps est tout autre. Elles reconnaissent qu’il est bien difficile d’y élever leurs enfants avec peu de moyens (manque de ressources, de logements sociaux, de soins de santé de base, de travail, de formation, d’éducation pour les enfants). Mais elles insistent aussi tellement sur l’importance du soutien informel des voisins pour survivre, sur le tissu de solidarité qui s’est bâti entre eux, sur la culture de survie qu’elles peuvent ainsi offrir en héritage à leurs enfants, sur la résistance qu’ils peuvent livrer aux malheurs qui les frappent quotidiennement. Mais de cela, nul ne parle, nul n’en tient compte.
C’est ce qu’ont voulu faire connaître les familles du Quart Monde de La Nouvelle-Orléans dans un ouvrage collectif2 paru l’été dernier. Elles ont ainsi pu donner une nouvelle définition de la communauté durable, au sein de leurs quartiers pauvres. Voici quelques témoignages qui décrivent cette communauté durable qui les a aidées à survivre d’une génération à l’autre. Beaucoup de ces familles n’ont jamais vécu loin de leurs quartiers. Elles ont souvent déménagé mais sont toujours restées proches de leurs communautés.
Un chez soi
George Paschall, 26 ans, relogé à Tucson (Arizona) depuis l’ouragan Katrina3 : « Ce qui était beau dans le quartier, c’était de se réveiller chaque jour et de voir tout le monde. Lutter, oui, mais juste pour voir si on pouvait avoir quelque chose à manger ici ou là... et il y avait toujours quelque chose. Si ce n’était pas chez moi, c’était chez quelqu’un d’autre... Pourquoi tout le monde est resté ensemble lorsque l’Ouragan Katrina nous a frappés ? Mais parce que nous nous connaissions tous et nous comptions les uns sur les autres... Il y avait un peu de violence aussi, ça c’est sûr, mais pour l’essentiel, c’était de l’amour, de l’espoir. Notre quartier, je ne le regarde pas comme si c’était un quartier riche, mais juste un « chez soi », peu importe où nous allons. Et cela, nous ne pourrons jamais l’oublier. Vous pouvez prendre notre quartier, mais vous n’emporterez jamais ce que nous avons acquis de cette communauté. Ce n’était pas seulement un quartier ou une maison, mais notre communauté. Nous nous aimions et nous nous chérissions mutuellement. Vous pouviez avoir besoin d’aide ici, poser une question là... Le quartier venait toujours ensemble, comme une grande famille. C’était de là que venait l’espoir. »4
Barbara Risin, 69 ans, est récemment revenue à La Nouvelle-Orléans après avoir été relogée huit ans à Tucson, dans L’Arizona aussi, avec son fils adoptif : « Ma maison était la maison de tout le monde. La plupart du temps vous n’aviez pas à frapper à la porte, vous n’aviez qu’à entrer. Nous vivions comme une grande famille. Si j’avais quelque chose, vous en aviez aussi. Parfois, un voisin, faute d’argent, ne pouvait plus payer son loyer - Nous lancions alors un appel entre les autres voisins et nous vendions des plats chauds pour récolter de l’argent. Nous appelions cela un souper : moi j’apportais un poulet, l’autre un poisson et nous nous réunissions, nous cuisinions ensemble. Puis nous allions vendre ces repas aux travailleurs, aux débardeurs. L’argent récolté permettait de payer le loyer en question. C’était cela la solidarité vécue dans notre quartier...
Mon mari est mort le 17 janvier 2001. Nous vivions alors sur St-Thomas Street. Cela a été la lutte la plus difficile que je n’ai jamais vécue dans ma vie. Je ne savais pas comment faire. Notre loyer était très élevé et je ne pouvais plus pu payer après la mort de mon mari. J’ai dû alors chercher un autre logement. J’en ai parlé aux gens du quartier. Quelqu’un déménageait en même temps, et cette nuit-là, dès que les meubles de ces gens furent enlevés, le quartier était prêt à emménager la maison pour moi. Ils m’ont aidée à recommencer ma vie. C’est comme ça que nous étions entre voisins. »5
Un quartier où l’on peut élever des enfants
Miss Nette Williams, 67 ans, relogée à Ferriday, (Louisiane) sa ville natale, a vécu quarante ans à La Nouvelle-Orléans, jusqu’à l’arrivée de Katrina : « Dans le quartier, nous avions un petit barbier, le salon de coiffure de M. Eddie. C’était un homme très gentil. Tous les gars passaient chez lui après le travail, juste pour s’asseoir, parler, ou rire. M. Eddie essayait de garder le quartier propre. Il donnait aux enfants quelque sous pour nettoyer leur quartier. Il faisait ça pour aider les enfants à ne pas faire des bêtises dans la rue. Il leur donnait un sac poubelle et leur disait d’aller ramasser les ordures. C’est comme ça qu’il a gardé le quartier propre. Il y avait aussi M. Bobby qui tenait le restaurant, et M. James la laverie ... »6
Mary Dawson, 49 ans, est née et a grandi à La Nouvelle-Orléans. Mais elle habitait à Carson (Mississippi) à l’arrivée de l’ouragan Katrina, avec toute sa famille « J’ai grandi comme jeune fille dans mon quartier, nous étions comme une famille. Nous étions proches les uns des autres. C’est vrai qu’il faut tout un village pour faire grandir un enfant... Ce n’est pas seulement ma mère et mon père qui m’ont élevée ainsi que mes cinq frères et sœurs. Il y avait aussi les voisins, comme Mlle Charlotte, Miss Maddie, M. Freeman, ou des gens qui habitaient jusqu’à deux coins de rue plus loin. »7
Tous ces faits, ces petits gestes mis de l’avant par les familles vivant dans l’extrême pauvreté sembleraient insignifiants aux yeux des promoteurs de développement, mais ce sont pourtant bien ceux-là qui ont soutenu les familles et les soutiennent encore, qui ont forgé une culture de survie au sein de leur communauté.
Cet esprit de solidarité a été anéanti du jour au lendemain lorsque l’ouragan Katrina a détruit 80 % de La Nouvelle-Orléans. Ces familles ont été expulsées de force, à la pointe du fusil tenu par la police. Elles ont quitté leur maison sans argent, sans vêtements, sans moyen de transport, et nulle part où aller. Elles ont perdu du jour au lendemain leur communauté, leur réseau de relations, d’amitié, de soutien. C’est quelque chose qu’elles ne pouvaient revendiquer ou réclamer ni aux assurances, ni à la Ville ou au gouvernement. Tout ce qu’elles avaient tissé durant des années. « Nous avons perdu nos familles, nous avons perdu nos amis, nous avons tout perdu » (Mme Pat Denson, 54 ans).
Après l’ouragan Katrina, l’errance a commencé pour beaucoup d’entre elles. Certaines ont déménagé plus de dix fois d’un lieu de misère à un autre, en essayant de rebâtir leur vie.
Stephen Villavaso, un des directeurs du Plan Unifié pour la reconstruction de La Nouvelle-Orléans, déclarait alors « … que tout résident qui a été déplacé hors de la ville par l’ouragan Katrina devrait avoir la chance de regagner le même quartier et la qualité de vie - ou mieux - dont il/elle jouissait avant la catastrophe d’août 2005. » « C’est l’occasion pour tous de revenir. » C’était le but de son Plan unifié. Et d’ajouter : « Si quelqu’un prend une décision de ne pas revenir, c’est une décision. »8
Mais comment prendre une décision quand, comme le souligne Stacey Smith, 34 ans, et qui a déménagé neuf fois depuis l’ouragan : « En reconstruisant La Nouvelle-Orléans, les autorités qui prennent des décisions n’ont pas pensé aux pauvres gens. La majorité des écoles n’ont pas ré-ouvert et les loyers sont devenus très chers. La vie de certains est bien pire, parce qu’ils avaient l’habitude de vivre en HLM. Mais maintenant ceux-ci ont été démolis. Nous avons tout perdu, nos quartiers ont disparu. Il est difficile de recommencer notre vie. Il est difficile pour les pauvres de se faire entendre. »9
La vie serait différente pour toutes ces familles vivant dans l’extrême pauvreté si les ressources, les techniques et les experts envisageaient de reconnaître leur expertise et de soutenir leurs communautés. Existe-t-il vraiment une volonté politique de soutenir ces communautés en leur fournissant leurs besoins fondamentaux pour vivre pleinement leur vie ? Si l’on revient à la définition du début concernant les communautés durables, en quoi « les services fournis répondent-ils aux besoins actuels et futurs des habitants... » ? Si la politique qui a conduit la « reconstruction » de La Nouvelle-Orléans, reflétait les connaissances et les expériences des résidents locaux, La Nouvelle-Orléans n’aurait pas toutes ces maisons condamnées, la criminalité aurait diminué, les enfants auraient une éducation saine. Tout serait aujourd’hui différent si la planification et la reconstruction de la Ville s’étaient fondées sur l’expertise de ces familles et de leur communauté plutôt que sur leurs faiblesses, leurs souffrances et leurs insuffisances.
La communauté des pauvres doit être considérée comme un atout sur lequel le gouvernement peut s’appuyer en temps de prévention des catastrophes naturelles ou autres qui pourraient se produire à nouveau dans une ville comme La Nouvelle-Orléans.